Une de perdue, deux de trouvées, Tome II

George Boucher de Boucherville, 1874


CHAPITRE XXVIII. CABRERA.

Sir Arthur Gosford, après avoir fait tous les préparatifs nécessaires, n’attendait plus que Lauriot et ses hommes, pour se mettre à la poursuite de Cabrera.

Sir Arthur, de temps en temps, regardait du côté de

la rue Canal, puis reportait, impatienté, ses regards sur sa montre, dont l’aiguille marquait quatre heures. Deux voitures de louage attendaient devant la porte de l’hôtel St. Charles ; Trim était assis auprès du cocher, et Tom s’étendait complaisamment sur les coussins de l’une d’elles, ayant à côté de lui deux carabines, dont l’une, remarquable par sa longueur et l’épaisseur de son canon, était un présent que le capitaine avait fait à Trim.

— Enfin ! les voilà, s’écria Sir Arthur, en prenant

une caisse de pistolets et un superbe fusil à deux

coups qu’il déposa dans le cabriolet à deux places,

qu’il s’était réservé pour lui et Lauriot. En effet

c’était Lauriot qui arrivait, accompagné de huit

hommes de choix, armés de carabines et de pistolets.

— Monter dans ma voiture, M. Lauriot ; placez vos

hommes dans celle-là, et parlons, dit Sir Arthur.

— Allons, vous autres, montez vite ! nous sommes

un peu en retard, nous n’avons pas de temps à perdre, cria Lauriot à ses hommes, tout en prenant son siège à côté de Sir Arthur.

— En route maintenant et fouette cocher.

Le léger cabriolet de Sir Arthur partit au grand

trot de son cheval, tandis que la voiture attelée de quatre vigoureux chevaux qui suivait par derrière, ébranlait le pavé sous le poids de ses roues.

La distance qui sépare la Nouvelle-Orléans de

Carolton fut bientôt franchie.

— Qu’allous-nous faire maintenant, M. Lauriot ? lui

dit Sir Arthur, aussitôt qu’ils eurent renvoyé les

voitures.

— D’abord, nous allons acheter des provisions et

quelques ustensiles, pendant que quelqu’un ira faire préparer une embarcation, et nous traverserons aussitôt que possible.

— C’est bien, M. Lauriot, vous êtes le chef de l’expédition, et nous suivrons tous vos ordres, répondit Sir Arthur. Voici de l’argent pour acheter tout ce qu’il faudra. Je vais aller voir à l’embarcation.

Les emplettes furent bientôt faites, et vingt minutes après, ces douze hommes débarquaient sur la rive opposée du Mississipi. Jusque là, les difficultés n’avaient pas été grandes, mais ici elles commençaient. Ils ignoraient la route que pouvait avoir pris Cabrera, quoique tous fussent d’opinion qu’il était probable qu’il avait gagné les prairies. Il pouvait dans ce cas être passé par le bayou Latreille, qui prenait dans les cyprières, à deux lieues plus bas de l’endroit où ils étaient débarqués ; peut-être par le bayou Goglu ; ou bien avait-il poussé plus haut, pour prendre le bayou Tigyon près de la paroisse St. Bernard. Tous ces bayous sortaient des cyprières, qui se trouvaient

en arrière de la deuxième ou troisième concession

des terres sur le bord du Mississipi. Il était

extrêmement difficile de pouvoir trouver la source

de ces bayous à travers les bois et les cyprières, à moins de connaître parfaitement les sentiers qui y conduisaient. Lauriot connaissait assez bien le chemin qui menait au bayou Goglu, qui se trouvait

presque en face de l’endroit où ils étaient débarqués, mais il ne connaissait pas les autres bayous. Ces trois bayous aboutissaient bien tous à la baie Barataria, mais il était de toute nécessité qu’ils sussent au juste, si Cabrera s’était bien embarqué pour les prairies. Il n’était pas impossible qu’il eut monté jusqu’au bayou Lafourche.

Lauriot, ayant communiqué ces réllexions à Sir

Arthur, appela ses gens pour avoir une consultation. La plupart étaient d’avis de se rendre de suite au bayou Goglu, qui n’était pas plus d’une lieue de là.

— Et toi, Trim, qu’en penses-tu ? lui demanda Sir

Arthur.

—Moué pensé, y étez mieux de diviser nous en deux moqués, moqué pou bayou Latreille, moqué pou bayou Goglu.Moué conné bayou Latreille ;moué savé y avé piroques là, et au bayou Goglu itou.

— C’est bon, je crois que tu as raison, Trim, lui dit Lauriot : tu vas aller au bayou Latreille, et si là tu découvres quelque chose, tu viendras nous chercher, car je ne connais pas ces chemins entre les deux bayous. Si tu ne penses pas que Cabrera soit passé par là, tu viendras nous rejoindre avec les hommes qui vont t’accompagner.

Trim, Tom et quatre hommes partirent pour le

bayou Latreille. Ils portaient tous à leur ceinture

une paire de pistolets, un Bowie Knîfe, et une carahine sur l’épaule. Sir Arthur, Lauriot et les autres prirent le sentier qui conduisait au bayou Goglu.

Le soleil était depuis quelque temps descendu sous

l’horizon, et les ombres de la nuit commençaient à

se répandre sur la campagne. Trim se mit à la tête

de son parti, et le conduisit, en suivant la rive du Mississipi, jusqu’à près d’une lieue plus bas que l’endroit où ils avaient débarqué ; de là il prit à travers les champs et alla droit au grand bois. Quand ils arrivèrent au bois, la nuit était tout à fait tombée, et l’obscurité de la forêt était si profonde, qu’ils avaient de la peine à distinguer à deux pieds en avant. Trim s’arrêta un instant, jeta un coup d’œil rapide sur les différents arbres qui bordaient la lisière de la forêt, et satisfait de son examen, il s’enfonça dans le bois. Il n’y avait ni sentier, ni aucune marque qui semblât pouvoir lui indiquer son chemin ; cependant il marchait avec rapidité, droit en avant, sans dévier à droite ni à gauche ! Tom le

suivait de près, et les autres étaient obligés de courir, pour ne pas s’en éloigner. Ils gardaient tous un profond silence. Après une quarantaine de minutes

de marche dans la forêt, Trim s’arrêta, prit une allumette chimique, et, la frottant contre la manche de son gilet, l’alluma. Il fit un feu de branches sèches qui, en quelques instants, jeta une assez vive lumière sur les arbres d’alentour.

— Que veux-tu faire, Trim ? lui demanda Tom.

— Moué voulé trouvé fourche des sentiers ; lui répondit Trim à demi voix, en lui faisant en même

temps signe de parler moins haut.

Trim, après avoir attentivement examiné le terrain,

prit un tison et, éteignant les restes du feu avec son pied, fit signe aux hommes de le suivre. Il marchait en tenant près de terre le bout allumé de son tison. Chacun suivait en silence, sans trop savoir ce que Trim voulait faire. Ils ne tardèrent pas à arriver à un endroit où le sentier qu’ils avaient suivi depuis quelques instants, s’élargissait tout à coup et se trouvait coupé par un autre sentier à angle droit. Trim avançait lentement, examinant attentivement toutes les empreintes de souliers et de pieds nus, qui se

trouvaient encore fraîches sur la terre humide.

Après s’être assuré qu’aucune trace récente ne gagnait dans le sentier transversal, il fit signe à Tom de se baisser, pour examiner deux traces de bottes, dont l’une était beaucoup plus large que l’autre, venant du nouveau sentier.

— Je vois bien deux traces, mais ce, sont celles de

deux hommes, il n’y a pas le pied d’une fille là, dit Tom.

— Non, pas fille ; mais vois-ti cti pied là ?y l’été pu petit que l’autre, pourquoi l’y été plus enfoncé ?L’y portait qué chose, peut-être mamselle Sara ?

— C’est possible, Trim, mais c’est pas sûr ; qu’allons-nous faire ?

— Nous va allé droite à la cabane du vieux Laté ; son la cabane y l’été sur bord du bayou Latreille.

Ce vieux Laté était un pêcheur qui avait fixé sa

demeure à l’entrée du bayou Latreille. Il avait

toujours quatre à cinq pirogues à l’usage des chasseurs et des jeunes gens qui venaient passer quelques jours en parties de pêche, desquels il était généreusement payé pour l’hospitalité qu’il leur donnait ou pour les pirogues qu’il leur prêtait. Trim savait bien cela, et c’est ce qui lui causait quelques doutes, à l’égard des marques de bottes qu’il avait découvertes ; elles pouvaient être celles de quelques chasseurs ou pêcheurs, qui auraient récemment visité le vieux Laté.

— Nous n’avons pas besoin de tant nous embarrasser

de ces empreintes de pieds, dit Tom ; nous n’avons

qu’à nous informer du vieux Laté, il nous dira s’il a vu passer par ici un homme et une jeune fille.

— Vieux Laté, pas dire rien, reprit Trim ; lui conné comment gardé son langue, quand payé pou pas parlé !

— Eh bien, nous le payerons pour qu’il parle.

— Whist ! continua Trim en clignant un œil, vieux

Laté fin renard. Lui pas disé si Cabrera l’été passé ; non, moi conné trop ben vieux Laté, lui l’été un contrebandier.

— Dans ce cas, en avant et marchons, nous prendrons

d’autres moyens.

Bientôt Trim, qui avait pris le devant et marchait

au pas accéléré, s’arrêta pour donner le temps à ceux qui le suivaient d’approcher.

— Voyez-vous ti c’te lumière à travers le bois ? c’est là été cabane du vieux Laté.

— Voici ce que nous allons faire, dit Tom à voix

basse : Trim et moi nous irons droit à la cabane,

dans laquelle nous entrerons ; vous autres, vous

vous placerez de manière à ne laisser personne sortir de la cabane ou en approcher, sans que vous puissiez examiner leurs mouvements.

— C’est bon ça, continua Trim, surtout faut li veiller à tes pirogues, pou que personne emmené li.Les pirogues li l’été sur bord du bayou, à la porte de la cabane.

Tom et Trim prirent ensemble les devants, marchant

avec précaution pour ne pas faire craquer les

branches sous leurs pieds ; les quatre autres suivaient à une douzaine de pas par derrière. Quand ils débouchèrent du bois, la cabane n’était qu’à un demi-arpent, dans une espèce de défriché ; on pouvait la distinguer à la demi-clarté que répandaient les étoiles, qui brillaient sur un ciel pur et serein.

— Ah ! dit Tom, on peut voir ici au moins ; ce n’est pas comme dans ce maudit bois, où il fallait tâter son chemin pour ne pas se briser la tête sur les arbres.

— Chut ! pas parlé si fort ! il été bon nous voyé par la fenêtre si y avé beaucoup personne, dedans cabane.

Trim regarda quelques instants par la fenêtre, et

après s’être assuré qu’il n’y avait que le vieux Laté et sa femme, tous deux assis auprès d’un bon feu de cheminée, il dit à Tom : « entrons. »

— Bonjour, M. Laté ; bonjour, madame.

— Bonjour, monsieur. Tiens, c’est toi, Trim ! et où vas-tu donc ? Asseyez-vous, monsieur, dit Laté, en présentant un banc à Tom, et montrant à Trim un

quartier de bois au coin de la cheminée.

— Nous allons faire un tour à la chasse, monsieur,

continua Tom ; on dit qu’il y a bien des canards ?

— Mais oui, pas mal.

— Avez-vous eu beaucoup de visites dernièrement ?

Le vieux Laté jeta un coup d’un coup d’œill rapide sur Tom et Trim et répondit avec assurance :

— Non, nous n’avons eu personne depuis une dizaine de jours.

— Mais si fait, ajouta la vieille avec cette indiscrétion si particulière au sexe ; tu oublies ces deux messieurs qui sont venus ce matin, avec cette jeune…

Le vieux Laté lança à sa femme un regard qui

l’arrêta tout court.

La vieille reconnut qu’elle avait fait une bétise, et croyant la réparer, elle ajouta :

— Ah ! c’est vrai, c’était la semaine passée !

Tom regarda Trim, qui lui fit un clin-d’œil.

— Mais, s’il n’est venu personne depuis plusieurs

jours, continua Tom, comment se fait-il qu’il y ait

tout près de la cabane, des marques de bottes encore fraîches ?

— De bottes ?

— Oui, de bottes ! Il y en avait deux bien distinctes, l’une plus petite que l’autre.

— Vous me surprenez, répondit le vieux Laté avec

une indifférence assez bien jouée ; il faudrait qu’il fût venu quelqu’un pendant que nous étions allé à la pêche, ma femme et moi ; car je vous assure que je n’ai pas vu une âme depuis plus d’une semaine.

— Quand donc êtes-vous revenu de la pêche ?

— Ce soir tout tard. À propos, vous me faites

penser à aller chercher le poisson, que j’ai laissé dans la pirogue ; excusez-moi un instant.

En disant ces mots, le vieux Laté se leva pour

sortir. Trim tisonna le feu dans la cheminée, et y

jeta quelques branches sèches. Trim, qui soupçonnait quelque chose dans la sortie du vieux Laté, le suivit presqu’aussitôt qu’il fut hors de la cabane. Il remarqua qu’il avait pris un bout de planche, qu’il traînait après lui. L’idée vint à Trim que le vieux cherchait à effacer quelque chose, à la manière particulière dont il dirigeait la planche, et rentrant aussitôt dans la cabane, il en ressortit avec un tison allumé. En deux pas il fut auprès des pirogues ; promenant son tison en l’agitant pour lui faire donner plus de clarté,

il put distinguer l’empreinte toute fraîche encore

d’un petit soulier de femme.

— Ah ! Ah ! M. Laté, dit Tom qui avait suivi Trim,

et qui avait aussi remarqué l’empreinte du petit soulier, à côté de celles dos bottes, voici les mêmes traces que nous avons vues dans le bois, seulement qu’il y a aussi celles d’une femme ou d’une fille ! Pourquoi nous avez vous dit qu’il n’était venu personne ?

— Je vous assure que je n’en ai pas vues ! et ces

traces, je ne les avais pas remarquées.

— Vraiment ! allons, pourquoi faire tant de mystère ? est-ce que par hasard vous auriez intérêt à

cacher leur visite ? Allons donc ! ne dirait-on pas que ce sont des criminels qui se sauvent, plutôt que d’honnêtes personnes qui s’en vont à la chasse ou à la pêche ? Serait-ce même des pirates, ils ne prendraient pas plus de précautions pour se cacher.

Tom, en prononçant ces dernières paroles d’un

ton indifférent, n’en avait pas moins suivi attentivement sur la physionomie du vieux Laté, dont la figure était éclairée par le tison allumé que Trim tenait élevé, l’impression de surprise et d’anxiété qu’elles y causèrent.

— Ma foi, je ne sais ce que vous voulez dire ; croyez-moi si vous voulez, mais je vous jure que je n’ai vu aucun étranger depuis plus d’une semaine ; répondit le vieux Laté avec assez d’aplomb.

— Ne jurez pas, M. Laté, ne jurez pas… Sont-ce là

toutes vos embarcations ? je n’en vois que trois, je croyais que vous en aviez quatre ou cinq.

— Qui vous a dit cela ?

— C’est Trim.

— Oui ! j’en avais quatre cette automne, mais j’en

ai détruit une qui était trop vieille ; vous en voyez encore les restes là, sur la côte.

Trim s’approcha et dit quelques mots à l’oreille de

Tom, et partit en courant, dans la direction du bois, par où ils étaient venus.

Le vieux Laté suivit quelque temps Trim des yeux,

mais ne fit aucune question.

— Vous nous prêterez bien vos embarcations, M.

Laté, continua Tom.

— Impossible !

— Comment, impossible ?

— Elles sont toutes engagées. Elles sont louées à

des messieurs que j’attends demain.

— Mais nous reviendrons demain.

— Impossible, je vous assure. J’en suis vraiment

fâché. Si vous voulez attendre jusqu’après demain

matin, vous pourrez en avoir une.

— Il sera trop tard !

— Trop tard ? et pourquoi ? vous ne pensez pas que

tous les canards partiront demain ?

— Qu’ils partent ou ne partent pas, j’ai besoin de

ces embarcations cette nuit même, vous ne me les

refuserez pas, j’espère ; vous ferez votre prix et je vous payerai.

— Je vous ai dit déjà que c’était impossible.

— Oui dà ! Nous verrons puis élevant la voix

de manière à être entendu par les hommes de police

qui s’étaient couchés à plat ventre dans l’herbe, « je vous dis que j’ai besoin de ces embarcations et qu’il ne faut pas que personne les touche avant moi. »

Le vieux Laté ne répondit rien d’abord, il pensa

en lui-même aux moyens d’empêcher Tom de s’emparer

des embarcations sans user de violence, sentant

d’ailleurs qu’il n’était pas en mesure de résister à Tom, dont la taille annonçait une force non commune. Après quelques instants de réflexion, pendant lesquels il avait arrangé ses plans pour priver Tom de l’usage de ses embarcations, il lui dit avec un ton d’assez bonne humeur :

— Eh ! bien, monsieur, s’il vous en faut absolument

une, nous allons en parler à ma vieille ; et ce qu’elle dira, décidera la question.

— À la bonne heure, M. Laté, j’aime à vous entendre

parler raison comme ça.

— Vous voyez bien que ce n’est pas par mauvaise

volonté. Si vous voulez entrer et fumer une pape

auprès du feu, vous pourrez en parler à ma femme.

Tenez, emportez cette brochetée de dorade, et je vous suis avec le reste.

En ce moment, la marée, qui se faisait sentir jusque là, baissait depuis quelque temps, faisant un courant assez sensible dans le bayou. Tom n’eut pas plutôt tourné le dos pour regagner la cabane, que le vieux Laté poussa à la hâte chacune des embarcations dans le courant, et ne tarda pas à retourner à sa cabane, où il arriva avant que Tom se fut assis auprès d’un bon feu, qui pétillait dans la cheminée.

Quand le vieux Laté entra, sa physionomie dénotait

la satisfaction qu’il éprouvait à la réussite de

son stratagème.

— Tiens, ma femme, dit-il, voilà le poisson ; que

dis-tu si tu nous en faisait cuire quelques-uns, je me sens de l’appétit ; peut-être aussi que monsieur en mangerait ?

— Pas d’objection, répondit Tom.

— À propos, mais où est allé Trim ?

— Oh ! pas loin, au bayou Goglu. Y a-t-il loin d’ici au bayou Goglu ?

— Pas absolument ; à peu près une demie-lieue,

pour celui qui connait le raccourci. Mais qu’est-il

allé faire au bayou Goglu ?

— Chercher mes compagnons ; et si vous n’avez pas d’objection à préparer à souper pour douze personnes, nous serons fort aise de profiler de votre hospitalité.

— Douze ! Mais vous n’allez pas à la chasse, sûrement ?

— Oui, à la chasse ; et à la chasse d’un fameux canard encore !

Le vieux Laté et la vieille échangèrent un regard

rapide.

Pendant que le souper se préparait, Tom fumait

tranquillement sa pipe, certain que les embarcations étaient en sûreté sous la surveillance de ses hommes ; tandis que de son côté le vieux Laté n’était pas moins sûr que le courant en prendrait soin. Ainsi tous deux restèrent à fumer près de la cheminée.

Trim ne fut pas longtemps à se rendre au bayou

Goglu, où Sir Arthur attendait, avec ses hommes de

police, qu’il vint les rejoindre. Ils n’avaient rien vu, à l’exception d’une vieille cabane en ruine, que son propriétaire avait abandonnée depuis longtemps. Trim leur eut bientôt appris le résultat de la visite au bayou Latreille, vers lequel ils se mirent tous en route à la suite du nègre, qui leur servit de guide.

En arrivant au bayou Latreille, Trim ayant remarqué

à Lauriot que les hommes, stationnés autour de

la cabane du vieux Laté, étaient encore à leur poste, et entendant la voix de Tom qui chantait une chanson de matelot, ils marchèrent tout droit à la porte et entrèrent sans plus de cérémonie.

— Bonjour le maître et la maîtresse, dit Lauriot, en déposant sa carabine dans un coin auprès de celle de Tom et de Trim ; ce qu’imitèrent ceux qui le suivaient. Ah ! M. Tom, je vois que vous nous avez fait préparer un bon souper ; ce n’est pas à dédaigner, surtout quand on n’a pas mangé depuis midi. À propos, quelles nouvelles depuis que Trim vous a quitté ?

— Ma foi rien, si ce n’est que M. Laté a consenti,

après bien des difficultés, à nous laisser avoir ses embarcations.

— Trim nous a dit que vous aviez découvert une empreinte de soulier de femme, continua Lauriot ;

n’aimeriez-vous pas à l’examiner, Sir Arthur ?

— Oui ! oui ! allons voir.

— Allons, Trim, viens nous éclairer.

Le vieux Laté, qui craignait que le courant n’eut

peut-être pas encore entraîné les pirogues assez loin, s’écria :

— À table, à table, messieurs, pendant que c’est

chaud ! et où sont donc les autres, vous disiez que

vous seriez douze ?

— Ils sont à la porte, dit Tom, je vais les appeler.

Tom appela les hommes et ils entrèrent tous pour

prendre leur souper.

La vieille profita de l’instant de confusion, que

l’entrée des nouveaux venus causa dans la cabane

pour s’esquiver.

— Où allez-vous donc, messieurs, si ce n’est pas

indiscret ? dit le père Laté ; vous n’allez sûrement pas à la chasse aux canards avec des carabines ; car, je vois que vous en avez tous des carabines !

— Cela vous intéresse-t-il beaucoup, père ? répondit Lauriot, en fixant sur lui ses yeux perçants. Tenez, ne faites pas l’ignorant, vous le savez aussi bien que nous.

— Moi !

— Oui, vous !

— Je vous persuade…

— Vous ne nous persuaderez pas. Vous en savez

plus long que vous ne jugez à propos d’en dire. Il y a des pistes tout autour de votre cabane et vous ne les avez pas vues ; elles sont toutes fraîches et vous avez voulu les effacer de devant votre porte ; votre femme a dit qu’il était venu deux hommes et une fille ce matin ; vous lui avez fait les gros yeux, et s’apercevant qu’elle avait fait une bêtise, elle a voulu la réparer par une plus grosse encore. Et cette jeune fille a aussi laissé l’empreinte de son soulier auprès de l’embarcation ; celle-là aussi, vous eussiez bien voulu l’effacer, mais vous n’en avez pas eu le temps. Tenez, père, soyez franc, dites-nous les choses telles qu’elles sont, si vous ne voulez pas vous faire une vilaine affaire.

— Comment ! une vilaine affaire !

— Oui, une vilaine affaire ! Ecoutez : ces deux

hommes qui sont venus ce matin sont deux criminels,

et la jeune fille est la victime de leur plus criminel enlèvement ! Comprenez-vous maintenant ?

Savez-vous que si vous persistez à cacher leur fuite, nous croirons que vous êtes leur complice ; tandis qu’au contraire si vous nous dites la vérité, nous croirons tout naturellement que vous avez été payé pour ne rien dire et que vous l’avez promis, sans savoir qui ils étaient. Entendez-vous ?

Le vieux Laté se sentit dans une mauvaise passe, et il crut qu’il valait mieux pour lui d’avouer, croyant Cabrera hors de danger, que de nier et de

passer pour complice.

— Eh ! bien, dit-il, avec une répugnance marquée,

c’est vrai : il est venu ce matin deux messieurs et

une jeune femme, qui se sont écartés cette nuit dans le bois. Ils ont acheté une de mes embarcations et m’ont fait promettre de ne pas dire qu’ils étaient venus. Mais je vous assure que je ne savais pas qui ils étaient ; je ne le leur ai pas demandé, car ce n’était pas de mes affaires.

— Comment était habillée la jeune fille ?

— Je ne sais pas si c’était une fille ou une femme,

mais elle avait une robe à raies bleus, un chapeau

de paille, avec un voile vert.

— C’est ma fille ! ma Sara ! s’écria Sir Arthur.

Partons, M. Lauriot.

— À quelle heure sont ils partis ? continua Lauriot.

— Vers le lever du soleil.

— Quelle espèce d’embarcation ont-ils pris ?

— Mon grand canot, car je n’avais à la côte que ce

canot et mon grand esquif.

— Partons ! partons ! répéta Sir Arthur. Ils ont

bien de l’avance sur nous…

— Mangeons d’abord comme il faut, Sir Arthur ;

car nous aurons à faire route toute la nuit et une

partie de la journée demain, sans manger.

Le reste du repas fut pris en silence ; chacun

sentant l’importance de l’avis de Lauriot.

Quand ils eurent pris un bon sepas, Lauriot leur

dit :

— Maintenant, mes amis, chargez vos carabines ;

mais ayez soin de ne pas mettre de capsules, en cas

d’accident.

Pendant que ces hommes chargeaient avec précaution

leurs armes à feu, Totn, qui était sorti pour

examiner les embarcations, rentra tout effaré en

criant : « Les pirogues sont disparues ! »

— Malédiction ! Si vous ne nous dites pas où elles

sont, s’écria Lauriot en saisissant le vieux Laté au collet, je vous mène en prison comme complice de

ceux que nous poursuivons.

— Où est la vieille ? où est la vieille ? crièrent

plusieurs voix à la fois.

— Oui, c’est elle, la vieille maudite, qui a enlevé

les embarcations ! s’écria Tom ; je l’ai vue sortir de la cabane, au moment où nous nous mettions à

table.

— Holà ! mes gens, apportez-moi une corde, une

ceinture, quelque chose, pour que j’attache cet

homme, pendant que nous allons aller à la recherche

des pirogues.

Trim avait couru au bayou et ayant trempé sa main

dans l’eau du bayou pour s’assurer de la direction du courant, rentra bientôt dans la cabane. Sir Arthur, qui l’avait observé, lui demanda ce qu’il pensait qu’il y eut de mieux à faire :

— Voici ce que moué penser ; la marée y li baissé, courant très fort, moué croyé piroques gagné par en bas.

Moué sûr le vieille femme pas capable pou mené li contre courant ; si vieille femme emmené li, l’été par en bas.Il été bon préné torches allumées et couri le long du bayou, peut-être nous trouvé li.

— Voici ce que vous allez faire, mes gens, cria

Lauriot après avoir écouté le rapport de Trim ;

armez vos carabines et tirez à fleur d’eau dans la

direction du courant ; tirez aussi à travers les joncs le long du bord de l’eau, à demie hauteur d’homme.

Tom et Trim allumèrent à la cheminée deux paquets de lattes de cyprès, et ils s’élancèrent dans

la direction du bas du bayou, en agitant leurs torches, qui répandaient une grande lueur sur les eaux et au dessus des joncs. Au même instant la décharge de sept à huit carabines, vint assurer le vieux Laté que les ordres de Lauriot étaient sérieusement mis à exécution. Comme il ne savait pas au juste, où pouvait se trouver sa femme en ce moment, il eut peur qu’elle ne fut atteinte par les balles si elle était allée, comme il avait toute raison de le croire, le long du bayou pour amarrer les pirogues au fond de l’étang, formé par l’un des coudes du bayou, et dans lequel un remou entraînait toujours les pirogues, chaque fois que, par accident ou autrement, elles étaient détachées du rivage. Ces réflexions, jointes à la menace de Lauriot de le faire prisonnier, le déterminèrent

à découvrir où devaient se trouver les embarcations.

Ajoutons ici néanmoins, afin de ne pas laisser le

lecteur sous l’impression que Lauriot aurait voulu

exposer ainsi sans raison la vie de la femme du

vieux Laté, qui pouvait n’être pas coupable de complicité, qu’il avait recommandé tout bas à Sir Arthur, de faire tirer en l’air. Le vieux Laté, qui ignorait cette recommandation, avait véritablement cru que le feu était dirigé de manière à frapper toute personne qui pourrait se trouver soit sur les bords du bayou ou dans quelqu’embarcation sur l’eau ; et il était dans de cruelles transes, s’attendant, après la décharge, à quelque tragique événement.

— Mais vous n’êtes pas sérieux, monsieur, sûrement ! Savez-vous que si vous n’arrêtez pas vos gens,

vous vous exposez à tuer ma femme, qui sera peut-être allé voir si elle ne trouverait pas les embarcations que le courant a peut-être détachées du rivage !

— Comment, vieux coquin, vous dites cela comme

si vous vouliez me faire croire que vous ignoriez

qu’elles fussent ou dussent être mises hors de notre pouvoir ! — Votre empressement à nous faire souper s’explique assez maintenant.

— Véritablement, je ne vous comprends pas, monsieur ; mais, si vous voulez dire à vos gens de ne plus tirer et si vous me relâchez, je vous aiderai à chercher les embarcations.

Lauriot, qui sentait qu’il n’y avait pas à perdre un temps précieux dans une recherche peut-être infructueuse, détacha le vieux Laté, et ayant crié à ses gens de les attendre, il se fit précéder par le pêcheur, qui, après bien des tours et des détours, finit enfin par les mener à l’endroit où les eaux du bayou formaient un assez grand remou avant de se diviser, une partie

pour se jeter dans une espèce de petit lac ou d’étang, et l’autre pour reprendre son cours vers la mer.

— Je ne serais pas surpris, dit-il enfin, que ce

remou aurait entraîné les embarcations dans cet

étang.

— Oui ! oui ! cria Trim, qui tenait toujours sa

torche allumée au-dessus de sa tête, moué voyé piroques là bas et vieille femme itou !

En effet, la vieille, qui savait l’endroit où le courant porterait les embarcations, s’y était rendue et cherchait à les tirer dans les joncs, afin de les cacher aux regards, si les recherches se portaient jusque-là ; mais avant qu’elle eut pu accomplir son dessein, Trim l’avait aperçue.

— Je vous le disais bien, que je n’aurais pas été

surpris que ma vieille serait allé pour les chercher, dit le vieux Laté en affectant un ton et un air satisfaits ; si l’on eut attendu encore quelques minutes, on l’aurait vu arriver à la cabane avec une ou deux des pirogues.

— Vieux canard, lui répondit Lauriot en riant,

vous feriez mieux de ne rien dire, car on ne vous croit pas. Les embarcations sont trouvées, c’est le

principal.

Quelques instants après, Trim et quelques hommes

qui avaient fait le tour de l’étang, arrivaient avec les trois pirogues, au fond desquelles ils avaient trouvé deux avirons. Ils ne furent pas longtemps à attendre Tom, qui revenait de la cabane, portant d’une main le sac aux vivres et de l’autre une dizaine d’avirons, qu’il avait trouvées près d’une talle de framboisiers à quelques pas de la cabane ; il apportait aussi une large bombe pour bouillir l’eau et quelques écuelles de fer blanc.

Lauriot, en voyant tout ce que Tom apportait, ne

put s’empêcher de rire de sa prévoyance, et s’approchant du vieux Laté, il lui dit en lui frappant amicalement sur l’épaule :

— Vous n’avez pas d’objection de nous prêter tout

ça, nous vous rapporterons tout, et nous payerons

par-dessus le marché.

— Emportez, répondit le vieux, emportez, je ne

demande pas de payement.

— À la bonne heure ! C’est parler comme il faut

au moins ça.

— Tenez, dit Sir Arthur en lui mettant un billet de

cinq piastres dans les mains, prenez toujours ceci en attendant.

Deux des pirogues étaient assez grandes pour contenir cinq à six personnes chacune ; la troisième était longue, étroite et très basse des bords, extrêmement légère, ronde par dessous, ce qui la rendait très versante, mais admirablement construite pour la course dans des eaux calmes ; elle aurait pu contenir trois personnes au besoin, quoiqu’il n’y eut que deux sièges.

— Tom, vous allez embarquer avec Trim dans cette petite pirogue, et vous battrez la marche, dit

Lauriot ; et vous, Sir Arthur, préférez-vous embarquer avec moi dans celle-ci, ou bien prendre le commandement de l’autre.

— Je prendrai l’autre.

— Comme vous voudrez.

Aussitôt qu’ils eurent embarqué les provisions et

arrangé les armes, de manière à ce qu’elles ne

fussent pas exposées à être mouillées, Lauriot prit

le gouvernail d’une des pirogues dans laquelle il fit embarquer quatre de ses gens, et les quatre autres se mirent avec Sir Arthur. Tom et Trim attendaient que les autres fussent prêts ; Tom était au gouvernail, et Trim à l’avant.

— Au large ! cria Lauriot.

Les trois embarcations partirent à la fois, Trim

prenant les devants, Lauriot à sa suite et Sir Arthur par derrière.

Ils nagèrent vigoureusement pendant plusieurs

heures, gardant le plus profond silence, sans rien

rencontrer qui put fixer leur attention. Vers les

trois heures du matin ils débouchèrent dans le lac

Barataria. La nuit, sans être très sombre, ne permettait pas néanmoins de distinguer les longues

pointes qui s’avançaient dans le lac, et qu’il s’agissait de couper, afin d’éviter le long circuit des baies. Tom cessa de nager pour donner du temps aux autres embarcations d’arriver, afin de se consulter sur ce qu’il y avait de mieux à faire.

— Qu’est-ce qu’il y a, demanda Lauriot à voix

basse, en arrivant tranquillement près de la pirogue où était Tom ? Avez-vous vu quelque chose ?

— Non, répondit Tom ; mais nous ne savons pas si

nous devons faire le tour des baies ou bien piquer

droit.

— Qu’en pensez-vous, Sir Arthur, ferions-nous

mieux de traverser ou de côtoyer le bord des joncs ?

— Je n’en sais rien, qu’en dis-tu, Trim ?

Trim regarda le ciel quelques instants.

— Moué sé pas ; nuages caché étoiles, pas sûr si vient vent ; si couri le long du bord, beaucoup temps perdu, beaucoup chemin pou rien. Moué pensé pi-être il été mieux pour campé ici, dormi un peu, pis mangé un peu, pou partir au jour.

— Crois-tu que nous aurons du vent demain ?

demanda Lauriot.

— Sé pas, mais cré pas.

— À terre, mes gens ! nous allons toujours fumer

un cigare, et nous reposer quelques instants, dit

Lauriot, en poussant sa pirogue sur une pointe

de sable, que la marée avait laissée à sec. Tout le

monde fut bientôt autour d’un bon feu que Trim

alluma.

— Tu fais trop de feu, Trim, lui dit un des hommes,

ça jettera une trop grande flamme.

— Qué ça fait.Vous chauffé li mieux, y a pas danger pour flamme été voyée ; la pointe caché li.

Après avoir fumé quelque temps, plusieurs se

disposèrent pour dormir ; et Lauriot, après avoir

nommé les hommes qui devaient faire la sentinelle

et se relever d’heure en heure avec ordre de réveiller tout le monde la première lueur de l’aurore, alla se jeter dans une des pirogues pour se livrer au

sommeil, dont il commençait à sentir le besoin.

Le silence de la nuit n’était interrompu que parle

ronflement sonore des dormeurs, entre lesquels se

distinguait principalement le gros Tom qui, étendu

sur le dos les pieds vers le feu, avait été un des

premiers à profiter de l’occasion. De temps en temps on entendait bien le bruit que faisait quelque caïman en plongeant ! parfois, le croassement de quelque wawaron solitaire venait ajouter son puissant accompagnement à l’harmonieuse mélodie des ronfleurs.

Le temps du sommeil s’était écoulé avec rapidité,

et Trim avait été éveillé pour faire sentinelle durant la dernière heure. Il avait commencé par jeter quelque bois sec sur le feu pour l’attiser, afin de réchauffer ses membres que le sommeil et la fraîcheur humide de l’atmosphère avaient engourdis.

Après s’être chauffé quelque temps, il alla se laver la tête et la figure et revint s’asseoir auprès du feu. Il tira de la poche de sa vareuse une vieille pipe culottée et une torquette de tabac de la Virginie. Après avoir haché son tabac avec précaution et l’avoir frotté dans ses mains, il en chargea sa pipe, avec une satisfaction qui se peignait dans son gros œil blanc, qu’il clignait, et sur ses lèvres qui souriaient. Il piqua un

tison avec la pointe de son couteau et alluma sa

pipe, s’enveloppant littéralement dans un nuage de

fumée.

— Ah ! il été bon fumer son petit la pipe, quand il été froid comme à c’t’heure ! dit-il, en tisonnant le feu ; sé pas si l’été plus froid qu’ça au Cana, Cana, Canda, sé pas comment il appelé c’pays y où mon maître y va l’allée, y disé moué y va gelé !sé pas si moué va gelé, mais sé ben moué y va l’allée avec mon piti maître.

Trim, tout en tirant d’immenses bouffées de sa pipe, se préoccupait vivement du voyage que son maître lui avait dit qu’il devait faire au Canada ; et ce qui l’occupait par dessus toute chose c’était de savoir jusqu’à quel point il y faisait froid. Soit que le sujet qui occupait son esprit lui fit vraiment croire qu’il se trouvait actuellement au milieu des glaces, ou que le temps fut réellement assez froid, toujours est-il qu’il était assis presque dans le feu, dans lequel il avait jeté une énorme quantité de bois sec. Le feu devint bientôt si intense que Tom, dont les pieds nus se trouvaient près du brasier, commença à en sentir l’influence. Son ronflement avait cessé, il se

frotta les pieds les uns sur les autres, sans toutefois se réveiller. L’action trop directe de la chaleur sur la plante de ses pieds le réveilla bientôt néanmoins.

— Quelle est cette f… bête, qui veut nous rôtir tout en vie, avec ce feu d’enfer là ? grommela t-il en se mettant sur son séant. Tiens, Trim, c’est toi ! je ne te croyais pas si bête !

— A ti trop chaud ?

— Belle demande ! quand il nous brûle les pieds !

Tu feras bien mieux de faire bouillir l’eau pour le

café, quand on se lèvera ; car je pense qu’il va bientôt faire jour. En attendant, je vais encore continuer mon somme.

Et il alla se coucher un peu plus loin du feu.

Trim ne s’était nullement formalisé de l’apostrophe

de Tom ; au contraire il s’était mis à rire à l’idée que son ami avait eu trop chaud, tandis que lui avait froid. Il mit le canard au feu, et aussitôt que l’eau eut bouilli, il prépara le café dans une espèce de chaudière de ferblanc. Après avoir arrangé les provisions, il crut qu’il était temps de réveiller les gens, s’ils voulaient être prêts à partir au point du jour.

Ils furent bientôt tous sur pieds, et ayant pris un

bon repas et après avoir allumé leurs cigares, ils se rembarquèrent tous dans l’ordre qu’ils avaient suivi la veille.

Le jour était assez avancé pour permettre à Trim

de distinguer les différentes pointes qu’il devait couper, pour éviter les nombreuses dentelures du lac. Ils nagèrent ainsi toute la journée, sans avoir rien rencontré, qui put leur donner aucun indice du passage de Cabrera ; ne s’arrêtant que pour manger à la hâte un peu de provisions et boire le café, cette indispensable liqueur de tout repas à la Louisiane.

À mesure que le soleil baissait dans l’occident,

Lauriot devenait de-plus en plus pensif. Ils avaient déjà marché presqu’un jour et une nuit et il n’y avait pas encore de signes qu’ils approchassent de la baie Barataria, du fond de laquelle il y avait au moins une trentaine de milles avant d’arriver à la Grande Ile, où il était probable que Cabrera s’était rendu. De temps en temps Lauriot secouait la tête, d’un air de désappointement. Trim et Tom gardaient toujours leur distance, à cinq à six arpents en avant,

poursuivant leur route tout droit sans être arrêtés

un seul instant par les nombreux bayous perdus, qui

se croisaient en tous sens. Seulement, quand un

bayou un peu large croisait leur route, Trim, sans

cesser de nager, jetait un coup d’œil rapide sur la

pointe que formait leur embranchement, pour voir s’il n’y apercevrait pas quelques signes de débarquement, puis ayant plongé sa main à l’eau pour mesurer la rapidité du courant et s’assurer de la direction de la plus grande masse d’eau, il se mettait à nager avec une nouvelle vigueur.

Tom ne faisait jamais de question à Trim, tant il

était assuré de sa parfaite connaissance des prairies ; mais Lauriot, qui n’avait pas une confiance aussi grande en Trim, commanda à ses gens de modérer un peu pour donner le temps à la pirogue de Sir Arthur d’arriver.

— Que pensez-vous de Trim, Sir Arthur, lui dit-il

quand son embarcation arriva à côté de la sienne ;

je commence à craindre qu’il n’ait manqué la route.

— Quant à la route, je ne puis rien en dire, mais je ne crois pas que Trim se trompe ; s’il n’était pas sûr, il nous l’aurait dit, et serait arrêté pour vous consulter. D’ailleurs le capitaine de St. Luc m’a dit que je pouvais me reposer entièrement sur Trim pour les prairies.

— C’est bien bon tout ça, répondit Lauriot, mais

regardez le soleil, il n’a pas plus qu’une demie-heure de haut, et nous ne sommes pas encore arrivés à la baie. Savez-vous que de la baie à la Grande Ile il y a près d’une trentaine de milles. Nous ne pouvons pas y arriver avant demain au grand jour.

— Ce serait un grand malheur, sans doute ; car

pour bien faire il aurait fallu arriver de nuit, avant la nuit même s’il eut été possible… Mais regardez donc, il me semble qu’ils ont fait un signal.

Trim en effet agitait son aviron de droite à gauche

au dessus de sa tête, tandis que Tom dirigeait à

grands coups de pagaie sa pirogue, qui bientôt disparut dans les grands joncs qui bordaient le

bayou.

— Vite, vite, Sir Arthur, allez vous cacher de ce

côté-là, tandis que je vais enfoncer ma pirogue dans les joncs de ce côté-ci.

Ils eurent à peine le temps de se mettre à l’abri

des joncs, qu’ils entendirent distinctement le bruit cadencé des rames sur les tolets d’un esquif, qui ne tarda pas à détourner le coude que faisait le bayou, à quelques arpents au-delà de l’endroit où Tom s’était caché. Il y avait cinq personnes dans cet esquif, en chemise de coton blanc, qui chantaient les mots d’une chanson, alors assez en vogue :

Nous n’irons plus ensemble

Voir l’Équateur en feu,

Mexique où le sol tremble.

Et l’Espagne au ciel bleu.

Ils passèrent sans apercevoir la pirogue de Tom ;

quand ils eurent avancé encore deux à trois arpents, Lauriot, qui avait donné à ses gens l’ordre de se tenir prêts, fit signe à Sir Arthur de le suivre, et il poussa droit au devant de l’esquif, qu’ils approchèrent chacun de leur côté. L’œil exercé du chef de police n’eut pas de difficulté à reconnaître à leur costume et à leur physionomio ouverte et joyeuse, que c’était des jeunes gens qui revenaient d’une partie de chasse

et de pêche. Ils avaient tous des fusils de chasse à deux coups, avec leurs poires à poudre et leurs sacs à plomb ; d’ailleurs la quantité de canards et de gibiers de toutes sortes dont leur esquif était rempli, annonçait assez qu’ils revenaient de la chasse et d’une assez heureuse chasse encore, — Holà ! mes amis, cria l’un d’eux, d’un ton jovial, prenez donc garde ; on dirait que vous voulez nous prendre à l’abordage. Est-ce que par hasard nous aurions l’air de pirates d’eau douce ?

— Non, pas tout à fait, messieurs, répondit Lauriot

en riant ; mais nous voudrions savoir si nous avons

encore loin pour arriver à la baie Barataria, et combien de lieues de là à la Grande Ile ?

— La baie ? mais vous l’avez laissée à votre gauche, il y a longtemps. Quant à la Grande Ile vous arrivez ; avancez encore sept à huit arpents, et, quand vous aurez détourné la pointe où vous nous avez vuslà-bas, vous aurez droit devant vous la Grande Ile, à trois milles au large.

— Quoi ! si près, s’écria Lauriot.

— Mais oui ! est-ce que vous ne connaissiez pas la

route ? et où allez-vous donc, si la question n’est pas indiscrète ?

— À la Grande Ile.

— Dans ce cas, adieu, et bonne santé ! nous aimons

mieux que vous y alliez que nous.

— Comment ça ? demanda Sir Arthur.

— Parceque voyez-vous, monsieur, répondit le jeune

homme, il y a là une quinzaine de personnes, dont

la société n’aurait pour nous aucun attrait pour le

quart-d’heure.

— Que voulez-vous dire ? reprit Lauriot.

— Ce qu’on veut dire, c’est qu’ils nous ont tous

l’air de véritables forbans ; armés jusqu’aux dents, et faisant entendre des jurements qui feraient peur au diable lui-même, s’il ne les avait inventés.

— Vous nous surprenez, vraiment ! mais encore qu’est-ce qui vous fait croire que ce sont des forbans ?

— D’abord, voici : Nous étions sur la Grande Ile

nous-mêmes ce matin ; il y avait quatre à cinq de ces hommes campés au bout de l’Ile. Vers deux heures cette après midi, il est arrivé une pirogue, du fond de la haie, dans laquelle il y avait deux hommes et une femme…

— Une jeune fille ? s’écria Sir Arthur.

— Je ne sais, continua le jeune homme, mais toujours est-il qu’elle avait l’air bien triste ! Elle pleurait, et elle refusa absolument de manger.

Mais, pour revenir à nos gens, aussitôt qu’ils furent débarqués et qu’ils eurent échangé des poignées de mains avec ceux qui étaient terre, ceux-ci hissèrent un pavillon blanc, au-dessus de leur cabane. C’était un signal à un navire qui louvoyait dans le large. Peu de temps après, on distingua une chaloupe pleine d’hommes qui venait à terre ; elle était partie du navire, qui ne tarda pas à déferler toutes ses voiles les unes après les autres et à gagner vers la pleine mer. Savez-vous ce qui le faisait déguerpir ainsi ?

— Non, non, répondirent plusieurs à la fois, excités qu’ils étaient tous par le récit du jeune

homme.

— Eh bien ! nous ne le savions pas non plus ; mais

bientôt nous eûmes le mot de l’énigme dans l’apparition subite, au détour de la pointe pelée, d’un cutter américain.

— Un cutter ?

— Oui ! qui se mit de suite à ses trousses ! c’est ce qui nous a décidés à plier bagage, et à partir tambour battant mèche allumée, avant que la chaloupe fut arrivée au rivage.

— Peut-être sont-ils partis maintenant ? demanda

Lauriot.

— Pas encore, nous nous sommes arrêtes justement

au détour du bayou là bas, d’où nous pouvions

les voir sur la pointe de l’île. Vous n’avez qu’à

avancer jusque là et vous les verrez tout à clair.

Quant à nous, nous nous en retournons. Adieu,

messieurs.

— Adieu ! merci, répondirent Sir Arthur et Lauriot

en faisant place à l’esquif, qui continua sa

route.

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CHAPITRE XXIX. LA POURSUITE.

Après l’enlèvement de Miss Sara, Cabrera et Phaneuf s’étaient rendus, au galop de leurs chevaux, jusqu’à Carolton, d’où ils renvoyèrent mener la voiture à la Nouvelle-Orléans. Après avoir traversé le fleuve, ils prirent le sentier du bayou Goglu, où ils espéraient trouver une pirogue ; n’en ayant pas trouvée, ils furent obligés d’y attendre le jour, n’osant se hasarder dans la cyprière, qu’ils ne connaissaient pas assez, durant la nuit.

L’état de Miss Thornbull était vraiment déchirant ;

supplications, pleurs, évanouissements, rien n’avait pu adoucir la féroce détermination du pirate. Le matin, quand ils purent distinguer le sentier qui conduisait du bayou Goglu au bayou Latreille, Cabrera avait pris dans ses bras l’infortunée Sara, et quand ils arrivèrent chez le père Laté il la déposa sur un lit, où il fallut la frotter avec de l’eau de vie pour la rappeler de son évanouissement.

Elle eut beau se jeter à genoux, elle eut beau

pleurer, il fallut qu’elle embarquât dans une des

pirogues, où Cabrera et Phaneuf la conduisirent de

force. — Durant le trajet, elle fit plusieurs tentatives pour se jeter à l’eau ; la surveillance qu’ils eurent à exercer pour l’empêcher d’accomplir son sinistre dessein, retarda beaucoup leur célérité, de manière qu’ils n’arrivèrent à la Grande Ile qu’une couple d’heures avant la rencontre de Lauriot avec les jeunes gens.

Lauriot, ayant communiqué à Tom ce qu’ils venaient

d’apprendre, ils avancèrent avec précaution

jusqu’au coude que faisait le bayou, quelques arpents plus loin ; à cet endroit le bayou s’élargissait subitement, et s’ouvrait en éventail, laissant voir, à trois milles au large, l’Ile sur laquelle étaient rassemblés les pirates. Une talle de mangliers à l’abri desquels ils débarquèrent, les cachait à la vue de ceux qui étaient sur l’ile, tandis qu’ils pouvaient les apercevoir, et veiller surtout les mouvements de la chaloupe, qui était tirée sur le rivage en dehors de la pointe de l’Ile. La pirogue dans laquelle Cabrera et Phaneuf s’étaient rendus, était en dedans de la pointe, du côté de la baie.

Après avoir discuté quelque temps sur ce qu’ils

devaient faire, les opinions se trouvèrent à peu près divisées. Sir Arthur voulait aller les attaquer immédiatement, Tom et une partie de ses gens de police était du même avis. Lauriot était d’opinion qu’il valait mieux attendre la nuit, qui leur permettrait d’approcher de l’ile sans être vus.

Trim, qui s’était traîné sur le ventre à travers les herbes, pour avoir une meilleure vue de ce qui se passait au large, revint bientôt leur annoncer qu’il n’avait pu rien distinguer, et que les navires dont on avait parlé n’étaient pas visibles dans le rayon que ses yeux avaient pu embrasser de l’endroit où il s’était mis pour faire ses observations.

— Que penses-tu que nous devions faire, Trim ? lui

demanda Sir Arthur ; devons nous attendre la nuit

ou aller de suite les attaquer, avant qu’ils ne s’embarquent et ne nous échappent.

— Moué pensé valé mieux attendre la nuit.

— Mais, pour quelles raisons, Trim ?

— Parceque moué croyé li l’été une vingtaine, et nous yin qu’une dizaine !moué pas peur, mais n’aime pas allé faire casser mon la tête comme ça en plein jour pour rien.Moué sûr mouri plusieurs.

— Mais s’ils allaient partir ?

— Pourquoi partir, si voyé pas nous ? ne savé pas y où l’été la frigatte à li, ne savé pas y où cutter ; non, li pas parti si voyez pas nous, mais si voyez nous vini, un, deux, trois, pirogues plein, le monde, alors moué cré ben li poussé chaloupe au large et li partir.

— Tu as raison, Trim, cria Tom en lui donnant

avec force un coup de plat de sa main sur l’épaule ! Tu es un vieux buch ! et moi je vote pour attendre la noirceur.

Les raisons de Trim décidèrent la question et Sir

Arthur, quoique à regret, se résolut à attendre la

nuit. En attendant, ils préparèrent un souper de viandes froides, n’osant pas faire de feu, de crainte que la fumée n’attirât l’attention des pirates. Ils convinrent aussi d’attendre que la plupart se fut livrée au sommeil, afin de les prendre à l’improviste, de se saisir de la jeune fille et de l’enlever avant qu’ils eussent eu le temps de faire aucune résistance organisée, remplissant par là le principal but de l’expédition, sans s’exposer aux dangers d’une défaite.

Ce plan, quoique généralement adopté comme

étant le meilleur, ne satisfaisait pas l’impatience de Sir Arthur, qui voulait tout risquer ou périr, plutôt que de laisser un seul instant de plus Miss Thornbull au pouvoir de ces scélérats.

Quand la nuit fut entièrement tombée, la plus grande obscurité enveloppait la Grande lie.

Sir Arthur et Lauriot conversaient avec animation,

les hommes s’étaient divisés par groupes ; Tom était venu s’asseoir auprès de Trim.

Après un assez long silence, Trim, se tournant vers

Tom, lui dit à demie voix :

— Moué envie d’aller à l’ile pour voyé qué li faisé là-bas.Voulé ti vini ?

— Je ne demande pas mieux, mais il faut prévenir

Lauriot.

— C’est bon ; allons parlé à li.

Ils communiquèrent ce projet à Lauriot et à Sir

Arthur qui l’approuvèrent. Sir Arthur voulait les

accompagner, mais Lauriot, qui craignait quelqu’imprudence de sa part, lui fit observer qu’il valait bien mieux qu’il se tint prêt à se mettre à la tête des gens de sa pirogue, au cas où il serait nécessaire de pousser au large.

Il fut donc convenu que Tom et Trim partiraient

seuls ; qu’ils approcheraient aussi près de l’ile que la prudence le permettrait, et, qu’après avoir observé les mouvements des pirates et s’être assurés de leur force, ils reviendraient immédiatement faire leur rapport.

Les pirates venaient d’allumer un feu sur la pointe

de l’ile, autour duquel ils se chauffaient, en attendant leur souper. Ils avaient formé une espèce

d’écran du côté de la mer, pour empêcher la lumière

d’être aperçue de ce côté, au cas où il plairait au

cutter de venir leur faire une visite. Comme ils

n’avaient aucune inquiétude du côté de l’intérieur,

ils ne s’en étaient pas occupés.

De l’endroit où Lauriot était avec ses gens, il

pouvait apercevoir les pirates quand ils passaient

devant le feu, mais sans pouvoir ni compter leur

nombre, ni distinguer ce qu’ils faisaient à quelque

distance du cercle lumineux.

Après être convenus de différents signaux, afin de

se reconnaître et de se communiquer, Trim regarda

à l’amorce de ses pistolets et s’étant assuré que sa carabine était en ordre, il poussa tranquillement sa pirogue à l’eau et prit son poste à l’avant, déposant avec soin sa carabine auprès de lui, de manière à l’avoir sous sa main. Tom se plaça au gouvernail, et tous les deux partirent pour aller exécuter leur dangereuse mission.

La pirogue, légère et effilée, obéissant à l’impulsion puissante de ces deux vigoureux nageurs, semblait courir sur les eaux, en effleurant à peine la surface. Ils avaient d’abord dirigé leur course en droite ligne sur la flamme que les pirates avaient allumée sur l’ile, de manière que Lauriot et tous ceux qui

étaient restés avec lui pouvaient suivre la pirogue. Quand ils ne furent plus qu’à une certaine distance de l’île, Tom, par un coup d’aviron, dirigea sa course un peu vers l’Est, de manière à se trouver dans l’ombre que formait une touffe d’arbres, afin d’approcher le plus près possible sans danger d’être découverts.

Ils avancèrent ainsi assez près de l’ile pour distinguer parfaitement tous les mouvements de ceux qui étaient autour du feu. Ils pouvaient même les entendre parler. Après avoir examiné attentivement

tout ce qu’il y avait sur la pointe, sans avoir pu distinguer Cabrera, Tom voulait retourner rendre

compte de ce qu’ils avaient vu, lorsque Trim lui fit signe de regarder vers un petit arbre qui se trouvait à une trentaine de pas en deçà du feu, un peu en arrière de l’écran, de manière à se trouver en dehors du rayon de lumière. — Tom suivit des yeux la direction de la main de Trim, et il aperçut un homme qui marchait de long en large, s’arrêtant brusquement devant quelque chose ; puis reprenant sa marche, faisant quelques pas et revenant à la même place. À l’agitation de ses mains, Trim comprit que cet homme parlait à quelqu’un. Quel était cet homme ? à qui parlait-il ? Trim et Tom ne furent pas longtemps sans reconnaître l’homme, car s’étant dirigé vers le feu, sa figure, éclairée en plein par la flamme, ne pouvait tromper l’œil de Trim, qui reconnut Cabrera ; quoique Tom ne pût, de la distance où ils étaient, distinguer aucun de ses traits.

Trim se pencha avec précaution vers Tom et lui dit

tout bas :

— Cabrera !

— Es-tu sûr ? demanda Tom, en s’avançant sur les mains au fond de la pirogue jusqu’auprès de Trim.

— Sûr ! moué croyé mamselle Sara contre c’ti l’arbre.

— Moi aussi. Allons-nous-en maintenant.

Cabrera alluma un cigare, et s’étendit devant le

feu, de manière à tourner le dos à Tom.

— Non, moué envi tiré un coup de carabine dans son la tête Cabrera.

— Ne vas pas !

— Moué sûr tuyé li.

— Ne fais pas un coup pareil ; si tu tuais Cabrera,

peut-être que ces moustres massacreraient mademoiselle Sara !

— Tu lavé raison.

Tout en conversant ainsi, leur pirogue s’était tellement rapprochée de la rive, qu’elle frotta sur le sable, avant qu’ils s’en fussent aperçus, tant ils étaient absorbés par ce qu’ils voyaient sur la pointe. Comme la mer était calme et étale, la pirogue ne fit aucun bruit en touchant le rivage.

— Moué l’avé envi d’aller à terre, dit Trim, pour voyé y où l’été mamselle Sara.

— N’y vas pas, tu te feras prendre.

— Craigni pas ; moué coulé comme serpent dans l’zerbes.

— Prends garde à toi.

— Craigni pas.Si toué voyé moué couri à côté pour vini, toué siflé pour montré où li l’été.

— Oui.

— Pit-être moué revini tout suite, pit-être non.

— Dépêches-toi.

Trim débarqua sans bruit, et se traînant sur le

ventre comme une couleuvre dans les herbes, il

s’avança jusqu’à une dizaine de pieds de l’endroit où il avait remarqué que Cabrera s’arrêtait si souvent, il reconnut Miss Thornbull assise au pied d’un arbre, le dos de son côté. Le cœur de ce pauvre Trim lui battit violemment dans la poitrine ; il aurait voulu pouvoir se faire reconnaître de la jeune fille, dont la tête penchée sur la poitrine annonçait le profond abattement. Comment faire ? Il osait à peine avancer, craignant que le moindre bruit ne l’effrayât ; il avait peur que s’il réussissait à se faire reconnaître la surprise ne lui fit pousser un cri, qui aurait amené sur lui toute la bande des pirates. L’agitation de

Trim était si grande, qu’il était obligé de se mettre la main sur le cœur comme s’il eut pu en modérer les pulsations. Tous ses membres tremblaient sous l’extrême agitation nerveuse qui le dominait. Il était décidé à ne pas partir sans avoir parlé à MissThornbull ; et il resta plus de cinq minutes dans la même position sans remuer ; enfin ayant réussi à surmonter son émotion, il leva encore une fois la tête entre les hautes herbes, et il vit la plupart des pirates dormant autour du feu.

Il eut un instant l’idée d’enlever sans plus de

cérémonie Miss Thornbnll, et de l’emporter ainsi à

la pirogue ; mais ce projet était si dangereux, étant certain que la jeune fille aurait lâché un cri d’effroi en se sentant saisir, qu’il y renonça presqu’aussitôt. Alors il se décida à avancer jusqu’auprès d’elle ; et afin de pouvoir se trouver hors du chemin de Cabrera s’il entendait du bruit, il fit un détour pour s’approcher de la jeune fille. Il se coulait dans l’herbe avec tant d’adresse, qu’on aurait en de la peine à remarquer son ondulation ; ses mouvements étaient si souples et élastiques qu’il s’approcha jusques tout auprès de la jeune fille, sans qu’elle l’eut entendu, tant était grande aussi l’intensité de sa douleur et la

prostration de ses esprits.

Trim la contempla un instant ; puis, lui touchant

légèrement le bras, il lui dit en même temps :

— Ne fésé pas bruit ; moué nègre Trim, mamselle Sara !

Elle ne put réprimer une légère exclamation de

surprise môlêe de frayeur.

Trim lui expliqua en peu de mots la position des

choses, et lui demanda si elle se sentait la force de courir jusqu’à la pirogue. Elle lui répondit qu’elle se sentait si faible, qu’elle craignait de ne pouvoir le faire.

— Alors moué porté li, dit-il.

Et la soulevant dans ses bras nerveux, il partit

comme un trait dans la direction de la pirogue, au

fond de laquelle il déposa la jeune fille, lui recommandant de se coucher ; sans s’occuper du bruit et ne cherchant qu’à se mettre au plus vite, hors de la portée des fusils, Tom et Trim poussèrent au large.

Cabrera qui se levait au moment où Trim arrivait

au canot, fut le premier à les apercevoir ; ceux qui étaient autour du feu, avaient bien entendu les pas du nègre à la course, mais ils n’avaient pu le distinguer dans l’obscurité, qui régnait en dehors du cercle de lumière que projetait leur brasier.

L’impulsion que Tom et Trim avaient donnée à la

pirogue, jointe à la vigueur qu’ils déployèrent, les avaient mis hors de la portée du coup de pistolet que Cabrera déchargea de désespoir. Au même instant

cinq à six coups de mousquets furent tirés par les

pirates, qui n’avaient pas tardé à accourir près de

leur chef.

Cabrera et trois à quatre hommes coururent se

jeter dans la pirogue qui l’avait amené, et commencèrent une chasse acharnée. Trim, tout en nageant de toutes ses forces, n’avait pas perdu Cabrera de vue, et il l’avait reconnu aisément, grâce à la clarté qui régnait à la pointe où il s’embarquait, et put le voir prendre son poste à l’arrière de la pirogue. D’abord Trim craignit que l’embarcation des pirates montée par un plus grand nombre de nageurs, ne gagnât peu à peu la leur ; c’est pourquoi il fit signe à Tom de gagner vers l’enfoncement oriental de la baie, mais il ne tarda pas à s’apercevoir que leur pirogue, au lieu de perdre, gagnait rapidement sur celle des pirates.

Ceux qui étaient restés à terre, n’avaient cessé de

faire feu, tant qu’ils purent entrevoir sur les eaux la légère embarcation, au fond de laquelle était demeurée couchée mademoiselle Thornbull ; mais aussitôt que la pirogue se fut confondue avec les nuages dans la distance et les ombres de la nuit, ils craignirent de tirer, de peur de frapper leurs compagnons.

La raison pour laquelle les pirates ne faisaient pas autant de progrès que Tom et Trim, était que ces derniers étaient plus vigoureux et plus habiles, et en outre que la pirogue des pirates, ne contenant que deux avirons, se trouvait plus chargée et par conséquent plus lourde à manœuvrer. Cabrera s’aperçut bientôt de la différence, il donna l’ordre de tirer. Trim qui suivait de l’œil tous les mouvements de Cabrera, n’eut que le temps de se baisser, mouvement que Tom ne fut pas lent à imiter. Les balles sifflèrent autour de la pirogue, et l’une d’elles vint frapper dans la pine du canot, ; quelques pouces seulement de la tête de Trim.

— Oh ! >cria Trim, nageons avant que li chargé encore !

Et tous deux penchés sur les avirons, qui pliaient

sous leurs efforts, ils firent voler leur pirogue qui semblait glisser sur l’onde salée.

Une nouvelle décharge suivit bientôt la première.

— Encore un coup de cœur, Trim, et nous serons

bientôt hors de leur portée ! as-tu remarqué que les balles sont venues mourir à une dizaine de pieds de nous.

— En avant ! répondit Trim en redoublant d’efforts.

Une troisième décharge ne se fit pas attendre ;

mais cette fois la distance était trop grande pour qu’il y eut aucun danger. Ils nagèrent encore quelques minutes avec la même vigueur ; puis, Trim, s’arrêtant tout à coup, mit son aviron dans la pirogue et dit à Tom de ne plus nager.

— Que veux-tu donc faire ?

— Tiens, dit Trim, en lui montrant la balle qu’il

venait d’extraire de la pince, où elle s’était enfoncée, voyé-ti c’te grosse la balle ?leur fusil pas capable pour porter si loin, mais moué sùr mon la carabine porter bien avec son piti la balle !

— On n’a pas de temps à perdre, nage, nage, Trim.

— Ah ! Tom, un piti coup, moué voulé salé y inque un ; voyé comme li été bon, juste devant la lumière.

Tom, qui connaissait l’adresse de Trim avec sa

carabine, lui dit de tirer. Trim ne se Hfit pas prier, et prenant sa longue carabine, il l’arma d’une capsule ; trempa une allumette dans l’eau et après avoir frotté la mire avec le phosphore humide afin de mieux viser, il épaula lentement ; un instant la carabine demeura immobile, puis la gâchette partit, une langue de feu sortit du canon, un coup soc retentit dans l’espace, et la chute d’un homme qui tombait à la renverse dans l’embarcation des pirates, annonçait la fatale justesse de l’œil du nègre, et la longue portée de sa carabine.

— Oh ! oh ! oli ! oh ! cria Trim de toutes ses forces, li l’en voulé ti encore ?

— Non, non, Trim ; nageons, nageons ; il faut

gagner vers Sir Arthur maintenant. Ils doivent être

inquiets.

Trim mit avec précaution sa carabine à ses côtés,

puis reprenant son aviron, il se prit à siffler, lâchant de temps en temps à haute voix des paroles de défi aux pirates, qui, loin de se rebuter, avaient redoublé d’énergie dans leur poursuite, se servant de la crosse de leurs fusils en guise de pagaie.

— Ne crie donc pas si fort, Trim ! tu vas leur faire connaître au juste l’endroit où nous sommes.

— Tant mieux ! moué voulé aussi faisé conné à M. Police y où nous l’été, et aussi pirates pour que li poursuivé.

— Pourquoi veux-tu qu’ils nous poursuivent ?

— Parceque tout à l’heure M. Police va veni et M. l’Anglais itou ; et nous attrapé tous les pirates.

Trim n’avait pas eu tort, comme nous allons le voir.

Pendant que ce que nous venons de raconter se

passait sur la baie, Lauriot, entendant les coups de fusils et ayant aussi aperçu cinq à six hommes se jeter dans la pirogue, avait tout naturellement conclu, avec Sir Arthur et ses gens, que Tom et Trim avaient été découverts et que les pirates étaient à leurs poursuites. Afin de ne pas laisser Tom et Trim tomber entre les mains de leurs ennemis, il avait donné l’ordre d’embarquer, et il était allé avec tout le monde au devant de Tom ; mais le silence que Tom et Trim gardaient au commencement de leur fuite et la direction qu’ils avaient d’abord suivie, avait mis lauriot et Sir Arthur dans une cruelle inquiétude, craignant qu’ils eussent été tués tous deux par les

trois déchargea qu’avaient faites Cabrera et les siens. Ce ne fut qu’après que Trim eut tiré son coup si fatalement juste, que Lauriot put reconnaître l’endroit où Tom devait se trouver. Il avait aussi vu tomber l’homme dans la pirogue des pirates. Le bruit que fit Trim et les cris de défi et de triomphe qu’il poussait, ne lui laissèrent plus de doute que tout allait bien de ce côté. Quand il eut constaté l’état des choses, il avança doucement au devant des pirates, ayant soin autant que possible de s’écarter du cercle de lumière que la flamme imprudemment allumée par les pirates, formait au loin sur la baie.

Les pirates, qui ne se doutaient nullement de nouveaux ennemis qui avançaient tranquillement sur

eux dans une direction opposée, entendant les cris de Trim, firent feu de tous leurs mousquets. Cette fois les balles vinrent ricocher à quelque distance seulement de la pirogue.

— Je te disais bien, Trim, que l’on perdrait du

temps, si tu tirais ! vois-tu, ils commencent à gagner.

— Houza ! cria Trim sans écouter Tom.

Au même instant Lauriot donna ordre de faire feu,

et la détonation d’une douzaine de carabines d’un

côté où ils ne soupçonnaient aucun danger, arrêta

tout court les pirates dans leur poursuite ; quoiqu’aucun n’eut été atteint.

Tom et Trim répondirent par un cri de triomphe et de défi. Les pirates, après s’être consultés un

instant, virèrent de bord dans la direction de l’ile. Trim ne perdit pas de temps et chargeant sa carabine, il la mit une seconde fois en joue et tira, en disant « Calera, » Trim avait visé juste, et Cabrera qui, étant à l’arrière de la pirogue, était exposé au feu de Trim, tomba.

Bientôt Lauriot distingua la voix de Trim qui leur

criait de l’attendre.

— Allons au devant d’eux, dit Lauriot.

— Non pas, non pas, répondit Sir Arthur ; poussons

à l’ile avec toute la diligence possible ; profitons de leur confusion pour les attaquer. Pensez donc que mon enfant est entre leurs mains ! Ne leur donnons pas le temps de se reconnaître. Je vous en supplie, M. Lauriot, marchons à l’île.

— Écoutez, écoutez ! entendez vous, Sir Arthur ?

— Ah ! qu’est-ce qu’il dit ?

— Mamselle Sara li l’été ici ! criait Trim.

— Ils ont délivré Mademoiselle Sara, répétèrent

simultanément tous les hommes de police ; elle est

avec eux !

— Allons, murmura Sir Arthur, dont l’émotion était si grande qu’il avait de la peine à parler.

Tom, en s’apercevant qu’il avait été compris et que

Lauriot virait de bord, dirigea sa pirogue vers le rivage, où il n’eut que le temps d’aider Trim à transporter Miss Thornbull sur une rude couche dont il lui avait fait un lit à la hâte, quand Sir Arthur arriva et courut à la jeune fille, que tant d’émotions avait fait évanouir.

La fatigue, le manque de sommeil et les privations

qu’elle s’était obstinément imposées l’avaient complètement épuisée. Sa belle tête blonde reposait sur le capot de Tom qui lui en avait fait un oreiller ; ses longs cheveux bouclés, qu’agitait la brise naissante, voltigeaient sur sa figure si pâle qu’éclairait en ce moment la lune qui se levait. Sir Arthur, sur le front duquel se réflétait toute la sollicitude de son

cœur, la contemplait avec une paternelle inquiétude

mêlée d’une profonde reconnaissance pour la Providence qui lui avait rendu l’enfant que son ami

avait confié à sa protection, et que quelques heures de retard lui auraient peut-être enlevée pour toujours !

Lauriot et ses hommes se tenaient debout, à quelque

distance, témoignant par leur silence et leur

réserve leur respect pour la douleur de Sir Arthur,

et leur intérêt pour la jeune fille.

— Je suis inquiet, M. Lauriot, dit Sir Arthur, cet

évanouissement n’est pas ordinaire ; qu’en pensez-vous ?

Lauriot fit un pas en avant, prit la main de la

jeune fille.

— Elle va revenir, dit-il après quelques instants ; je sens la chaleur du sang qui circule. Si vous me le permettez, nous lui frotterons les tempes avec un peu de whisky.

— Oh ! reprit Sir Arthur avec douleur, qui aurait

pensé à ceci ! Du vinaigre, oh ! si l’on en avait.

— Essayons toujours un peu de whisky sur les

tempes et une goutte sur la langue : ça ne fera pas

de mal.

Ils essayèrent le whisky, mais sans effet. Pendant

ce temps Trim cherchait parmi les longues herbes

du rivage, une racine que les nègres appellent Bouari dont l’odeur piquante et le goût acidulé lui donne une vertu toute particulière sur le système nerveux, soit qu’on l’applique à l’odorat ou sur la langue. Il ne tarda pas à trouver ce qu’il cherchait et courant tout joyeux à Sir Arthur.

— Teni, mossié, teni !voici ben bon pour Mesel ; li senti, li goûté, li trouvé mieux !faut faire fusé li un peu avant.

— Mais, c’est du Bouari, Trim, s’écria Lauriot qui

reconnut la racine.

— Oui, mossié, moué conné ben ; moué usé li souvent, quand moué trouvé grand faiblesse au cœur.

Bon, ben bon !

Sir Arthur, après on avoir fait l’essai, eut la satisfaction de voir bientôt la jeune fille revenir à elle. D’abord son regard semblait errer vaguement sur tous les objets qui l’entouraient, puis l’ayant arrêté un instant sur Sir Arthur, elle fronça le sourcil, sa lèvre se plissa et elle ferma les yeux, comme si la vue de cet homme lui faisait mal. Bientôt elle les ouvrit, regarda fixement Sir Arthur ; ses joues se colorèrent, un léger frisson agita ses membres et la jeune fille

fit un violent effort pour se lever et retomba dans ses bras en versant un torrent de larmes.

— Elle est sauvée ! s’écria Sir Arthur qui, un genou en terre, la supportait sur sa poitrine.

Lauriot et les autres se retirèrent discrètement et

ils tinrent consultation pour savoir s’il ne serait pas plus prudent de se mettre en route tout de suite, dans la crainte d’une surprise de la part des pirates.

— Il serait grand temps de partir, disait Lauriot ;

voyez-vous, ces forbans ont éteint leurs feux sur la pointe de l’Ile ; je n’aime pas cela, et la brise qui souffle du large pourrait bien nous les amener sans qu’on put les entendre.

— Ce que vous dites là n’est pas sans bon sens, M.

Lauriot, répondit Tom, mais pourtant je ne crois pas qu’il y ait encore de danger. Ceux qui étaient dans le canot et qui ont sauté à l’eau, n’ont à peine eu que le temps de se rendre à terre, et d’ailleurs ils n’ont plus de canot.

— Oui, mais leur chaloupe…

— Avez-vous entendu ? dirent plusieurs voix ensemble.

— Voyez donc, s’écrièrent plusieurs autres.

— C’est un coup de canon et une fusée partis du

vaisseau pirate, pour avertir leurs gens à terre de

venir à bord, reprit Lauriot, après avoir écouté quelques instants.

— Ecoutez donc… ah ! c’est Trim.

Trim en effet accourait tout essoufflé.

— Partons, partons, cria-t-il en arrivant, voici « chaloupe vini avec tout plein de zommes.

Miss Thornbull, qui se trouvait assez bien en ce

moment, fut mise dans l’embarcation de Sir Arthur ;

et chacun ayant pris sa place, ils poussèrent au large sans bruit. La brise qui commençait à souffler avec assez de force, les poussait avec rapidité. Ils continuèrent à avancer, sans cesser de nager avec

vigueur jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la pointe

occidentale du lac Barataria. On n’entendait plus le bruit des rames de la chaloupe, qui était retournée vers l’ile. Arrivés à cet endroit ils se décidèrent à camper pour le reste de la nuit : la lame était trop forte sur le lac pour tenter une traversée de nuit, et les hommes étaient d’ailleurs si fatigués qu’il leur fallait un peu de repos et de sommeil.

— Campons-nous ici ? demanda Sir Arthur.

— Je crois que oui, répondit Lauriot ; on ne peut

se hasarder à traverser avec ce vent, et il serait trop long de côtoyer. On n’a plus rien à craindre maintenant.

— C’est bon, mes amis, campons. Pouvons-nous

allumer du feu ? Qu’en penses-tu, Trim, continua

Sir Arthur, en se retournant vers le nègre.

— Oui, Mossié, ici pu danger ; chaloupe pas capable pour vini, li tiré trop d’eau pour passer les barres du bayou.

— À la bonne heure ! Faisons du feu et nous souperons. J’ai faim et vous autres aussi, mes amis, je pense. Tenez, voici quelques bouteilles d’eau de vie, qui ne vous feront pas de mal, continua Sir Arthur, en tirant d’une petite canavette qu’il avait apportée, quelques bouteilles de vieux cognac.

Un grand feu fut bientôt allumé, les provisions

tirées, et un excellent repas improvisé, qui, sans être

somptueux, n’en fut pas moins dégusté avec un

« excellent appétit.

Après avoir appaisé leur faim, ils s’assirent sur

l’herbe longue et molle du rivage, écoutant le vent qui mugissait sur le lac, regardant les vagues qui

déferlaient sur la plage comme de larges lames d’argent qui reluisaient au clair de la lune. Chacun fumait silencieusement, absorbé dans la contemplation du spectacle toujours admirable qu’offre la nature au bord de la mer ou d’un lac, quand le souffle des vents tièdes du midi en soulève les vagues paresseuses sous un ciel des tropiques. À la gaieté du repas avait succédé un état de muette contemplation ; personne n’osait troubler les délicieuses rêveries qui semblaient soulever dans leurs esprits leur présente position.

Tom leur avait raconté la manière dont Trim avait

délivré Miss Thornbull. Tom était l’ami de Trim,

mais Trim ne lui avait jamais raconté l’histoire de

son jeune âge ; et Tom, dont les idées ne paraissaient pas être aussi poétiques et contemplatives que celles de ses compagnons, avait grandement envie de rompre ce silonce si profond et qui lui semblait si long. Deux à trois fois il avait mis sa pipe à ses côtés, et l’avait reprise sans dire un mot. Mais enfln, comme s’il avait eu honte de se laisser dominer par la contagieuse influence qui s’était emparée de tous les autres, il toussa fortement…

— Ah ! ah ! dit-il encouragé par le débat, allons-nous rester ici muets comme des momies ?

Chacun relevât la tête et regarda Tom avec étonnement, comme s’il eut profané leur religieux recueillement. Mais Tom n’était pas homme à reculer

devant un regard.

— Trim, cria-t-il, il faut que tu nous racontes ton

histoire. Le mot devint électrique, le dernier exploit de Trim l’avait rendu un personnage intéressant aux yeux de ces gens et surtout de Sir Arthur.

— Ouï, oui, s’écrièrent plusieurs voix ; Trim ton

histoire !

Sir Arthur s’étant joint aux autres pour demander

l’histoire de Trim, ils se placèrent à l’entour du

nègre qui céda de bon cœur à leur désir.

Trim avait à peine commencé, qu’il s’arrêta subitement et écouta ; puis, étendant la main vers l’amont du bayou, « une pirogue » dit-il.

En effet, une petite pirogue, dans laquelle étaient

assis un homme et une femme qui nageaient avec

vigueur, fut bientôt en vue.

Quelques instants après elle accostait ; le vieux Laté et sa femme débarquèrent.

— Où allez-vous ? leur demanda Lauriot, et qu’y

a-i-il de nouveau ?

— Tous les nègres de la côte sont révoltés. L’habitation St. Charles doit être brûlée.

— L’habitation St. Charles, dit Trim.

— Oui. Du moins on le pense ; et le maître de

l’habitation n’arrivera pas assez tôt pour la défendre. Il court de grands dangers.

Trim n’en entendit pas d’avantage ; je cours au

secours de mon maître, dit-il à Sir Arthur, voulez-vous me permettre de partir ?

En disant ces mots, il sauta dans la pirogue du

père Laté, sans s’inquiéter des réclamations de ce

dernier, et s’éloigna rapidement.

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CHAPITRE XXX. RÉVOLTE DES ESCLAVES.

Il se passait, en effet, à la paroisse St. Charles, des choses qui commençaient à prendre une tournure

sérieuse. Les planteurs qui, dans les commencements

avaient traité la découverte avec indifférence, ne furent pas longtemps à s’apercevoir, aux proportions menaçantes que prenaient les désertions parmi les nègres, que le danger était grand et imminent.

Deux magasins avaient été enfoncés durant la nuit.

Cinquante fusils, plusieurs barils de poudre, une

quantité de haches et de faulx avaient été enlevés,

la nouvelle s’en répandit avec la rapidité de l’éclair, et l’alarme devint générale.

Pour première mesure de sûreté, les femmes et les

enfants furent expédiés à la Nouvelle-Orléans, où des exprès furent envoyés pour demander du secours, pendant que tous les esclaves suspects furent mis aux fers et enfermés dans les sucreries, aux portes desquelles des gardes furent placés.

Une assemblée des habitants de la côte fut immédiatement convoquée, pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire, dans les circonstances alarmantes où ils se trouvaient. Il fut décidé de diviser en patrouille de vingt personnes tous ceux qui étaient en état de porter les armes. Toutes ces petites compagnies, organisées à la hâte, devaient agir séparément, mais obéissant néanmoins toutes à un chef commun qui dirigeait les opérations.

Dans la seule paroisse de St. Charles, d’après le

relevé qui fut fait dans chaque habitation, il se trouva qu’il manquait cinq cent esclaves ! Trente-cinq étaient partis de l’habitation du capitaine Pierre. Ce nombre était formidable et les probabilités étaient que les nègres révoltés pouvaient se trouver au nombre de près d’un mille. Le secret avait été si bien tenu, que ce n’était que de la veille que le complot avait été découvert ; et encore ignorait-on le lieu du rendez-vous

des nègres et le temps où ils commenceraient

leur œuvre de pillage et de désolation. Toute la

jeunesse créole était allègrement accourue s’enrôler dans les patrouilles, et caracollait sur ses chevaux, en attendant le moment où l’ordre leur serait donné d’aller attaquer l’ennemi. Les paroisses voisines avaient été averties dès le matin, et les mesures les plus promptes avaient été prises partout.

Plusieurs patrouilles furent envoyées dans les

bois, et le long du fleuve ; des partis à pied parcoururent les cyprières. Toutes les recherches furent inutiles, on ne put trouver aucun indice qui indiquât le lieu du rendez-vous des nègres ; quoique partout dans les bois on eut découvert des traces évidentes de leur passage.

Vers les cinq heures de l’après-midi, lorsque toutes les patrouilles eurent fait leur rapport, l’opinion la plus générale fut que leur rendez-vous devait être quelque part derrière l’habitation de feu M. Meunier. Cette opinion fut bientôt confirmée par le rapport d’un parti de chasseurs, qui avait découvert une dizaine de vieux fusils soigneusement cachés au pied du Grand Chêne Vert, dont nous connaîtrons bientôt la situation.

Il fut proposé de faire une battue générale dans

les bois en arrière de l’habitation de feu M. Meunier, maintenant la propriété du capitaine Pierre. Mais comme la nuit s’avançait rapidement, on craignit de s’aventurer dans les cyprières où il était si difficile d’éviter de tomber dans les embuscades que les nègres pourraient leur tendre. Il fut résolu qu’on demeurerait sous les armes pendant toute la nuit, plaçant des gardes à chaque plantation, et conservant quelques patrouilles à cheval, dont le devoir serait de parcourir la paroisse d’un bout à l’autre, en suivant autant que possible la lisière des bois.

Aussitôt que la nouvelle fut arrivée à la Nouvelle-Orléans de l’insurrection des nègres sur la rive

gauche du fleuve, le gouverneur donna les ordres

pour faire partir immédiatement deux compagnies

du corps des carabiniers, et trois compagnies du

régiment louisianais.

Le capitaine Pierre, informé par un émissaire que

lui avait expédié l’économe, de ce qui se passait sur son habitation de la paroisse St. Charles, fit à la hâte ses préparatifs ; il alla choisir cinquante des meilleurs matelots du Zéphyr et s’embarqua avec eux à bord du vapeur, que le gouverneur expédiait avec les milices. Il aurait bien voulu avoir Trim avec lui ; mais comme il n’était pas encore arrivé, il avait laissé l’ordre de le faire partir aussitôt qu’il serait de

retour.

Pendant que ce secours se rendait à la paroisse St.

Charles, nous profiterons de ce temps pour dire un

mot de l’organisation de la révolte.

Elle avait pour chef un nègre du nom de Sambo, frère de Trim, qui, avec deux compagnons, s’était enfui de chez son maître M. Meunier. Après avoir

erré pendant quelque temps dans les prairies flottantes, ils avaient fini par trouver un asile sur les bords de la rivière Sabine, sur le territoire mexicain. De temps en temps ils faisaient des excursions qu’ils poussaient jusqu’aux Atacapas, recrutant à chaque

voyage quelques nègres marrons. Au bout de quelques

mois, Sambo et une dizaine de ses compagnons

partirent pour aller faire une visite à l’habitation St. Charles, où il avait une vengeance à assouvir. Ils y arrivèrent durant la nuit, sans avoir été découverts, et mirent le feu à la sucrerie.

L’économe et quelques-uns des planteurs voisins,

qu’avait attirés l’incendie, se mirent à la poursuite de Sambo et de ses compagnons qui se réfugièrent dans les bois. L’économe s’étant imprudemment trop approché des nègres marrons, reçut une balle dans le bras, dont il fut obligé de se faire faire l’amputation quelques jours après.

Pendant près d’une année, Sambo continua à demeurer sur les bords de la Sabine, cultivant la terre avec ses compagnons, dont le nombre grossissait tous les jours, et faisant souvent des visites aux Atacapas ainsi qu’aux Oppelousas.

Quand il vit que le nombre de ses compagnons avait atteint le chiffre de cent, il pensa sérieusement

à faire révolter tous les nègres de la Louisiane contre leurs maîtres. Du moment qu’il eut résolu de travailler à l’émancipation de ses frères, il fit part de ses plans à ses compagnons qu’il assembla à cet effet. Tous ses projets furent vivement approuvés. De ce moment tout fut mis en œuvre pour hâter l’exécution de son entreprise. Il envoya des nègres dans toutes les paroisses du sud du Mississipi, qui s’introduisaient la nuit dans les habitations où les esclaves les cachaient dans leurs cases. Mais l’œuvre était difficile et dangereuse, et plusieurs années se passèrent avant qu’ils eussent pu parvenir à infuser dans l’esprit des nègres cet esprit d’indépendance qui fait mépriser la mort pour obtenir la liberté.

Enfin, à force de persévérance, Sambo avait tout

préparé, et le moment de frapper le coup décisif

ôtait arrivé. Il avait décidé de commencer à la

paroisse St. Charles, et la torche de l’incendie, qu’il allait allumer à l’ancienne habitation de ses maîtres, devait être le signal d’un soulèvement général le long du fleuve.

Sambo commandait à tous les nègres révoltés, dont le nombre se montait à près de huit cents ; tous

hommes forts, robustes et animés des sentiments les

plus invétérés de haine et de vengeance contre les

blancs.

Pitre, un des anciens compagnons de fuite de

Sambo, avait été expédié, avec un parti, au bayou

Lafourche, pour y seconder le soulèvement qui

devait se faire la même nuit.

Le rendez-vous général des nègres était à l’Ile

perdue. Ce rendez-vous avait été judicieusement

choisi, Ceux qui en connaissaient les approches,

pouvaient y arriver et du côté de la mer et du côté

de la terre, en même temps qu’elle offrait une sûre

retraite. Du haut des bananiers, on pouvait voir au

loin dans les prairies, ce qui aurait donné le temps de se retirer au cas où il y aurait eu danger. Toute surprise était impossible, excepté qu’ils eussent été dans la plus coupable négligence ; mais sur ce point Sambo n’était pas homme à se trouver en défaut. Il

y avait toujours un homme en sentinelle sur l’arbre

le plus élevé de l’île.

Depuis une semaine, tous les nègres brûlaient

d’impatience d’aller attaquer les habitations. Tout

était prêt, les armes, les provisions, les embarcations.

On n’attendait plus que le jour qui avait été fixé

au quatre novembre.

Le trois, Sambo envoya quinze nègres, en éclaireurs, qui devaient s’approcher autant que possible des habitations avec stricte injonction de ne pas donner la moindre alarme.

Les nègres, que Sambo avait envoyés à la découverte, exécutèrent les ordres qu’ils avaient reçus. Ils visitèrent durant la nuit un grand nombre de cases de nègres, desquels ils apprirent que les blancs ne se doutaient pas de l’attaque. Après avoir parcouru la plupart des principales plantations, et avoir averti leurs complices de se tenir prêts pour le lendemain soir, ils s’en retournèrent au bayou bleu, où Sambo devait se rendre.

Tout allait à merveille pour les nègres, et une

partie de la Louisiane fut sans doute tombée en leurs mains, si ces quinze émissaires de Sambo se fussent contentés d’exécuter ses ordres. Mais en s’en retournant ils passèrent auprès d’un magasin, où ils savaient qu’il y avait des armes. Ils l’enfoncèrent et en enlevèrent tout ce qui leur tomba sous la main, sans qu’ils eussent été aperçus. Une demi-lieue plus loin, ils défoncèrent encore un autre magasin et en enlevèrent les armes et autres choses ; mais cette fois ils furent découverts ; et quoiqu’ils eussent le temps

de gagner les bois, l’alarme fut bientôt donnée. Ils se rendirent à l’embouchure du bayou bleu, et là

attendirent l’arrivée de Sambo, qui, vers les quatre heures du soir, fit son apparition, suivi de tout son monde.

C’était une chose curieuse et en même temps formidable, que de voir tous ces nègres débarquant de leurs pirogues, armés de Bowie knives et de pistolets à leurs ceintures de cuir, et portant gauchement sur leurs épaules de longs mousquets espagnols. Sambo, en apprenant que ceux qu’il avait expédiés la nuit précédente avaient été découverts, entra dans une grande fureur, qu’il sut néanmoins contenir, se promettant bien de les punir sévèrement plus tard de leur désobéissance. Il sentit que cette imprudence de leur part pouvait compromettre le succès de l’entreprise, et il résolut de ne faire aucun mouvement ce soir là, préférant ne commencer son œuvre de vengeance et de désolation qu’après le milieu de la nuit. Il fit immédiatement préparer à souper pour ses gens, après quoi il donna l’ordre de se coucher. Il ne leur fallait pas de grands préparatifs à cet effet, dix minutes après tout le monde dormait.

Vers les dix heures de la nuit, Sambo, après avoir

fait placer des sentinelles dans tous les lieux par où il pouvait craindre une surprise, choisit une vingtaine de ses meilleurs hommes et partit avec eux, pour aller voir par lui-même ce qui se passait aux habitations. Quand il fut arrivé à la source du

bayou bleu, il laissa dix hommes à la garde des

pirogues et après être convenu avec eux de certains

signaux, il poussa droit vers un grand Sycomore qui

se trouvait sur le bord du hayou-chêne, à peu de distance des premiers défrichements. Il s’y rendit

sans que rien eut retardé sa marche ; mais quand il

fut rendu là, il entendit comme un grand bourdonnement que la brise apportait des bords du Mississipi. C’était l’arrivée des milices, qui débarquaient à l’habitation de Pierre de St. Luc.

Au bout d’un quart d’heure, ce bourdonnement

s’était peu à peu calmé, mais malgré toute son attention, Sambo ne distinguait plus rien que le murmure ordinaire de l’habitation durant la nuit.

Les milices avaient été casernées dans l’immense

sucrerie et autres bâtiments de l’habitation.

Sambo savait que l’alarme avait été donnée, et

que les planteurs étaient sur leurs gardes, mais il

était loin de se douter du renfort qui venait de leur arriver. Il n’osa pas avancer plus loin, dans la crainte que les chiens ne donnassent l’éveil ; il avait pensé que ce grand bruit n’était que les adieux du soir que les planteurs s’étaient donnés, avant d’aller se reposer pour la nuit de l’alerte de la journée.

11 donna sans bruit l’ordre de retourner au bayou

bleu. Mais au moment de partir il entendit des pas vers la direction du chêne vert. Il écouta. Le bruit semblait augmenter. Il fit coucher tous ses

gens dans l’herbe. Peu de temps après une troupe,

d’une cinquantaine de nègres, passait à quelque distance du grand Sycomore. Ils parlaient à voix

basse. Sambo reconnut la voix de quelques-uns des

esclaves de l’habitation St. Charles, qu’il savait être initiés à la révolte.

En effet c’était les nègres qui étaient désertés dans la matinée, de l’habitation et qui, après s’être recrutés des nègres marrons des plantations voisines, se rendaient au bayou bleu.

Ils eurent bientôt fraternisé.

Sambo, voyant son parti inopinément renforcé de

cinquante hommes hardis et déterminés, résolut de

les laisser au grand Sycomore, avec la formelle

injonction d’éviter de se faire voir, au cas où quelque patrouille viendrait de leur côté. Il partit seul pour le bayou bleu.

Quand il arriva, tout était dans le plus profond

silence. Le mugissement sourd des joncs, qu’agitait

la brise, se mêlait et couvrait le ronflement solennel de sept cents nègres plongés dans un léthargique sommeil. Tout dormait ; les soldats au repos, comme les sentinelles en faction ! Sambo ne put s’empêcher de remarquer combien peu il pouvait compter sur la vigilance de gens qui n’avaient aucune discipline.

Cependant comme il savait, qu’au moment de l’action, il pouvait se reposer sur leur courage, il n’osa témoigner son mécontentement autrement que par quelques reproches qu’il fit aux chefs.

Il pouvait être onze heures de la nuit. Tous les

nègres furent bientôt sur pied, Sambo les fit former en compagnies de vingt, ayant chacun leur chef, après quoi il fit distribuer des provisions froides et un verre de rum à chacun. Sambo était inquiet ; il hésita même un instant, et eut envie de remettre l’attaque à un jour ultérieur ; mais quand il réfléchit que dans toutes les habitations les nègres s’attendaient à un soulèvement cette nuit même, il sentit que les choses étaient trop avancées pour qu’il luifut permis de reculer.

— Le sort en est jeté, dit-il en se dirigeant vers un groupe qui s’était assis près des pirogues : Allons, mes amis, nous avons assez attendu ; il est temps de partir.

Et toute cette foule sombre et sinistre se leva sans bruit, et, s’étant divisée sous la conduite de leurs chefs respectifs, s’embarqua dans les pirogues. Une à une les pirogues poussèrent au large, et, comme un long serpent, elles glissèrent silencieusement sur le bayou bleu ; la tête touchant bientôt au lieu du débarquement, que les anneaux de sa gigantesque queue ondulaient encore au loin sur les eaux.

Sambo fut le premier à sauter à terre ; à mesure

que les nègres débarquaient, il veillait lui-même à

ce qu’ils fussent immédiatement formés en escouades

régulières, les faisant de suite défiler vers le grand Sycomore, dont chacun des chefs connaissait parfaitement la situation. La nuit était calme ; la brise qui s’était levée au coucher du soleil s’était peu à peu perdue en un léger zéphyr, qui soulevait à peine les feuilles de la forêt de son souffle tiède et humide. Ces nègres accoutumés à la vie des bois se mouvaient à travers les cyprières, sans s’arrêter un instant pour chercher leur route. Pas un mot ne se faisait entendre, pas le moindre bruit pour rompre le silence de la nuit. On eut dit une troupe de sept cents Faunes, parcourant silencieusement les domaines soumis à leur surveillance.

Sambo s’était placé à la tête de la colonne. Déjà

ils avaient franchi plus des trois quarts de la distance qui sépare le bayou chêne, quand tout à coup une décharge dé fusil se fit entendre dans la direction du grand Sycomore. Sambo fit aussitôt entendre le sifflement d’un serpent, et ce signal, répété par chacun des chefs jusqu’au bout de la colonne, les amena sur le champ à une halte. Après avoir donné quelques ordres à voix basse à l’un des chefs, il prit avec lui la première compagnie et se porta en avant, vivement mais sans bruit.

Quand il arriva, il vit un homme qui se défendait

vigoureusement contre cinq à six nègres ; un peu

plus loin, il en vit un autre qui était prisonnier, et qu’on avait garotlé.

Voici ce qui était survenu :

Pierre de St. Luc, auprès de l’habitation duquel

les milices étaient débarquées, voulant faire les honneurs de sa maison aux officiers, les avait invités à un réveillon qu’il fit préparer à la hâte. Tout ce que la cour et la basse cour offraient de ressources fut mis à contribution.

Il avait été décidé, comme nous l’avons déjà dit,

d’attendre au lendemain pour faire une battue générale dans les bois ; et les officiers, qui ne demandaient pas mieux, se livraient en attendant à la dégustation des vins de l’économe.

Cependant le capitaine Pierre, ayant eu l’occasion

de sortir un instant, remarqua que les chiens paraissaient singulièrement agités ; humant l’air, courant dans tous les sens, et faisant entendre un sourd hurlement. D’abord il crut que l’arrivée des milices pouvait avoir causé cette agitation chez les chiens, mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il y avait autre chose ; les chiens allaient en dehors des cours du côté du bois ; humaient l’air dans cette direction, écoutaient, puis revenaient en courant vers la maison, comme s’ils eussent voulu donner à entendre qu’il y avait quelque chose qui n’était pas ordinaire du côté de la forêt.

Pierre de St. Luc fit appeler l’économe, auquel il

fit part de ses remarques ; lui signifiant en même

temps le désir qu’il avait d’aller en sa compagnie

examiner ce qui se passait dans les bois. L’idée

d’aller seul avec M. de St. Luc, ne souriait pas fort à l’économe ; mais comme il n’y avait, pas à reculer, à moins de passer pour un lâche, il accepta. Cependant, il eut la précaution de prévenir les matelots du Zéphyr avec ordre de suivre à distance sous la conduite d’un nègre fidèle qu’il leur donna pour guide.

Après s’être tous deux armés, le capitaine s’étant

préalablement excusé auprès des officiers, ils se dirigèrent vers la forêt en faisant un circuit assez considérable. Ils n’eurent aucune difficulté tant qu’ils furent en plein champ ; mais quand ils furent arrivés à la lisière du bois, il leur fallut avancer avec la plus grande précaution. Tout semblait aller assez bien. Le capitaine s’arrêta un instant, quand il se crut à peu près vis-à-vis du sentier qui conduisait au bayou chêne, il se trouvait alors justement auprès du grand Sycomore.

— Trouxillo, dit-il, je veux aller jusqu’au bayou

bleu.

— Capitaine, c’est une imprudence, répondit l’économe,

— Trouxillo, si vous avez peur, restez ici, j’irai seul.

— Mordiou ! peur ! moi ? Capitaine vous ne pensez

pas ?

— Je ne dis pas que vous avez peur, mais que si

vous avez peur…

— C’est bien, capitaine, je vous suis.

Ce petit dialogue, que le capitaine et l’économe

croyaient n’avoir été entendu que d’eux seuls, avait néanmoins été entendu par une dizaine d’oreilles avides, qui cachées au milieu des ronces autour du grand Sycomore, n’osaient se montrer, de peur d’enfreindre les ordres positifs que leur avait donnés Sambo.

Ils laisseront donc passer le capitaine et son compagnon, quoique plus d’un nègre eut mis la main à son poignard pour se venger sur le champ des outrages de l’économe.

Le capitaine poussa jusqu’au bayou bleu ; et,

n’ayant rien découvert, s’en revenait vers l’habitation, où il se serait sans doute rendu sans accident si un des chiens ne se fut échappé. Ce chien, prenant la piste de l’économe, arrivait au grand Sycomore au moment où le capitaine y arrivait aussi à son retour du bayou bleu. Le chien ne tarda pas à s’élancer sur l’un des déserteurs, qu’il saisit à la jambe. Le nègre lâcha un cri de douleur, et l’économe, qui reconnut la voix d’un des esclaves, s’élança, le pistolet à la main, pour le faire prisonnier. En un instant vingt têtes se levèrent ; toute retraite fut coupée ; l’économe déchargea ses deux pistolets et le capitaine

son fusil à deux coups. Mais la partie était inégale ; l’économe fut bientôt terrassé et garotté. Le capitaine, qui n’avait point encore repris toutes ses forces, se défendait néanmoins avec vigueur, quand Sambo arriva. La lune, qui peu à peu s’était élevée au dessus de la forêt, laissait tomber, à travers la chevelure des arbres, ses rayons qui jetaient une lumière incertaine

sur la scène qui se jouait au pied du grand

Sycomore.

Sambo s’élança, avec quelques-uns des siens, sur

le capitaine qui, accablé par le nombre, fut bientôt fait prisonnier.

— Mort aux blancs ! cria une voix.

— Mort au tyran ! cria Sambo, qui venait de reconnaître l’économe dans le premier prisonnier.

Saisissant une hache, il s’élança sur l’économe et

d’un coup lui fendit le crâne. Puis se dirigeant vers le capitaine, brandissant au-dessus de sa tête sa hache toute fumante de sang, il hurla :

— Mort aux blancs I

Mais, par un de ces revirements presque incroyables, une dizaine de ses esclaves, qui l’avaient reconnu, et desquels il devait attendre le plus de cruauté et de vengeance, l’entourèrent pour le protéger contre la fureur de Sambo.

Le capitaine, qui avait conservé tout son sang-froid, profitant de cette disposition, offrit le pardon à tous ceux de ses esclaves qui se rangeraient de son côté. Mais sa voix fut étouffée par les hurlements de tous les autres nègres qui se précipitèrent, Sambo à leur tête, sur la faible troupe qui défendait le capitaine. Des torches avaient été promptement allumées et jetaient une vive lumière, ne considérant pas que leurs cris et leurs torches pouvaient donner l’alarme à l’habitation, sinon attirer sur eux toutes les forces de la côte.

Un autre que Sambo avait entendu les coups de

fusil et le cri que lâcha le capitaine au moment de

l’attaque ; et cet autre, auquel le capitaine ne pensait pas, accourait à son secours.

Cependant, Sambo n’eut pas de peine à se faire

jour jusqu’au capitaine, et de la main gauche le saisissant aux cheveux il agita sa hache au-dessus de sa tête, se préparant à l’ensevelir dans sa cervelle ; quand tout à coup un cri, comme le rugissement d’un lion, retentit dans la forêt ; puis d’un bond, comme le bond d’un tigre qui fond sur sa proie, un homme s’élança sur Sambo et, saisissant sa hache d’une main puissante, lui cria à l’oreille : « Sambo ! »

— Trim ! murmura Sambo, en reconnaissant son

frère, et baissant la vue malgré lui sous le feu de sa prunelle ardente.

— Trim ! répétèrent presque d’une voix tous les

esclaves du capitaine.

— Mes amis ! cria Trim, qu’avez-vous fait, que

voulez-vous faire ? vous êtes tous perdus. Rendez-vous, ou vous êtes tous morts ; les milices de la Nouvelle-Orléans sont arrivées.

— Pardon à tous ceux qui mettront bas les armes,

répéta le capitaine, s’ils n’ont pas versé de sang.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Trim, se penchant à l’oreille de Sambo, lui dit : « Sauves-toi ; tu as tué, il n’y a pas de pardon pour toi ! »

En ce moment arrivaient les matelots du Zéphyr ; et, à quelque distance en arrière, on entendait retentir la plaine sou» la chute cadencée des pas des milices, qui s’avançaient au pas accéléré.

Sambo, abandonnant sa hache aux mains de Trim,

se retourna vers ceux qui l’avaient accompagnés

depuis l’Île perdue, et saisissant une carabine il leur cria : « En avant ! suivez-moi. Mourons libres plutôt que de vivre esclaves ! »

Il alluma alors une fusée bleue, qu’il lança dans

les airs. C’était le signal aux colonnes qu’il avait laissées en arrière, de se presser en avant. Il suivit un instant de l’œil Ia fusée qui s’éleva en droite ligne au-dessus de la forêt, et éclata dans les airs en faisant une forte détonation.

— Maintenant, marchons ! Et il se précipita aveuglément sur la compagnie des Zéphyrs qui accouraient au secours de leur capitaine.

À la première décharge, Sambo tomba frappé d’une

balle au cœur ; deux des siens furent blessés, et le reste tourna le dos, jetant le désordre parmi les colonnes de nègres, qui se hâtaient d’arriver, et les entraînèrent dans leur fuite.

Tous les esclaves du capitaine Pierre, qui étaient

restés près de lui, hésitant sur ce qu’ils devaient faire, se jetèrent à ses genoux, pour implorer son pardon, aussitôt qu’ils virent la fuite des compagnons de Sambo.

— Retournez tous chacun dans vos cases, leur dit

le capitaine, je ne connais aucun d’entre vous et

demain, je ne saurai distinguer entre ceux qui sont

restés fidèles et ceux qui s’étaient révoltés.

Les nègres du capitaine ne se firent pas prier, puis prenant un détour dans le bois pour ne pas tomber aux mains des patrouilles, ils se rendirent à leurs cases. Les autres se dispersèrent.

Ainsi se termina, sans plus d’effusion de sang, une

des plus menaçantes insurrections qu’ait vues la Louisiane. Les nombreuses arrestations qui furent

faîtes, sur plusieurs points de l’État, firent voir avec quelle vigueur la trame avait été ourdie et quelles vastes ramifications elle avait.

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CHAPITRE XXXI. PLAN D’ÉMANCIPATION.

Pierre de St. Luc crut que les circonstances étaient favorables pour mettre à exécution un plan d’émancipation, qu’il avait conçu depuis plusieurs années.

Quelques jours après les événements dont nous

avons parlé dans le chapitre précédent, il invita

plusieurs des planteurs les plus influents de la paroisse St. Charles à se réunir chez lui, pour discuter avec eux l’opportunité et les avantages de ce plan.

Les idées de liberté, qui peu à peu s’étaient réveillées dans l’esprit des esclaves, faisaient craindre de nouvelles tentatives de révolte, sinon prochaines, du moins pour l’avenir. Il était donc important pour les propriétaires d’adopter un système qui, tout en leur assurant une aussi grande somme de travail de la part de leurs esclaves, pourrait les mettre à l’abri de ces coups de mains qui, par leur fréquence, leur causaient beaucoup d’inquiétude, et pouvaient mettre leur vie sérieusement en danger.

Le plan du capitaine visait à produire ce résultat.

Il fallait pour cela présenter à l’esclave une perspective de liberté, résultant du travail et de la bonne conduite. C’est ce que Pierre de St. Luc avait eu en vue.

Lorsque tous les planteurs furent réunis, le capitaine leur exposa ainsi son plan :

— Je vous ai prié de vous réunir ici, messieurs,

non pas tant dans l’espoir que vous adopteriez le système d’émancipation que je vais vous soumettre,

qu’afin d’obtenir de vous votre consentement à ce

que je le mette en opération sur mon habitation.

Quoique je sois persuadé individuellement que ce

système serait avantageux sous le point de vue pécuniaire, et encore bien plus au point de vue de la tranquillité et de la sécurité personnelle, je ne voudrais pas même en faire l’essai chez moi, si vous pensiez qu’il pourrait vous causer quelqu’inconvénient, au cas où vous ne seriez pas d’opinion de l’adopter pour vous-mêmes.

« L’émancipation générale des noirs dans les colonies anglaises, que vient de proclamer l’Angleterre, doit nous faire réfléchir. Nous ne pouvons nous cacher que l’esprit public en Europe est hostile à l’esclavage ; des sociétés nôgrophiles se forment partout, ils envoient des émissaires jusque chez nous ; nous devons être sur nos gardes contre ces agents du désordre et du massacre. Mais ce que nous devons craindre par dessus toute chose, ce n’est pas seulement

ces révoltes partielles, comme celle que nous

venons d’étouffer, c’est cet esprit de fanatisme abolilioniste qui commence à souffler dans les États du Nord de l’Union. J’y vois des tempêtes. L’état de l’opinion n’est point encore bien déssin" rn ce pays ; mais vous savez, comme moi, combien est rapide chez nous toute idée de liberté. Les abolitionistes du Nord sauront exploiter, avec une astucieuse adresse, les préjugés populaires ; ils représenteront sous les couleurs les plus fausses la situation des esclaves ; ils s’adresseront à la sensualité des uns, à la générosité des autres ; à la piété de ceux-ci, aux mauvais sentiments de ceux-là ; tout cela sera employé pour parvenir à leur but. Ah ! qui peut mesurer l’étendue des malheurs que ces fanatiques préparent à notre pays si heureux, si prospère.

« Je me fais illusion peut-être. Ces temps sont

éloignés sans doute ; nous ne les verrons point de

nos jours. Lentement mais sûrement ils viendront.

Il ne faudra qu’une étincelle pour allumer un vaste

incendie, qui ne s’éteindra que dans une mer de

sang. Ce sera le Sud qui en souffrira le plus.

« S’il était possible de prévenir de tels malheurs,

en commençant dès aujourd’hui, nous aurons fait

une bonne œuvre, sous tous les rapports ; et je crois que nous pouvons y parvenir sans que nous en souffrions, même pécuniairement,

« En effet que faut-il ?

« Obtenir de ses esclaves la plus grande somme de

travail possible.

« Obtenir pour chaque esclave sa valeur entière.

« Obtenir l’assurance d’une bonne conduite de la

part de chaque esclave.

« Voilà les trois choses que nous devons tous

désirer. Si nous pouvons l’obtenir, nous avons résolu le problème le plus difficile du système de l’esclavage des nègres.

« Dans l’ordre ordinaire des choses, les derniers

événements confirment ce que déjà vous avez plus

d’une fois compris, qu’il est presqu’impossible de

vivre dans la sécurité tant que nous serons entourés par une population noire, si hostile et si ennemie des blancs. Il faut agir avec la plus grande sévérité pour les contenir, et cette sévérité même, si impolitiquement nécessaire, est la cause première de la haine invétérée que nous porte l’esclave. La perspective

d’une captivité perpétuelle, que le nègre redoute

quelquefois autant que la mort, le pousse sans cesse vers le désir de s’émanciper. Et l’émancipation, dans l’esprit du nègre, c’est l’anéantissement des blancs ; ces deux idées dans sa tête n’en font qu’une. Peut-être n’aurons-nous pas toujours la chance de supprimer si aisément une autre révolte.

« Offrons-leur donc une perspective de liberté, tout en nous assurant une rémunération équivalente à la valeur de chaque esclave.

« Chaque esclave est la propriété de son maître, et

est une valeur réelle, estimable à prix d’argent.

« Le travail de l’esclave appartient à son maître.

« La valeur de l’esclave est en général en proportion de la somme de travail qu’il peut donner.

« Les heures de travail, que l’on peut raisonnablement exiger d’un esclave, sont de douze heures par jour. Ces douze heures de travail, répétées tous les jours, offrent la valeur de l’esclave. Ainsi en supposant pour un instant que l’esclave vaille six cents dollars, cette somme représente les douze heures de travail de l’esclave durant sa vie. Si l’on divise ces cents dollars en douze parties égales, on aura la somme de cinquante dollars pour la valeur de chaque heure de travail de cet esclave.

« Maintenant si l’on offre à l’esclave de lui vendre une heure de son travail par jour, pour cinquante dollars, il ne sera pas effrayé par la somme. Car il n’y a pas un nègre qui ne puisse facilement mettre de côté cinquante dollars tous les ans. D’abord, tous les dimanches lui appartiennent, ce qui lui permet de gagner un dollar par chaque dimanche ;[1] ensuite il en est peu qui ne puissent économiser sur le produit de leur petit jardin, et sur la vente de leurs volailles. Les premières heures seront le plus difficiles à acheter ; à mesure qu’ils auront plus d’heures libres, ils pourront bien plus vite réaliser les cinquante dollars nécessaires à la libération de chacune des heures restantes.

“ Quand une fois on aura fait comprendre aux

nègres qu’aussitôt qu’ils auront racheté leurs douze heures de travail, ils seront libres ; je n’ai aucun doute qu’ils ne se mettent tous à l’œuvre, et de bon cœur, pour commencer le rachat graduel de leur liberté.

— Quand un nègre aura acheté une heure, demanda

quelqu’un de l’assemblée, devra-t-il néanmoins

continuer à travailler les douze heures par jour,

jusqu’à ce qu’il ait accompli le rachat de ses douze heures de travail ?

— Non, répondit Pierre de St. Luc, cette heure libre appartiendra à l’esclave qui l’employera à travailler comme bon lui semblera, en donnant néanmoins la préférence à son maître, qui le paiera. Le maître ne saurait s’en plaindre ayant en ses mains les $50, qui représentent la valeur de cette heure de travail.

“ Et, afin de ne créer aucune confusion, je serais

d’opinion que la dernière heure de la journée fut la

11 ) A. la Louisiane les dimanches comme les autres jours de

la semaine, sont considérés jours ouvrables. Les magasins, les

boutiques, les théâtres sont ouverts ces jours-là. Ce jour-là

comme les autres, les ouvriers et les cultivateurs travaillent.

Les esclaves néanmoins sont exempts, par la loi, de travailler

pour leurs maîtres.

G. B.

première libérée ; ainsi de suite en commençant à

retrancher les dernières.

— Ne pensez-vous pas, M. de St. Luc, reprit le premier interlocuteur, que les nègres ne craignent,

qu’après avoir payé leur $50, le maître leur refuse

leur heure libre ; et que cette crainte ne les empêche de travailler à leur rachat ?

— Cette crainte, répondit le capitaine, pourrait en

effet empêcher les nègres d’avoir confiance en leur

émancipation future, s’ils la voyaient laissée entièrement à la promesse du maître ; c’est pourquoi je suggérerais, pour la satisfaction du maître et de l’esclave, que le payement fût fait entre les mains du régistrateur de la paroisse, qui serait autorisé à l’enrégistrer et à en donner certificat à l’esclave.

— Mais si le maître, après avoir touché l’argent,

refusait ensuite la libération ?

— Quant à cela, il n’y a pas de doute que le maître

pourrait refuser la libération, à moins qu’il n’y eut une loi de passée à cet effet. Si le plan que je vous ai soumis rencontre la faveur du public, il faudra demander à la législature une loi qui règle les dispositions et les formalités du rachat graduel des heures de travail.

— Je vois une autre objection, dit un second planteur ; le nègre, qui est naturellement indolent et paresseux, se dira à lui-même — « À quoi me servira de racheter une heure, deux, trois ou quatre heures, si je meurs je perdrai tout et j’aurai donné mon argent pour rien ? » — Cela seul l’empêchera de travailler à son rachat.

— Le nègre, continua Pierre de St. Luc, ne sera pas

arrêté par cette crainte, car chaque certificat que lui

aura donné le régistrateur sera la représentation

d’une valeur de $30, et ce certificat étant une véritable valeur de $30 sera la propriété privée de l’esclave qui pourra le léguer à qui bon lui semblera. Bien plus, je serais d’opinion que ces certificats pourraient être donnés ou négociés ; pourvu qu’ils ne pussent être donnés qu’à un parent de l’esclave, ou négociés qu’entre les esclaves et au pair, et ce du consentement des maîtres.

« Vous sentez bien que lorsque j’ai dit que chaque

certificat représenterait une valeur de $30, c’était dans la supposition que la valeur du nègre, qui l’aurait obtenu, aurait été estimée à $600. Si la valeur était plus grande, le certificat serait en proportion ; ce qui serait facile à déterminer, en l’exprimant sur le certificat. »

— Si je comprends bien, dit le premier interlocuteur, chaque certificat représente la valeur d’une heure de travail, mais comment ce certificat pourrait-il représenter la valeur d’une heure de travail pour un nègre qui vaudrait une plus grande somme, s’il lui était transporté ?

— Dans ce cas, le certificat, représentant aussi une somme fixe qui est sa valeur absolue, servirait à déterminer sa proportion à la valeur du nouvel acquéreur du certificat. Par exemple, en supposant que le certificat fut de $50, il représenterait une heure de travail pour un nègre dont le prix serait de $600 ; comme ce certificat ne représenterait qu’une demi-heure de travail pour un nègre valant $1200 ; comme il représenterait deux heures de travail pour celui qui ne vaudrait que $300.

— Mais comment reconnaîtrait-on que le certificat

a été transporté en due forme ?

Ceci, répondit le capitaine, est une affaire de pur

détail. Il suffirait que le transport en fut fait pardevant le régistrateur qui, sur son régistre ainsi que sur le dos du certificat, certifierait la transaction, la date et les noms des parties contractantes, ainsi que le consentement des maîtres.

— Je trouve le plan assez raisonnable en théorie,

reprit le second interlocuteur, mais en pratique je

suis presque certain qu’il ne réussira pas. Il y a

une chose néanmoins que je ne trouve pas juste pour

le propriétaire. C’est que le nègre qui meurt ait le droit de transmettre ses certificats à un autre esclave, qui par là se trouverait avoir racheté une grande partie de son temps par le travail d’un autre. N’est-ce pas déjà assez que le maître fasse une grande perte, par la mort de son esclave, sans que cet esclave lui en fasse subir encore une autre après sa mort, en libérant un autre esclave de tant d’heures de travail ?

Le capitaine ne put s’empêcher de sourire à l’objection un peu spécieuse du planteur, qui semblait avoir fait une forte impression sur les auditeurs.

« Il paraîtrait en effet qu’il n’est pas juste, mes

amis, que le maître doive souffrir et par la mort de son esclave et par son legs ; mais si nous examinons un peu nous verrons qu’il ne souffrira rien de plus.

« D’abord, d’après notre système actuel, quand un

nègre meurt, nous perdons bien son travail et nous

n’avons pas à nous en plaindre ; de plus, s’il ne

lègue pas de certificat, il ne, nous en a pas payé la valeur en bon argent dont nous avons joui et qui

nous reste.

— C’est vrai, c’est vrai, répondirent plusieurs voix.

— Oui, mais je suis certain que le système ne fonctionnera pas. Quant à moi je l’aimerais assez bien, mais je suis sûr que les nègres ne s’en occuperont pas.

— Eh ! bien, mes amis, continua Pierre de St. Luc,

je suis décidé à essayer ce plan ; si les nègres n’en font pas de cas, je serai tout aussi avancé que je le suis maintenant ; s’il réussit, j’espère que j’aurai occasion d’en être satisfait. Mais comme je vous l’ai dit, avez-vous aucune objection à ce que j’en fasse l’essai parmi mes nègres ?

— Pas du-tout, pas du tout, M. de St. Luc ; au contraire, nous serons fort aises de voir comment votre plan fonctionnera.

La conversation prit alors un caractère général ;

et, quelques instants après, l’assemblée se sépara, les uns blâmant, les autres approuvant le plan du capitaine, mais tous consentant à le laisser essayer avant d’en venir à une opinion définitive.

Le capitaine, de son côté, retourna à la Nouvelle-Orléans, décidé plus que jamais à mettre à exécution son plan d’émancipation et de rachat graduel.

↑ À la Louisiane les dimanches comme les autres jours de

la semaine, sont considérés jours ouvrables. Les magasins, les boutiques, les théâtres sont ouverts ces jours-là. Ce jour-là comme les autres, les ouvriers et les cultivateurs travaillent. Les esclaves néanmoins sont exempts, par la loi, de travailler pour leurs maîtres.

G.B.

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CHAPITRE XXXII. NOLLE PROSEQUI.

Le docteur Rivard, sous la garde de Lauriot, avait

été conduit chez lui, au sortir de la Cour des Preuves ; de là il fut transporté à la prison commune du district, où Pluchon, la mère Coco, et ses deux fils Léon et François se trouvaient incarcérés.

Pluchon avait été mis dans une chambre assez

propre, moyennant une petite somme qu’il devait

payer par semaine. Cette chambre était située dans

les dolies. Les dolles occupaient le troisième étage d’une des ailes de la prison. Un corridor long et spacieux divisait cette partie de la prison en deux ; de chaque côté, des chambres bien aérées, mais avec des barreaux aux fenêtres, meublées convenablement, avec de bons lits, étaient réservées à ceux des prévenus qui pouvaient payer deux dollars par semaine. Le mot dolles venait des deux dollars qu’il fallait payer pour prix du loyer de ces chambres. Une grosse porte en fer, à grille, fermait le corridor. Le jour, les portes des chambres des dolles restaient ouvertes, pour permettre aux détenus de se promener dans le corridor et de converser ensemble ; le soir après la visite, le géolier fermait la porte à clef.

Le docteur Rivard, en apprenant que Pluchon

était prisonnier, n’eut plus de doute que ce ne fut

lui qui l’avait dénoncé. Pluchon seul connaissait sa culpabilité ; aucun autre n’avait de preuves positives contre lui. Aussi cette nouvelle le frappa-t-elle douloureusement ; cependant elle ne l’abattit pas.

Il était quatre heures de l’après-midi quand le

docteur entra dans la prison. Il avait d’abord

demandé à rester quelque temps dans un salon d’attente, jusqu’à ce que Mr. Duperreau, son avocat, qui était allé faire préparer les papiers nécessaires pour le faire admettre à caution, fut arrivé ; mais quand il eut appris que Pluchon occupait une des chambres des dolles, il changea d’idées, et demanda à être aussi placé dans les dolles.

— Je vais aller voir s’il y en a une de prête, lui dit un des guichetiers ; je crains bien qu’elles ne soient toutes occupées.

— Tu n’as pas besoin (d’y aller, reprit le géolier qui, en entrant, avait entendu ; tu sais bien que toutes les chambres sont prises. Il n’y avait que le No 4, mais elle est un peu petite pour deux ; à moins que monsieur ne préfère l’occuper avec celui qui est venu ce matin.

Un léger mouvement de satisfaction erra sur le

front du docteur qui reprit avec indifférence :

— Je ne voudrais pas gêner le monsieur ; quant à

moi je ne refuse pas d’avoir un compagnon, je

paierai la même chose ; mais le Monsieur y consentira-t-il ?

— Faudra bien qu’il y consente, ou qu’il aille dans

la salle commune ; d’ailleurs c’est une chambre à

deux lits, c’est la plus grande des dolles. Ce Mr.

Pluchon n’est pas si grand seigneur, après tout !

Le docteur Rivard, qui avait osé demander le nom

de son futur compagnon de chambre, quoiqu’il le

supposât d’après ce qu’il avait entendu, eut de la

peine à réprimer la satisfaction que lui causa la

réalisation de son espérance.

Au moment où le docteur se préparait à monter aux dolles, Mr. Duperreau entra dans la salle.

— J’ai tout préparé pour votre cautionnement, mais je suis bien fâché, mon cher docteur, de vous

annoncer que vous serez forcé d’attendre à demain.

Il est trop tard pour aujourd’hui. Je ne pourrai avoir le writ d’habeas corpus que vers dix heures du matin.

— C’est bien, Mr. Duperreau, c’est bien, lui dit le

docteur ; j’aime autant que ça soit pour demain.

Vous voudrez bien me venir voir, avant de faire

signer le writ ; j’aurai peut-être quelque chose

à vous communiquer.

— Mais, sans doute ; je serai ici demain matin à

neuf heures. Ne puis-je rien faire pour vous, en

attendant ?

— Non, merci.

On n’avait point annoncé à Pluchon qu’il devait

avoir un compagnon de chambre ; aussi sa surprise

fut-elle grande quand il vit entrer le géolier suivi du docteur Rivard ; cependant il ne se déconcerta pas. Il espérait que le docteur ignorait sa délation.

— Bonjour, monsieur, lui dit le docteur Rivard ;

j’espère que je ne vous incommoderai pas longtemps.

J’ai été arrêté ; par erreur ; demain je dois être admis à caution ; je ne vous aurai dérangé que pour une nuit.

Pluchon baissa d’abord la vue, puis la relevant

avec inquiétude sur le docteur, chercha à deviner

dans sa physionomie ce que pensait ce dernier. Il ne répondit pas.

— Vous pourrez prendre ce lit, M. le docteur, dit

le géolier, dans une couple d’heures nous vous apporterons à souper.

Aussitôt que le géolier fut parti, le docteur Rivard alla fermer la porte, puis il prit une chaise et alla s’asseoir en face de Pluchon.

— Eh ! bien ! Pluchon, lui dit-il sans préambule,

tu sais pourquoi je suis ici.

— Mais non, répondit en hésitant Pluchon, qui

sentait ses chairs frissonner sous le regard ardent du docteur Rivard.

— Tu ne le sais pas ? Eh ! Je vais te l’apprendre.

Ecoute : je suis arrêté parceque toi, tu m’as dénoncé.

— Moi ?

— Oui, toi ! Joseph, Pierre, Etienne Pluchon ! Toi,

qui pensais me faire condamner, pour obtenir ton

pardon en te rendant témoin contre moi.

— Je vous assure…

— Tais-toi, ne dis pas un mot ; écoute ce que j’ai à dire, tu parleras après. Tu es un lâche, et tu es aussi bête que lâche. D’abord, ton témoignage ne suffira pas pour me faire condamner, et il est seul. Ensuite, quand on saura que tu as trempé dans l’assassinat de la rue Perdido…

— Docteur !.

— Silence donc ! car la preuve de cet assassinat,

je l’ai en ma possession ; tu seras arrêté comme félon, et ton témoignage contre moi ne sera plus d’aucune importance. Tu seras tombé d’un embarras dans un bien plus grand ; car au lieu de quelques années de pénitencière, tout au plus, tu vas monter à l’échafaud.

Pluchon était atterré. Il fut plusieurs minutes I

sans pouvoir parler, puis enfin faisant un effort il s’écria :

— Docteur, je vous jure…

— Tu mens, misérable ! Tu ne mérites pas même

que l’on ait pour toi la moindre commisération. Je

savais que tu étais ici prisonnier. J’aurais pu me

faire admettre à caution dès aujourd’hui, mais je

voulais te voir, car j’avais eu un instant pitié de toi. Mais tu mens ; et tu me mens a moi qui te connais !

— Pitié ! pitié ! dit Pluchon en tombant à genoux.

— Pitié ! ah ! oui, tu la mérites bien !

— J’avais été effrayé par d’affreuses menaces, et

ensuite cajolé par des promesses. Mais je regrette

bien vivement ce que j’ai dit.

— Allons, Pluchon ! Je te plains encore plus que

je ne te méprise.

— Que faire ? oh ! mon Dieu !

— Que faire ? je vais te le dire, ou plutôt, tu vas

commencer par me raconter bien en détail, sans

oublier aucune circonstance, entends-tu, sans rien

omettre, tout ce qui s’est passé, depuis notre dernière entrevue jusqu’à ce moment ; et après, je te dirai ce qu’il faudra faire. Relèves-toi.

Pluchon raconta tout au docteur, sans omettre le

moindre détail.

Le docteur avait écouté avec une profond attention.

— Est-ce bien tout ?

— Oui.

— N’as-tu rien dit autre chose dans ta déposition ?

réfléchis bien, je pourrai la voir demain, et si tu me trompes !

— C’est tout, c’est bien tout ; ah ! docteur ! j’en ai bien du regret. Si je pouvais réparer.

— Tu ne peux pas tout réparer, parceque le scandale

est fait ; parceque ma réputation est compromise :

mais tu peux réparer jusqu’à un certain point

le mal que tu m’as fait. Heureusement que tu as

donné ta déposition sous le coup de menaces et de

promesses. Ceci est contre la loi ; on ne peut s’en

servir devant les tribunaux, à moins que tu ne la

corrobores de vive voix à l’audience le jour du

procès.

— Vraiment ?

— Sans doute. Tu pourras la nier, dire que tu ne

savais ce que tu disais ; enfin tout ce que tu voudras, pourvu que tu en détruises l’effet. Si tu me promets cela, je ne te ferai pas arrêter comme assassin.

— Je le promets, je le jure. Je ne vous ai jamais

voulu de mal, docteur.

— Pas de balivernes ; je te connais, et si je n’avais pas eu la précaution de conserver contre toi certaines preuves… Enfin, suffit. Pu promets, c’est tout ce que je veux. Ce n’est point encore tant tes paroles que je crois, c’est parceque c’est ton intérêt qui te fera préférer le pénitentier à la potence. Le pénitencier avec des douceurs que je te procurerai. Et qui sait, peut-être trouvera-t-on les moyens de te faire évader de cette prison avant le procès.

— Evader ?

— Eh ! oui ! S’il faut de l’argent pour payer un

des guichetiers, je t’en donnerai. Si tu ne peux gagner un des gardiens, je te ferai parvenir des limes, des échelles de cordes ; j’aurai une voiture prête à te recevoir et à te conduire en lieu de sûreté, d’où tu pourras gagner quelque pays étranger. Comprends-tu ce que je puis faire contre toi, si tu persistes dans ta déposition ?

— Ah ! oui ! oui ! docteur. Je promets, je jure. Croyez-moi quand je vous dis que j’ai regret ; ou si vous ne croyez pas en mes regrets, quand je vous dis que je n’avais pas envisagé les conséquences de ce que je faisais, comme je les vois maintenant ; et que je vous disculperai, docteur. Si je ne puis réussir à m’échapper de cette prison, avant mon procès, je prendrai tout sur moi, vous verrez.

— Je te crois ; parceque c’est ton intérêt.

— Vous êtes bien sur, docteur, que ce n’est que le

pénitentier pour trois ans ?

— Oui, le maximum.

— Oh ! j’aimerais miens le maximum dans ce cas

ci ; et encore je pourrai peut-être m’échapper de

prison !

— Non-seulement c’est possible, c’est presque certain ; j’ai des moyens qui ne pourront manquer de réussir, si tu ne fais pas quelque bêtise pour te faire découvrir.

— Oh ! docteur, je vous remercie. Je ne mérite

pas…

— Certainement que tu ne mérites rien. Aussi

n’est-ce pas par amitié pour toi que je ferai ce que je te propose ; c’est parcequ’il m’importe que tu ne déposes pas en cour contre moi, tandis que je ne tiens pas du tout à te faire pendre. Allons ! tu connais mes sentiments ; je connais les liens, nous nous entendrons, parlons maintenant de choses indifférentes ; aussi bien, voilà quelqu’un qui vient.

C’était le souper que l’on apportait.

Le lendemain, à dix heures, le docteur Rivard était

admis à caution pour comparaître aux assises de la

Cour Criminelle, qui devaient avoir lieu dans le

mois suivant.

Pluchon avait repris sa bonne humeur ; il avait su

gagner l’amitié d’un des guichetiers au bout de

quelques jours d’emprisonnement. Il ne paraissait

pas avoir la moindre inquiétude sur le résultat de

son procès, dont le jour approchait.

La veille de la tenue de la Cour Criminelle, vers

les neuf heures du soir, un steamboat venait d’accoster au pied de la rue Canal. Le capitaine Pierre arrivait pour les Assises Criminelles, ayant été retenu sur ses plantations ; Trim le suivait, portant sur ses épaules la valise de son maître.

En ce moment le vapeur de la ligne Havanaise se

préparait à partir. Une foule assez considérable était sur la levée, surveillant les préparatifs du départ du vapeur. Déjà tout le monde était embarqué, et l’on détachait les amarres ; l’immense engin commençait ses mouvements, l’eau bouillonnait sous l’effort des roues, quand un petit homme, un paquet sous le bras, accourut, fendit la foule, heurta le capitaine et eut le temps de sauter à bord, avant que le vapeur eut dépassé le quai. Personne n’avait remarqué cet incident.

— Mon maître, dit Trim en montrant du doigt le

petit homme, au moment où il sautait à bord,

“ Mossiê Plicho.”

Le capitaine, qui venait d’apercevoir Sir Arthur

Gosford, s’avança vers lui, sans avoir fait attention à ce que Trim lui avait dit.

Sir Arthur était venu conduire à bord Miss Sara,

qui s’en retournait à Matance, sous la protection

d’une de ses parentes.

Le lendemain, le capitaine se rendit à la Cour Criminelle pour assister comme témoin au procès du

docteur Rivard.

La foule occupait les banquettes destinées au

public. Dans la boîte des prévenus on voyait la

mère Coco Létard et ses deux fils. Le docteur Rivard était assis près de son avocat ; mais on ne voyait pas Pluchon.

La mère Coco regardait d’un œil hardi toute cette

foule ; François avait toujours la même physionomie indifférente ; quant à Léon il prenait la chose sur

un ton tout à fait satisfait ; il est vrai qu’il avait la promesse d’une puissante intercession.

Le docteur Rivard était habillé proprement mais

sans recherche. Il avait un air posé, calme, et un

petit peu pensif. Son avocat venait de lui annoncer

que le procureur-général allait discontinuer la poursuite contre lui.

Le capitaine Pierre, ignorant encore l’évasion de

Pluchon, était surpris de ne pas le voir.

Aussitôt que le juge eut pris son siège, le greffier appela le rôle des causes. La mère Coco et ses fils furent appelés et plaidèrent coupables à l’accusation d’assaut et batterie grave, et furent condamnés à deux ans de pénitencier.

Quand la cause du docteur Rivard fut appelée, le

procureur-général se leva et demanda que la cour

lui permit d’entrer un Nolle prosequi. Comme c’était une motion de droit, elle fut accordée.

M. Duperreau se leva et fit motion “que le cautionnement du docteur Rivard fut annulé, et qu’il fut déchargé de l’accusation.”

Cette motion fut accordée.

Le capitaine Pierre était ébahi de ce qui venait

d’arriver. Il crut un instant qu’il était sous l’effet de quelqu’étrange erreur — Mais quand il vit le docteur Rivard, accompagné de son avocat et d’une grande partie des spectateurs, quitter la cour, il se sentit le rouge monter au front, comme s’il eut été le jouet de quelque nouvel outrage, sanctionné, cette fois, par les autorités judiciaires.

Le procureur-général ne le laissa pas longtemps

néanmoins sous cette impression. Il s’avança vers lui aussitôt qu’il l’eut aperçu, et lui expliqua en peu de mots l’effet d’un Nolle prosequi, et les raisons qui l’avalent forcé d’en agir ainsi. Le capitaine fut satisfait de la conduite du procureur-général, comprenant qu’il valait mieux relâcher le docteur Rivard, sauf à le reprendre plus tard, que de risquer un acquittement nécessaire faute de témoins positifs.

Alors revint à la mémoire du capitaine Pierre,

l’incident de la veille et ce que lui avait dit Trim, au moment où le vapeur parlait pour la Havane ; mais il était trop tard.

Le docteur Rivard sortit triomphalement de la

cour, paraissant aux yeux du public bien plus comme

une victime d’odieuses calomnies que comme un

coupable.

Cet homme, le plus coupable des accusés, échappait

à sa punition. Il pouvait marcher la tête haute

et sans crainte, du moins le pensait-il, l’autopsie du corps de feu M. Meunier n’ayant pu constater aucune trace de poison.

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CHAPITRE XXXIII. L’ÉPOQUE DU RACHAT.

— Mais, papa, où est donc M. de St. Luc ? demandait

Clarisse Gosford, avec une imperceptible émotion

dans la voix ; il n’est pas venu nous voir une seule fois depuis notre arrivée.

— Il a été si occupé ; et d’ailleurs ce n’est que d’hier soir qu’il est revenu de la paroisse St. Charles.

Mais nous le verrons aujourd’hui, j’espère. Il m’a

dit avoir quelque chose d’intéressant à me communiquer et qu’il voulait présenter ses respects à sa petite amie.

De vives carnations montèrent aux joues un peu pâles de la charmante enfant ; et son joli petit pied, coquettement chaussé de brodequins de kid noir, s’agita plus vivement sur le tabouret au rebord duquel il était appuyé.

Depuis quelque temps, elle était triste et mélancolique. Les événements, survenus depuis son débarquement à la Nouvelle-Orléans, l’avaient profondément attristée ; et depuis que Miss Sara était partie, il lui semblait qu’elle était seule dans cette grande ville. À la nouvelle que le capitaine Pierre devait venir le jour même, elle sentit un mouvement de joie et de bonheur, comme elle n’en avait pas éprouvé depuis longtemps.

Elle se leva du fauteuil où elle était assise, s’approcha de son père, lui jeta ses deux bras autour du cou et l’embrassa ; puis courut à sa chambre faire sa toilette.

Sir Arthur prit le journal, qu’on venait d’apporter, et se mit à le parcourir avec indifférence, mais quand il eut lu le compte-rendu de la libération du docteur Rivard, il jeta le journal sur la table, se leva vivement en disant, assez haut pour que sa fille qui rentrait put l’entendre, « oh ! c’est une fatalité, c’est ainsi que les criminels s’échappent ! »

— Qu’as-tu donc, mon petit papa ?

— Rien, rien, mon enfant. C’est le docteur Rivard

qui vient d’être mis en liberté — ce pauvre M. de St. Luc doit être bien vexé !

— Quoi ! ce docteur Rivard qui avait voulu faire

assassiner M. de St. Luc ?

— Lui-même, ma fille. Le principal témoin, qui

était en même temps un des principaux complices,

s’est échappé hier de prison. On pense qu’il est parti sur le vapeur de la Havane hier soir.

— Avec Sara ?

— Dans le même vapeur. Oui ! dans le même vapeur,

continua Arthur en se parlant à lui-même, et

marchant à grands pas dans le salon.

Au bout de quelques minutes, il regarda à sa

montre, prit son chapeau, et dit en sortant :

— Je vais chez M. de St. Luc ; il n’est que deux

Heures ; je ne l’attends qu’à trois. — Si par hasard il arrivait avant que je ne le visse, tu le prieras de m’attendre et d’accepter, sans cérémonie, le dîner avec nous.

Clarisse se mit à la fenêtre, regardant attentivement toutes les personnes qui venaient à l’hôtel ; son cœoeur battait plus vivement, chaque fois qu’un élégant jeune homme descendait de voiture à la porte de l’hôtel.

Trois heures sonnèrent et personne n’était venu.

Elle se mit au piano, et s’accompagna en chantant

quelques romances ; mais chaque fois qu’une voiture

s’arrêtait dans la rue, elle courrait à la fenêtre. Il était quatre heures moins dix minutes ; le diner

était à quatre précises. Qu’est-ce qui retardait son père ? Elle entendit quelqu’un qui frappait à la porte du salon. Elle se sentit un peu agitée et dit “ entrez.” La porte s’ouvrit, c’était un des serviteurs de l’hôtel qui lui apportait une note. Elle l’ouvrit à la hâte, et lut : « Ma chère Clarisse, ne m’attends pas pour dîner.

Je suis chez M. de St. Luc en compagnie de plusieurs de ses amis, planteurs de la paroisse St. Charles, et nous passerons une partie de la soirée

ensemble. M. de St. Luc me prie de te présenter ses respects. Prépare ta malle ; tu viendras avec moi, demain, faire visite à l’habitation de M. de St. Luc à la paroisse St. Charles. »

Ton père,

A. Gosford.

Il était dix heures, quand Sir Arthur retourna à

l’hôtel. Sa fille l’attendait.

— Eh bien ! Clarisse, as tu préparé ta malle ? Demain nous partons, en compagnie de M. de St. Luc.

Je l’aime, cet homme-là. Non seulement il m’a

donné les plus grandes preuves de générosité, de

bravoure dans le danger, de sang-froid dans les moments critiques ; mais il vient encore de me montrer qu’il a un cœur selon le mien. Il nous a ce soir développé un plan d’émancipation des esclaves de ses plantations, que je trouve excellent. Nous l’avons discuté avec plusieurs planteurs. Demain M, de St. Luc fera le premier essai de son plan d’émancipation à la paroisse St. Charles ; il doit l’annoncer et l’expliquer à ses esclaves.

— Oh ! papa, comme tu dois être content de trouver

quelqu’un qui puisse sympathiser avec toi, sur un sujet qui a fait l’occupation de tes deux dernières

années ! Tu ne saurais t’imaginer combien je suis

joyeuse, à l’idée d’assister au premier essai de ce

plan d’émancipation. Je me fais aussi un grand

plaisir de visiter les plantations du Mississipi ; on dit qu’elles sont si bien cultivées, si bien tenues ; que l’hospitalité des planteurs est si généreuse, si cordiale ; en même temps qu’elle est si magnifique et si somptueuse.

— Tu ne trouveras pas de somptuosité à l’habitation

de monsieur de St. Luc, car elle n’a jamais été la

demeure de son propriétaire ; mais de la cordialité, oui, et tout plein, le maître est la générosité même. Allons, mon enfant, vas te coucher, car nous partons de bonne heure demain ; et j’ai des lettres à écrire cette nuit.

Le jour suivant, le soleil se leva radieux ; le temps était superbe ; le voyage fut heureux ; mademoiselle Clarisse était joyeuse et avait repris une partie de sa gaieté. De temps en temps elle dirigeait un coup d’œil timide vers le capitaine qui parlait avec animation à Sir-Arthur et aux planteurs.

Aussitôt arrivés à l’habitation, une collation fut

servie, après laquelle le capitaine, Sir Arthur et sa fille allèrent visiter le camp des noirs.

Tout était dans le plus grand ordre ; les cases des

esclaves, au nombre de vingt, étaient rangées sur

deux lignes parallèles. Elles avaient été nouvellement lanchies à chaux. L’économe de l’habitation tenait à ce que le capitaine fut content de lui. C’était plaisir à voir que ces petites cases, destinées chacune à deux familles, étant partagées en deux par une cloison ; elles étaient éloignées les unes des autres d’à peu près cinquante pieds ; cet espace était occupé par un petit jardin qui s’étendait en arrière des cases. Entre les deux rangées, un vert gazon d’un arpent de large sur toute la longueur du camp, servait de cour et de lieu de récréation aux petits négrillons. Au bout du camp était l’hôpital ; un

peu plus loin la maison de l’économe, et en avant de sa maison, au milieu de la cour, s’élevait la cloche de la plantation. Le camp était entouré d’une clôture en planches, de douze pieds de haut, le tout formant un parallélogramme de mille pieds de long, sur à peu près trois cents de large.

Le camp était presque désert, quand le capitaine y

entra : à l’exception de deux à trois vieilles négresses à l’infirmerie, et d’une demi douzaine de négrillons qui jouaient dans une marre d’eau, tous les esclaves étaient au camp.

Le capitaine avait envoyé Trim prévenir l’économe

de son arrivée, lui faisant dire en même temps de faire rentrer tous les nègres, à six heures

précises.

À peine le capitaine et ses hôtes avaient-ils eu le

temps de faire la visite de la sucrerie, du jardin et des vastes dépendances de l’habitation, que l’économe arrivait à cheval, suivi d’une centaine d’esclaves, hommes et femmes, chacun portant sa pioche et sa hache. Une troupe de petits négrillons, tout barbouillés, et portant des bouts de canne à sucre qu’ils mangeaient à belles dents, les suivaient en criant et gambadant ; on eut dit une troupe de petits gnomes.

Tous les nègres défilèrent un à un devant leur

petit maître, comme ils l’appelaient ; plusieurs se

souvenant de l’avoir vu tout enfant. Ils avaient la

joie peinte sur la figure ; leur pas était leste, malgré une longue journée de travail. Chacun saluait le maître en passant.

Sir Arthur remarqua que, malgré les paroles bienveillantes du capitaine, il n’y en eut pas un seul qui trouvât un mot pour lui exprimer sa joie ; et cependant ils savaient tous qu’il venait dans l’intention de leur procurer les moyens de gagner leur liberté. Il n’y eut qu’un vieil esclave, à la tête toute grise, qui essaya de balbutier quelques mots de reconnaissance, mais aux premières paroles il éclata en sanglots.

Le capitaine regarda Sir Arthur qui était ému ;

Clarisse souriait à travers les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

— Mes enfants, leur dit le capitaine, vous allez

prendre votre souper ; après cela vous vous rendrez

tous dans la sucrerie, où j’irai vous retrouver. J’ai bien des choses à vous dire. Je suis content de vous ; vous vous comportez bien ; votre camp est propre, vos cases sont en bon ordre. J’espère que vous allez aussi être contents de ce que je vais vous dire. Allez.

La vaste salle de la sucrerie avait été proprement arrangée ; des bancs avaient été placés d’un côté pour les esclaves de la plantation. De nombreuses lampes éclairaient la sucrerie. Une table, recouverte d’un tapis, fut apportée au milieu de la salle, et des chaises placées en arrière. Plusieurs des planteurs voisins avaient été invités par le capitaine. À sept heures tous les nègres étaient entrés dans la sucrerie et avaient pris leur place sur les bancs. Quelques minutes après, le capitaine, Sir Arthur et sa fille, ainsi que ceux qui avaient été invités, prirent place près de la table, en face des nègres, qui attendaient dans un profond silence ce que leur maître allait leur dire. Le capitaine déposa sur la table un gros livre relié, sur lequel on lisait : Journal d’émancipation de l’habitation St. Charles.

— Mes enfants, dit le capitaine, en s’adressant à ses esclaves, après avoir bien réfléchi à ce qu’il y avait de mieux à faire, pour accomplir les désirs de votre bon maître, qui est mort en vous recommandant à mes soins, j’ai pensé que je ne pouvais mieux rencontrer ses vues, et vous en faire apprécier les résultats, que de vous donner les moyens de gagner votre liberté. Pour y parvenir il vous faudra du travail et de la bonne conduite, mais pas plus de travail cependant que vous n’en pouvez faire. Voulez-vous travailler pour gagner votre liberté ?

Les nègres se regardèrent les uns les autres, mais

pas un ne répondit.

— Pourquoi ne répondez-vous pas ? L’économe ne

vous a-t-il pas dit que je voulais vous donner les

moyens de gagner votre liberté et de vous racheter ?

Tous les esclaves demeuraient silencieux, leurs

grands yeux blancs fixés sur leur maître.

— Avance ici, Pompée, dit le capitaine en s’adressant à un des plus intelligents et des meilleurs de l’habitation ; et toi, que dis-tu ?

— Rien, mon maître, dit Pompée en s’avançant la

tête basse.

— Comment, rien ! Ne voudrais-tu pas devenir

libre ?

— Oh ! oui, mon maître.

— N’aimerais-tu pas à pouvoir acheter ta liberté ?

Pompée regarda son maître, roulant sa casquette

dans ses mains, sans rien dire.

— Réponds donc.

— Comment l’acheter, avec rien ?

— Mais ne gagnes-tu pas de l’argent, quand tu travailles les dimanches ?

Pompée baissa la tête, roula lentement sa casquette ; puis, après quelques instants de silence, il dit

d’un air moitié riant moitié triste : « Jamais capable gagner ma liberté ! Il y a trente ans que je travaille tous les dimanches, et n’ai pas un picaillon pour acheter du tabac ; comment voulez-vous moué acheté liberté ?

— Que fais-tu de ton argent ?

— Mon argent, y n’est pas gros !

— Mais tu travailles les dimanches ? Et combien

gagnes-tu ces jours-là ?

— Quelquefois dix, quelquefois douze escalins, quelquefois plus. C’est pas gros ça, pour passer la semaine, quelquefois perdre tout aux cartes.

— Tu sais travailler la forge ; tu dois pouvoir gagner deux ou trois piastres par jour, quand tu as de l’ouvrage ?

— Pas toujours de l’ouvrage, et l’on est mal payé ; pas toujours en argent, plus souvent je reçois des effets ; c’est aussi bon pour moué, car souvent ne sais pas que faire avec l’argent.

— C’est vrai, tu ne savais trop que faire de ton argent ; mais maintenant que tu pourras l’employer à payer pour ta liberté, ne voudrais-tu pas le ramasser pour la racheter ?

Pompée baissa la tête, comme s’il n’osait dire sa

pensée tout entière, jeta un coup d’œil de désappointement vers les planteurs qui étaient auprès du capitaine, puis faisant un effort, il dit avec un soupir : — Mais quand j’aurai travaillé encore trente ans,

et donné tout mon argent, je ne serai pas plus

avancé que je ne le suis aujourd’hui, après avoir déjà travaillé trente ans ; je serai bien vieux. Si encore dans trente ans je pouvais avoir gagné ma liberté ! C’est bien long trente ans !

— Oui, c’est bien long ; mais si, au lieu de trente

ans, il t’en fallait moins, bien moins ; si au lieu de trente, il ne t’en fallait que dix, que huit ?

Pompée regarda son maître d’un air de doute, comme s’il eut pensé qu’il se moquait de lui. Il se fit

un mouvement parmi les nègres qui tous, le cou

tendu, écoutaient avec avidité.

— Et si, au lieu de huit, il ne fallait que cinq ans, penses-tu, Pompée, que ça vaudrait la peine que tu travaillasses à la gagner ?

Pompée fixa avec étonnement ses yeux sur son

maître. Tous les nègres se levèrent et s’approchèrent de la table.

— Oui, Pompée, oui, mes enfants, si vous voulez

gagner votre liberté, dans cinq ans vous pouvez tous être libres ! La chose vous surprend ; vous osez à peine le croire ; eh bien, c’est vrai pourtant. Écoutez, je vais tâcher de vous faire comprendre.

Le capitaine ouvrit le grand livre, ou Journal d’émancipation, qui était sur la table, à la page où était écrit le nom de « Pompée. »

— Pompée, tu vois ce gros livre ; dans ce livre ton

nom est entré à cette page ; le nom de chacun d’entre vous est entré sur une page séparée. La valeur de chaque nègre est aussi entrée dans ce livre. Dans ce livre, que je vais laisser à l’habitation aux soins de l’économe, on entrera régulièrement tout l’argent que vous lui donnerez, ainsi que les effets que vous lui vendrez, et aussi toutes les heures de travail que vous donnerez en sus de vos heures ordinaires de travail. Tout sera marqué. Comprenez-vous ?

— Un peu, dit Pompée, mais je n’aimerais pas

que l’on marquât à un autre ce que j’aurais donné.

— Ne crains pas cela, tout sera fait et marqué avec

soin ; d’ailleurs je vais donner à chacun d’entre vous un petit livre, dont vous aurez bien soin, et dans lequel l’économe fera une entrée correspondante à celle du grand livre, chaque fois que vous lui donnerez quelque chose.

L’idée du petit livre parut faire plaisir à ces pauvres nègres, qui ont tant de raisons de craindre d’être trompés. Ils ne comprenaient pas beaucoup encore, mais ils avaient foi dans leur maître ; ils espéraient en un acte de générosité, plutôt qu’ils n’avaient foi dans leur travail comme moyen de rédemption.

— Comprenez-vous, mes enfants ? leur demanda le

capitaine.

— Pas beaucoup, dit Pompée en souriant.

— Écoutez-bien. Je vais commencer par te montrer, Pompée, comment tu peux te racheter et en

combien de temps. Tu vaux $1200, cette valeur est

marquée dans ce livre. Ainsi pour racheter ta liberté, il faut que tu me donnes $1200. Penses-tu que tu puisses me payer $1200 en cinq ans ?

Pompée partit d’un éclat de rire si franc et si bruyant, qu’il devint contagieux. Le capitaine lui-même ne put s’empêcher de sourire malgré tout son sérieux.

— Voyons ! voyons ! réponds.

— Pas capable, mon maître ; jamais capable de

payer $1200 ; pas seulement cent picaillons !

— Tu crois ? Nous allons voir. Le capitaine tira

de la poche de son gilet une feuille de papier sur

laquelle il avait fait, avec Sir Arthur, quelques

calculs.

D’abord, c’est une règle de l’habitation que chaque

jour de travail est composé de douze heures. Ces

douze heures m’appartiennent ; le reste de la journée vous appartient ; et si quelquefois j’ai besoin de vous faire travailler plus longtemps, comme dans le temps de la roulaison, chaque heure extra vous sera comptée et payée. Comprends-tu que tu doives travailler douze heures tous les jours excepté les dimanches ?

— Oui, mon maître.

— Comprends-tu que si tu me payes $1200 tu auras

racheté ces douze heures, que j’appellerai heures majeures pour les distinguer des heures ordinaires, et que tu ne seras plus obligé de travailler, que tu seras libre enfin ?

— Oui, mon maître ; mais je ne comprends pas

comment je pourrai gagner $1200.

— Attends un peu. Comprends-tu que si tu me donnes un douzième de cette somme, c’est-à-dire $100, tu auras racheté un douzième de ton temps de travail, c’est-à-dire une heure majeure ?

— Pas trop, répondit Pompée en se grattant l’oreille ; puis il reprit : après quelque temps de réflexion : oui je comprends ; quand j’aurai donné $100, j’aurai payé une heure majeure, et je n’aurai que onze heures de travail à donner par jour.

— Bien, Pompée ; c’est ça ! voyons maintenant

comment-tu pourras me donner les premières cent

piastres. Écoute : tous les dimanches t’appartiennent ; l’argent que tu gagnes ces jours-là t’appartient. Sais-tu combien il y a de dimanches dans l’année ?

— Sais pas, dit Pompée, en jetant un coup d’œil

furtif sur Sir Arthur ; il n’y en a pas beaucoup.

Sir Arthur et tous les planteurs se mirent à rire

de bon cœur à la réponse de Pompée.

— Il y en a 52, continua le capitaine ; et comme

l’économe me dit que tu peux aisément gagner deux

piastres par jour, tu peux gagner $100 dans le cours de l’année. Avec ces $100 tu achèteras une heure majeure.

— Oui ! mon maître, si je puis racheter une heure

majeure au bout d’un an, je comprends bien que je

pourrai les racheter tous au bout de douze ans ; mais si je ne puis avoir toujours de l’ouvrage, il me faudra plus de douze ans. ;

— Pas mal, pas mal, mais ne vas pas trop vite.

Quant à l’ouvrage, que cela ne t’inquiète pas, je te trouverai de l’ouvrage et je te donnerai $2 par chaque jour que tu me donneras, en sus de ton temps

de l’atelier ; ou si tu l’aimes mieux, je te procurerai du fer et tu travailleras à la pièce ces jours-là. Maiscontinuons, et écoutez bien tous.

À la fin de la première année, tu auras donc racheté une heure majeure. Tu continueras à travailler douze heures par jour la seconde année, mais comme tu ne seras obligé qu’à onze heures de travail au lieu de douze, tu duras donc travaillé une heure extra par jour ; or comme il y a 312 jours de travail à peu près dans le cours de l’année, je te redevrai 312 heures de travail ; 312 heures divisées par 12

(le temps d’une journée) donnent 25 jours, à 82 par

jour, feront $50 que je te devrai. 850 sont donc pour toi la valeur de chacune de tes heures majeures que tu auras employée à mon service durant l’année. Comme tu auras en outre pu gagner $100 avec ton travail des dimanches, tu pourras encore avec ces $150 racheter une heure et demie majeures, ce qui te fera deux heures et demie majeures à toi. Comprends-tu ?

— Un peu ; pas trop !

— Continuons. À la fin de la troisième année, ton

travail des dimanches te rachètera une heure majeure ; et les deux heures et demie majeures qui

t’appartiennent te rachèteront encore une heure et

un quart majeures ; faisant quatre heures trois quarts majeures t’appartenant ; vois-tu ?

— Pas trop ; mais c’est égal.

— Nous comprenons, nous comprenons, crièrent

plusieurs nègres.

— C’est bien. Au bout de la quatrième année, ton

travail des dimanches te rachètera une heure majeure ; et tes quatre heures trois quarts majeures te rachèteront encore deux heures et un quart majeures, qui feront en tout huit heures majeures à toi. Il y aura une petite somme de reste en ta faveur.

Il ne reste plus que quatre heures majeures à racheter pour te mettre libre. Au bout de la cinquième année ton travail des dimanches te rachètera une heure majeure, tes huit heures majeures te donneront encore à la fin de l’année, à 50 piastres chacune, $400 dont tu prendras $300 pour compléter ton rachat ; tu seras libre, et tu auras $112.50 en argent.

Écoutez encore un instant, mes enfants, je vais récapituler.

Pour toi, Pompée, estimé $1200, chaque heure

majeure te coûtera $100 de rachat.

Tes dimanches (50) te vaudront au bout de l’année $100.

Chaque heure majeure (libérée) de travail par jour, te vaudra, un peu plus de 16 cents, et au bout de l’année $50.

Ainsi :

1ère année.

Ton travail de 50 dimanches valant

$100 à

$100

achètera

1h.

maj.

2de année.

Ton travail de 50 dima"nchesva"

100

T"ntr"travailde1 heure maj.vala"

50

150

"

"

3ème année.

Ton travail de 50 dimanchesval"

100

T"ntr"travailde2½ h. maj.valant"

125

225

"

"

4ème année.

Ton travail de 50 dimanchesval"

100

T"ntr"travailde4¾ h. maj.valant"

237.50

337.50

"

$12.50

5ème année.

8

Ton travail de 50 dimanchesval"

100

T"ntr"travailde8 h. maj.esvalant"

400

500

"

4

$100

$1312.50

"

12

$112.50

— Et je serai libre ! dit Pompée, en se jetant à genoux, oh ! mon maître ! Dans cinq ans…

— Mais moi, dit une vieille négresse, le désespoir peint sur la figure ; jamais capable pour gagner deux piastres par dimanche ! jamais gagner plus de deux escalins ! jamais gagné mon la liberté !

— Ma bonne Marie, dit le capitaine en souriant, tu

ne vaux pas $1200 non plus. Voyons ce que l’on t’a

estimée. Ah ! on ne t’a estimée que $150, ma bonne

vieille ; ainsi, pour toi, au lieu de $100 qu’il faut à Pompée pour racheter chacune de ses douze heures majeures, il ne te faudra à toi que douze piastres et demie. Tu vois que tu pourras racheter ton temps aussi vite que lui, avec tes deux escalins par dimanche ; car deux escalins te feront, au bout de l’année, douze piastres et demie.

— Il en sera ainsi à peu près pour tous vous autres ; car l’estimation de chacun est en raison du montant d’ouvrage qu’il peut faire par jour. Oui, mes enfants, au bout de cinq ans, à compter de ce jour, vous pouvez tous être libres, pouvu que vous travailliez bien, et surtout que vous vous comportiez bien.

— Mais, dans cinq ans je serai morte !

— J’espère bien que non ; dans tous les cas, tu

pourras donner à qui tu voudras l’argent que tu

aurais gagné.

La vieille Marie se mit à pleurer de joie ; et tous

ces nègres qui, sans comprendre exactement encore

la portée des explications et des calculs de leur

maître, entrevoyaient une perspective plus ou moins

prochaine de liberté, se jetèrent à genoux pour

remercier leur maître. La scène qui s’ensuivit, l’expression à la fois grotesque et délirante de bonheur qui animait toutes ces figures d’êtres, tout à l’heure écrasés sous le joug d’une perpétuelle servitude, et maintenant relevés à la hauteur de l’homme par la perspective de la liberté, fit sur Sir Arthur et sa fille une impression qu’ils eurent de la peine à maîtriser.

Le capitaine était ému. Il appela l’économe auprès de lui et le chargea de leur expliquer de nouveau ce qu’il venait de leur dire et de tâcher de leur faire comprendre.

Parmi les esclaves, il y en avaient cinq à six qui

s’étaient tenus à l’écart, ne partageant pas l’enthousiasme général ; parmi eux on remarquait le père Tobie.

— Pensez-vous, dit un des planteurs au capitaine,

que votre plan réussira ?

— Pourquoi pas ?

— D’abord, parce que les nègres sont défiants, ils ne voudront pas donner leur argent dans la crainte

d’être trompés ; ensuite, ils ne voudront pas travailler pour gagner une liberté qu’il leur semblera impossible de réaliser, ils sont trop paresseux ; il n’y a que le fouet qui puisse les faire travailler.

— Mais n’avez-vous pas vu leur enthousiasme ?

combien ils avaient l’air heureux !

— Oui, oui ! tout cela c’est bon pour un moment,

mais quand il leur faudra payer, vous verrez. Quant

à moi, je ne demande pas mieux que de les voir refuser de gagner leur liberté ; car si vos calculs sont corrects, et ils me paraissent assez raisonnables, sauf les dépenses de nourriture que vous n’avez pas pris en compte, il ne me parait pas juste que cinq ans de travail partiel puissent leur gagner leur liberté, quand nous avons droit à les garder toute leur vie. Si nous adoptions votre plan, qu’arriverait-il, en supposant que les nègres voulussent en profiter ? Au bout d’une dizaine d’années il n’y aurait plus d’esclaves dans la Louisiane. Bel état de choses, vraiment ! Une classe de paresseux, de voleurs ! Les terres resteraient en friche ; il n’y aurait plus de culture possible. Nous serions tous ruinés. Vous, Mr. de St. Luc, vous êtes riche, vous desirez affranchir vos esclaves, c’est bien ; nous n’avons rien à dire. Vous espérez le faire, en tâchant d’intéresser les esclaves à leur rachat ; ce serait encore mieux si vous pouviez y réussir, mais je ne le croîs pas.

— Oui, c’est vrai, dirent à la fois plusieurs des

planteurs, les nègres ne voudront pas travailler et

donner leur argent. Ils voudraient la liberté ; mais comme don, et non comme le fruit de leur travail ; et c’est bien heureux, car si votre plan réussissait et que nous l’adoptassions, tous les nègres seraient libres avant dix ans et l’Etat serait ruiné.

— Permettez-moi, mes amis, de laisser au temps à décider si les esclaves voudront travailler à leur

rachat ; quant à la crainte que vous manifestez de

voir le pays ruiné et nos terres en friche, si les nègres obtiennent une fois leur liberté, je crois qu’elle est exagérée. Par de sages et justes lois de police, les nègres seront obligés de travailler, comme les serviteurs blancs sont obligés de le faire dans les autres pays. Sir Arthur, qui revient des Antilles anglaises, où deux ans d’observations l’ont mis à même d’apprécier l’effet du Bill d’émancipation et du système d’apprentissage qui y est mis en opération, pourra vous dire ce qu’il en pense. Qu’en dites-vous, Sir Arthur ?

— Les craintes des plus affreux résultats de l’émancipation des noirs dans les possessions anglaises, répondit Sir Arthur, avaient engagé plusieurs des planteurs des Iles à s’expatrier ; d’autres avaient envoyé en Angleterre leurs femmes et leurs enfants. Ceux qui restèrent ou du moins la plus grande partie offraient en vente leurs plantations pour presque rien. Ils ne trouvaient pas d’acheteurs. L’idée générale était que les nègres, une fois libres, ne voudraient plus travailler. Cette idée, fondée sur l’expérience de la paresse naturelle de l’esclave, qui ne travaille que sous la surveillance du commandeur et la crainte du fouet, paraissait correcte et sans réplique. Mais on ne faisait pas la réflexion qu’en traitant l’esclave comme une brute on le rendait semblable à la brute ; il était assuré de son pain et de son vêtement, quel intérêt avait-il à travailler ? Aucun ; il n’en retirait aucun profit. La peur de la punition seule pouvait, comme elle était la seule, qui dût le faire travailler. Quel est le blanc qui travaillerait,

s’il ne devait pas retirer un profit de son travail ? Si l’on compare le travail des esclaves avec

l’ouvrage que font les ouvriers, les journaliers et les artisans de l’Europe, l’on verra que ces derniers travaillent bien plus, plus longtemps et bien mieux ; et souvent pour un salaire qui suffit à peine à leur entretien et celui de leur famille.

Plusieurs des habitants des Iles, néanmoins, qui

avaient eu occasion d’employer à gages des noirs

libres, préféraient les employer que de se servir

d’esclaves ; d’autres, qui avaient employé des noirs libres à la pièce ou à l’entreprise, s’étaient aperçu que, de cette manière, ils obtenaient plus d’ouvrage et faisaient plus de profit, qu’ils n’eussent pu en faire avec un nombre plus grand d’esclaves. Aussi ces personnes, profitant de la panique, achetèrent-ils à vil prix de superbes plantations, qu’ils exploitèrent par des nègres à gages ; et ils firent des fortunes.

La première année, néanmoins, au temps de la roulaison, plusieurs nègres refusèrent de s’engager ; ce n’était pas tant par paresse que parcequ’ils savaient que les planteurs seraient forcés de leur donner un plus haut prix, et ils l’obtinrent. La seconde année, on adopta le système de faire travailler à l’entreprise et à la part, c’est-à-dire que l’on accordait au nègre une quantité de sucre proportionnelle à la quantité d’arpents de canne qu’il avait cultivés : et la récolte

de l’année fut presque le double de ce qu’elle avait été la précédente année. On a attribué à la paresse et à l’indolence des nègres l’effroyable diminution de la récolte qui suivit les premiers essais de l’émancipation ; c’était une erreur, car les mêmes plantations qui furent travaillées avec un moindre nombre de nègres, produisirent de plus grandes récoltes qu’elles n’en avaient jamais produit avant. La diminution dans le total de la récolte doit être attribuée à l’état de désorganisation complète, et à l’abandon d’un grand nombre de plantations par leurs propriétaires.

On commence maintenant à s’apercevoir aux Antilles

que le planteur peut exploiter une plantation, avec plus de profit pour lui et avec plus de satisfaction pour les noirs, en intéressant les travailleurs dans le produit de la récolte, que par le système de l’esclavage.

Les planteurs ne semblaient pas partager l’opinion

de Sir Arthur.

Quand ils furent partis, Sir Arthur dit au capitaine :

— Courage, vous faites une belle et bonne action ;

mais je crains bien que vous ne trouviez pas beaucoup d’imitateurs à la Louisiane. La facilité même de l’exécution de votre mode d’émancipation, sera, pour eux, justement le plus grand obstacle à son

adoption. Ces planteurs ne savent pas ce qu’ils préparent de troubles et, de misères à leurs enfants !

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CHAPITRE XXXIV. DU SUD AU NORD.

Neuf mois se sont écoulés, depuis les événements

racontés dans les chapitres précédents. Malgré le

désir de Pierre de St. Luc d’aller au Canada, ce ne

fut que vers la fin d’août qu’il put terminer et régler ses affaires et réaliser ses fonds pour les placer en actions de banques.

Son immense fortune lui donnait un revenu de

plus de quatre cent mille piastre par année.

Trim, qui était impatient d’accompagner son maître,

s’était habillé tout de neuf, et avait acheté force

vêtements de laine, bien chauds, pour ne pas geler au Canada, comme il disait. Il se faisait une fête d’aller en mer ; aussi son désappointement fut-il grand, quand son maître s’embarqua à bord d’un steamboat, qui devait remonter le Mississippi et l’Ohio jusqu’à Pittsburg. Il fut aussi fort surpris quand il arriva à St. Jean, de trouver qu’en Canada il put faire un beau temps au mois de Septembre. Il s’était tellement accoutumé à considérer le Canada comme un pays où tout gèle, en été comme en hiver, qu’il éprouva comme une espèce de désappointement de voir ainsi détruites toutes ses idées sur la température

du Nord.

À bord du bateau à vapeur qui fait le trajet de

Whitehall à St. Jean sur le lac Champlain, St. Luc fit la connaissance d’un jeune canadien, du nom de Rodolphe DesRivières, qui retournait à Montréal. Le

caractère franc et ouvert de ce jeune homme, qui

était à peu près de son âge, son humeur gaie et complaisante, ses manières sans prétentions, plurent infiniment

à St. Luc. Il était bien aise de cette rencontre ;

il avait besoin de quelqu’un qui put le guider dans ses recherches, de quelqu’un qui put être en même temps son compagnon et son ami dans un pays où il était parfaitement étranger. Il ne pouvait mieux rencontrer.

Rodolphe DesRivières était un peu plus grand que

St. Luc, mais pas aussi carré des épaules, ni aussi

robustement taillé. Il y avait même quelque chose

d’efféminé dans son visage un peu trop blanc, et

dans ses grands yeux bleus empreints d’une certaine

teinte de mélancolie. Mais celui qui l’aurait jugé

sur ces apparences se serait trompé ; il était d’une force et d’une activité peu communes ; sa force consistait, surtout, dans la vigueur des bras.

Bon et généreux, mais vif en même temps, il ne se

laissait pas impunément, comme on dit au Canada,

piler sur les orteils. Il aimait à se mêler à tous les jeux de force et de gymnastique ; souvent il provoquait des adversaires à se mesurer avec lui, non pas par fanfaronnade mais par amusement. Il connaissait sa forçe mais n’en abusait jamais ; plus d’une fois elle lui servit à se tirer d’un mauvais pas, et aussi souvent à protéger le faible. Il était trop connaisseur pour être longtemps à reconnaître, à la symétrie des formes et au développement des muscles de St. Luc, à la souplesse et l’activité de ses mouvements, que

ce dernier devait être un dur à cuire ; aussi ne

l’apprécia-t-il que d’avantage. D’ailleurs il y avait trop de ressemblance dans leur caractère et leurs idées, pour qu’ils ne sympathisassent pas ensemble, et ne devinssent pas bientôt amis.

Rendus à Montréal, St. Luc et son nouvel ami descendirent à l’hôtel Rasco, dans la rue St. Paul.

C’était le meilleur hôtel de la ville, et le rendez-vous de tous les étrangers de distinction.

St. Luc était fort en peine de retrouver sa mère,

dont il n’avait pas la moindre souvenance, en ayant

été séparé à l’âge de quatre ans. Il ne savait pas si elle vivait ; pas même son nom, son père ne l’ayant désignée dans ses mémoires, que par le nom d’Éléonore de M… ; ce qu’il savait de plus positif, c’est qu’elle était de Sorel ; ce qu’il savait encore, c’était que Mr. Meunier, son père, était de la paroisse St. Ours. Mais il y avait déjà si longtemps de cela ! Qui sait si aucune des personnes, qui les avaient connus vivaient encore ! Cependant il se résolut à partir dès le lendemain pour Sorel.

Le jour suivant, au déjeûner, il communiqua son

dessein à son ami DesRivières, qu’il décida à l’accompagner.

— Comment allons-nous voyager ? demanda St. Luc.

— Nous descendrons en bateau à vapeur jusqu’à

Sorel, où nous arriverons vers dix à onze heures de

la nuit. Nous coucherons à Sorel ; demain, nous

prendrons des informations sur les lieux ; puis,

dans l’après-midi, nous nous ferons mener à St. Ours, par un charretier, en calèche.

— En calèche ! des calèches comme les charretiers

en ont ici, à deux roues !

— Il n’y a pas d’autres espèces de voitures à Sorel.

Mais nous allons nous faire éreinter ! et où

mettrons-nous Trim, et tout notre bagage ? N’y

aurait-il pas moyen de se procurer des chevaux de

selle à Sorel ?

— Je ne crois pas ; les chevaux des campagnes sont

bien bons à la voiture, mais pas à la selle ; ils trottent dru, mais galopent dur.

— Ca ne me va pas du tout. N’y aurait-il pas moyen

de se procurer ici une voiture à quatres roues et

rouverte, à deux chevaux, et de plus un bon cheval

de selle.

— Nous pourrons avoir tout cela chez Sharps, qui

tient la meilleure écurie de louage de Montréal. Je

me charge d’y voir ; en effet, pourquoi pas prendre

nos aises, puisque nous en avons les moyens ? vous

dites que vous ne tenez pas aux dépenses ?

— Bien moins qu’à notre comfort ; prenons cela pour règle de notre conduite. À propos de comfort pensez-vous que nous puissions nous procurer de bons vins à Sorel et à St. Ours ?

— À Sorel, j’en doute ; à St. Ours, bien sûr que

non !

— J’y avais pensé ; j’ai fait remplir ma canevette.

Trim doit voir aussi à faire mettre un demi panier

de champagne.

— C’est bien heureux que vous m’ayez donné ces

informations, sans cela, nous eussions fait un voyage de misère par notre propre faute. Je vois qu’en ce pays vous êtes encore à l’état primitif ; vous n’avez pas encore inventé le luxe des voyages par terre, Donnez-moi une voiture à quatre roues, et couverte,

surtout, pour ne pas brûler au soleil, quand il fait chaud comme aujourd’hui ; ni être trempé quand il pleut.

Dans le cours de l’après-midi, St. Luc et DesRivières allèrent choisir les chevaux chez Sharps, qui promit de les faire conduire à bord du Charlevoix, un peu avant sept heures.

Il y avait un grand nombre de passagers qui descendaient à Québec ce soir-là.

Parmi les dames à bord, St. Luc avait remarqué

deux jeunes personnes, qui paraissaient être de même âge, et dont les traits étaient tellement ressemblants qu’il n’y avait pas à se méprendre sur leur étroite parenté. Elles étaient accompagnées d’une dame, d’un certain âge, encore belle malgré son embonpoint, et qui paraissait être leur mère. Ce qui l’avait surtout frappé dans les jeunes filles, c’était une certaine ressemblance assez remarquable avec quelque personne qu’il avait dû connaître, mais dont il ne pouvait nullement se rappeler le souvenir. Plusieurs fois, dans le cours de la soirée, cette ressemblance lui revint à l’esprit, sans qu’il put néanmoins parvenir à fixer ses souvenances. Cette idée le préoccupa une partie de la soirée.

Il était près de onze heures quand le Charlevoix

accosta au quai de Sorel.

— Où allons-nous loger ? dit St. Luc à DesRivières

en débarquant.

— Chez le père Toin. Il tient la meilleure auberge

du village ; d’ailleurs c’est un ancien citoyen de

l’endroit, je pense qu’il pourra nous donner quelques renseignements. Venez avec moi, c’est à dix pas d’ici ; Trim restera pour avoir soin des chevaux et

du bagage. Dans deux minutes nous l’enverrons

chercher.

Le père Toin était bien la personne qui pouvait le

mieux, à Sorel, donner à St. Luc les renseignements

qu’il cherchait.

En effet, répondant aux questions que lui fit ce dernier, il lui dit : “ qu’il se rappelait bien d’une madame Deguise, qui était morte depuis longtemps ; qu’elle avait une nièce, mariée d’abord à un nommé Meunier, qui était mort matelot. Que cette madame Meunier, dont il ne pouvait se rappeler au juste le nom de famille, mais qu’il croyait s’appeler Éléonore de Montour ou Montreuil, s’était, disait-on, mariée à Montréal ou à Québec, à un M. Rivan, quelques temps après la mort d’un docteur Guérin auquel son père l’avait destinée d’abord. Qu’il n’avait pas entendu parler d’elle depuis. Qu’il croyait que M. Rivan et sa femme étaient morts du choléra en 1832 ; du moins il lui semblait l’avoir lu sur la Minerve. Qu’il avait aussi connu un nommé Pierriche Meunier, petit cousin de Meunier le matelot. Mais que depuis bien longtemps il n’en avait pas entendu parler.”

Ces renseignements n’étaient pas fort satisfaisants : répondant ils étaient importants, puisqu’ils lui donnaient le nom que portaient sa mère. Il lui devenait beaucoup plus facile maintenant de faire ses recherches avec une chance de succès.

Le lendemain, ils partirent pour St. Ours, recommandant au père Toin de prendre des renseignements pendant leur absence.

À St. Ours, ils apprirent que les enfants de M. de

Grandpré s’étaient dispersés, après la mort du père et de la mère, et étaient allé s’établir on ne savait où. Ils ne furent pas beaucoup plus heureux dans leurs recherches pour trouver des membres de la famille de feu Alphonse Meunier. Il y avait bien

dans la paroisse plusieurs personnes du nom de

Meunier, mais personne ne se rappelait d’Alphonse

Meunier. On se rappelait bien d’un nommé Pierre

Meunier, qui avait quitté la paroisse, depuis plus de vingt ans, pour s’engager sur les cages ; on l’avait souvent entendu parler d’un cousin qui avait fait fortune, mais qui s’était noyé en allant à la pêche à la baleine. Pierre Meunier, s’il vivait encore, devait demeurer à Montréal ou à Québec, étant trop vieux pour aller maintenant sur les cages.

Ce furent là tous les renseignements qu’ils purent

obtenir à St. Ours, après trois jours de recherches.

— Eh ! bien, que pensez-vous de nos succès, M. de

St. Luc ?

— Ma foi ! je ne puis pas dire qu’ils aient été énormément heureux ; mais je n’en suis pas moins

content.

— Si nous pouvons trouver ce Pierre Meunier, et je

sais à qui m’adresser à Montréal pour en avoir des

nouvelles, je crois que nous en apprendrons quelque

chose. Il doit être le cousin de votre père.

— Je le pense aussi ; mais à qui vous adresserez-vous à Montréal pour en apprendre quelque chose ?

— Je connais un nommé Jos. Montferrand, qui est

un fameux guide de cages ; il nous dira probablement ce qu’est devenu Pierre Meunier. Je crois que nous trouverons Montferrand à Québec, où il doit être descendu sur une des cages de l’Ottawa.

— Tant mieux ; nous irons à Québec. Je voudrais

aller à Québec pour une autre raison ; en descendant de Montréal, l’autre jour, j’ai remarqué deux jeunes demoiselles dont la physionomie m’intrigue. J’y ai déjà pensé plusieurs fois. Je dois les avoir vues quelque part ou quelqu’un qui leur ressemble beaucoup. D’ailleurs je désirerais remettre au gouverneur, Lord Gosford, une lettre que m’a donnée pour lui son cousin Sir Arthur Gosford ; j’aimerais à en avoir des nouvelles, il a du être venu ici l’hiver dernier.

— De quelles jeunes filles voulez-vous parler, dit

DesRivières en riant, est-ce que l’une d’elles vous

serait tombée dans l’œil ? Prenez garde M. de St. Luc, vous pourriez bien vous laisser prendre à l’hameçon ; les appâts sont attrayants en Canada.

— Ah ! mon cher ami, ce n’est pas un requin comme moi, un vrai loup de mer, qui se laisse prendre

si facilement. Non, ce n’est pas cela ; j’ai ressenti une singulière impression en les voyant ; plus je les regardais, plus elles m’intéressaient, sans que je pusse deviner pourquoi ; mais bien sûr que ce n’était pas de l’amour.

— Étaient-ce ces deux demoiselles, en robes blanches, chapeaux de paille attachés sous le menton avec des rubans bleus.

— Précisément.

— Cheveux bruns, lissés en bandeaux sur le front ?

— Oui.

— Grands yeux, d’un bleu clair, fendus en amande.

— Ce sont elles ! les connaissez-vous ?

— Oui, ce sont les demoiselles St. Dizier qui descendaient avec leur mère. Diable ! vous n’avez pas mauvais goût. Ce sont les belles de Québec ; on*

appelle la plus grande, l’Étoile du Nord.

— St. Dizier, répéta St. Luc, en se rejetant, en

arrière dans le fond de la voiture, je ne connais pas ce nom-là ; et il tomba dans une rêverie dont il ne sortit qu’en arrivant à Sorel.

Le père Toin fumait sa pipe sur la galerie, au

devant de sa maison, quand ils arrivèrent.

— Eh bien ! le voyage ? dit le père Toin, en secouant les cendres de sa pipe et venant au-devant

d’eux.

— Pas trop bon, dit DesRivières : et de votre côté ?

— Moué, j’en ai ; pas su M. Rivan, personne ne sait ce qu’il est devenu ; mais su Munier j’en ai.

— Qu’avez-vous appris ? dit St. Luc, en avançant,

vivement.

— Ah ! dame ! C’est par une pure chance du bon

Dieu que j’ai appris ça. Figurez-vous que depuis

que je vous ai vu, j’ai fait l’tour du village, je n’sais comben de fois, pour voir tous les vieux. Pas un ne se rappelait M. Rivan ni Munier. Je désespérais de rien trouver, quand, par hasard, c’matin, j’vais à la grève, pour voir s’il y avait du poisson à vendre ; et qu’est-ce que j’vois au quai ? Un tas de faignants qui regardaient deux hommes de cage qui s’battaient. Mais qu’est qu’c’est qu’ces deux polissons-là que je dis ? — Mais n’connais-tu pas Bill Collins qu’on m’répond. — Quoi, le métif ? — Oui, c’est lui-même. — Et l’autre ? que j’demande. — C’est Munier, le garçon à Pierriche, tu sais ; qu’é d’meuré à St. Ours. — Oh ! oh ! que je me dis, c’est mon homme ; et sans faire ni une, ni deux, j’crie. « Aidez moué, faut les séparer ! » et on les sépare. J’tenais Munier au collet. Tu n’as pas honte, que j’lui dis, de te battre comme ça en pleine rue ; t’es ben joli comme t’es là, avec un œil poché et l’autre qui n’en vaut pas mieux. — Quoi, c’est vous m’sieu Toin, qu’y m’dit. — Oui, c’est moué, que j’lui réponds ; et tu va m’suivre tout de suite ; ya deux m’sieux qui te cherchent. Je l’ai emmené ici ; et après lui avoir fait laver le visage avec du whisky, j’lui dis : À c’t’heure, tu vas rester ici ; et quand ces m’sieux viendront y le verront. — Ah ! pour ça, j’peux pas, qu’y m’répond — Et, pourquoi pas ? que j’dis. — Mais parce qu’y faut que j’rejoigne ma cage qui descend ; Montferrand, qu’est d’sus, m’a dit de le rejoindre à la tête du lac ; à moins qu’j’n’aime mieux aller sauter l’Abord à Plouffe, avec la cage à m’sieux Aumond. — Bien, c’est bon, que j’lui dis, tu iras sauter l’Abord à Plouffe ; ça te donnera le temps d’attendre ici que’quetemps. — Non pas, me répondit-il ; faut que je remonte dans le Varennes, qui va démarrer tout à l’heure. J’eus beau faire pour l’r’tenir ; il a fallu qu’y partit dans le Varennes.

— Est-ce bien le cousin de M. Meunier qui était

mort en mer ? demanda St. Luc, fort intéressé dans

la découverte du père Toin.

— Non pas le cousin ; le p’tit cousin ; c’est le père qu’était le cousin du matelot. C’lui-cit c’est l’fils.

— C’est bien, c’est bien ; mais où allons-nous le

retrouver maintenant. C’est dommage que je n’ai

pu le voir.

— Ah ! pour ça, écoutez : j’sais où y d’meure ; y

d’meure à Montréal, dans le faubourg St. Laurent,

qu’y m’a dit, conte le Coin Flambant.

— Est-ce tout ce que vous avez pu obtenir, M.

Toin ?

— Oui, m’sicux ; c’est-à-dire non, arrêtez un peu…

ah ! y m’a dit que l’petit Pierriche à Mame Riva…

attendez, j’ai pas trop ben compris… oui, j’crois

qu’c’est ça, l’p’tit Pierriche à Mame Rivan, qu’elle avait mis chez son père, avait été enlevé, tout p’tit.

— Chez qui avait-il été mis ?

— Chez Pierriche Munier, l’père à celui qu’était ici à matin.

— Est-ce tout ce que vous avez appris ?

— Oui, m’sieu, c’est tout.

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CHAPITRE XXXV. UNE NUIT ORAGEUSE.

L’excitation des esprits à Montréal était devenue

telle qu’il était dangereux de sortir le soir, surtout dans les faubourgs. La police était tout à fait insuffisante pour réprimer les désordres. Les hommes du guet faisaient acte d’apparition par intervalles, plutôt par forme que pour faire acte d’autorité. Heureusement qu’il était rare que l’on fit usage d’armes meurtrières ; on se servait de bâtons, quelquefois de garcettes, mais presque jamais de pistolets ou de poignards. — Mais si d’un côté il n’y eut point d’assassinats, il y avait presque tous les soirs de nombreuses contusions d’infligées, souvent à des personnes fort inoffensives. Une haine de race s’était

insensiblement accrue entre une partie de la population anglaise et canadienne. La jeunesse des deux nationalités, surtout, était fort exaltée. Leur antipathie ne se déclarait pas encore ouvertement, en plein jour ; mais dans les rencontres particulières, le soir, ils en venaient presque toujours aux voies de fait. Des deux côtés ils se recherchaient ; les Canadiens n’étaient presque jamais les agresseurs, mais une fois

la lutte engagée, ils en sortaient presque toujours à leur avantage ; à moins qu’ils ne fussent forcés de succomber sous le nombre.

Le Coin Flambant était devenu célèbre par les rixes dont il était le théâtre presque toutes les nuits. Trois à quatre maisons, tenues par des personnes d’une réputation plus que douteuse sous le rapport de la morale, attiraient beaucoup de jeunes gens. Un cabaret, où l’on débitait de la liqueur d’assez bonne qualité et où l’on tenait plusieurs tables de jeux, se trouvait juste en face d’une maison peinturée en rouge, qui lui avait fait donner le nom de Coin Flambant que portait le quartier. Cette auberge, d’assez modeste apparence au dehors, était souvent le théâtre de terribles orgies. C’était là que se rencontraient assez fréquemment les plus turbulents et les plus

exaltés des deux partis ; mais comme il avait été

convenu, d’un tacite et commun accord, de regarder

ce lieu comme un terrain neutre, on n’y parlait

jamais politique ; ce qui n’empêchait pas que sous

d’autres prétextes on n’élevât des querelles dont les haines de races était la cause. Une enseigne au

dessus de la porte, portait ces mots ambitieux « Hôtel St. Laurent. »

Un peu plus bas, en descendant la rue St. Constant

vers le Champ de Mars, il y avait une maison, à

deux étages, en bois ; on y montait par un perron

de cinq à six marches. C’était une taverne où l’on vendait sans licence de la boisson frelatée aux habitués. Cette maison était le rendez vous de ce que la ville renfermait de plus infime dans sa population ; c’était là que s’organisaient les vols, les incendies et les bris de maison qui, à cette époque, augmentaient d’une manière alarmante. Là, la nuit, on apercevait des figures que l’on ne rencontrait nulle part le jour ; vers dix heures du soir, on commençait à les voir arriver une à une ; quelquefois, mais rarement, deux ou trois ensemble. Quelquefois on y voyait des gens des cages qui demeuraient dans le faubourg ; ceux-là n’y venaient pas pour y faire du mal, ou y rencontrer les malfaiteurs dont nous venons de parler ; mais parce que la boisson y était vendue à meilleur marché. Les hommes de cage ou les voyageurs, comme on les appelle, qui visitaient cette espèce de tapis franc, étaient pour la plupart des boutés, qui ne reconnaissaient d’autre mérite que celui de la vigueur physique et de la force brutale.

On nous pardonnera de conduire nos lecteurs dans

ces lieux que l’exigence de notre récit nous oblige de visiter.

Un samedi d’été, vers neuf heures et demie, deux

hommes marchaient rapidement, en remontant la

grande rue du faubourg St. Laurent ; rendus à la

rue Lagauchetière, ils tournèrent à droite. À une

trentaine de pas, en arrière, suivait une autre personne qui, de temps en temps, frappait légèrement le pavé avec une canne, comme pour les avertir qu’il les suivait.

— Connaissez-vous bien la place ? disait l’un de ces hommes à son compagnon.

— Parfaitement. Mais je crois qu’il est un peu trop

de bonne heure, pour l’y trouver.

À mesure qu’ils avançaient, les fanaux devenaient

de plus en plus rares, et bientôt ils furent dans une obscurité complète. La nuit était noire et chaude, l’atmosphère lourd.

Quand ils furent arrivés à la taverne qu’ils cherchaient, ils s’arrêtèrent un instant et écoutèrent. N’entendant rien, l’un d’eux frappa un coup, avec sa canne, sur le pavé ; deux coups secs, partis des environs du Coin Flambant, répondirent au signal.

— Entrons maintenant, dirent-ils en montant avec

précaution le perron qui menaçait de s’effronder

sous leurs pieds.

C’était une salle assez grande ; elle occupait tout

le premier étage (rez-de-chaussée) ; elle était basse ; le plafond noir de fumée, n’était pas à plus de sept pieds de hauteur. Dans le fond, en face de la porte, il y avait un comptoir. Quelques barils peinturés en jaune annonçaient, en lettres rouges, qu’ils devaient contenir du rum, du whisky, du gin, de la bière et du cidre. Sur une tablette, au-dessus de la rangée de barils, on voyait plusieurs bouteilles recouvertes d’inscriptions prétentieuses de liqueurs dont elles étaient veuves depuis longtemps.

Dans un des coins de la salle une table longue en

planches de pin, entourée de bancs, servait à ceux

qui voulaient manger ou boire en conversant. Il n’y

avait pas de chaises ; les bancs servaient en même

temps de sièges et de lits à ceux qui en avaient besoin.

Une seule chandelle de suif sur le comptoir éclairait l’appartement. Malgré la chaleur, les châssis et contrevents étaient fermés. Une épaisse atmosphère de fumée enveloppait la table de manière à plonger dans une demie obscurité trois personnes

qui l’occupaient, et qui cessèrent de parler à l’entrée des deux nouveaux venus.

Le propriétaire, qui dormait derrière le comptoir,

sur une vieille chaise empaillée, ouvrit machinalement les yeux sans se déranger ; mais quand il vit que ceux qui s’avancaient vers lui, n’étaient point de la classe de ceux qui fréquentaient sa taverne, il se leva et moucha, avec ses doigts, la chandelle, dont le long lumignon attestait que cet homme dormait depuis assez longtemps.

— Bonsoir, messieurs, que puis-je faire pour votre

service ? leur dit-il en les regardant avec défiance.

— Nous cherchons un nommé Meunier, homme de

cage ; on nous a dit que nous le trouverions ici.

— C’est ici qu’il vient généralement tous les samedis ; mais il n’est pas encore venu cette semaine.

— Pensez-vous qu’il viendra ce soir ? nous avons

besoin de le voir pour des choses importantes.

— Je crois qu’il viendra, s’il est en ville. Mais il ne sera pas ici avant dix ou onze heures. Si vous désirez l’attendre, asseyez-vous ; ou plutôt, si vous aimez mieux repasser, je lui dirai de vous attendre, s’il vient.

— Merci, nous reviendrons plutôt.

— Peut-être le trouveriez-vous à l’hôtel St. Laurent il y va quelquefois ; mais rarement, parce qu’il n’y a que les richards qui vont là.

À peine furent-ils sortis, qu’une des trois personnes qui étaient assises près de la table se leva et dit tout bas : « Restez ici, je vais les suivre. »

— Tu perds ton temps, P’tit loup ; je connais le mince ; c’est un commis de la Banque du Peuple ;

ça n’a jamais le sou ; l’autre je ne sais pas.

Celui qu’ils appelaient P’tit loup était un dangereux et audacieux voleur, nouvellement sorti de prison. Il revint bientôt auprès de ses compagnons, et leur dit qu’il les avait vus entrer à l’hôtel St. Laurent.

L’auberge dans laquelle venaient d’entrer St. Luc

et DesRivières, avait une apparence tout à fait aristocratique auprès de la taverne qu’ils venaient de quitter.

— C’est mieux ici, remarqua St. Luc, nous attendrons jusque vers onze heures ; qu’allons-nous

faire ?

— Je vais d’abord m’informer si Meunier n’est point

venu, et donner ordre de nous avertir s’il vient ;

puis nous fumerons un cigare dans la salle voisine,

où du moins nous aurons des chaises.

— Et du vin, si vous désirez traiter, M. DesRivières, dit un homme en anglais, qui s’avançat du milieu d’un groupe de trois à quatre personnes debout près d’une fenêtre.

DesRivières jeta un coup d’œil rapide sur St. Luc,

et lui fit un signe.

St. Luc, sans se préoccuper de ce qui venait d’arriver, passa dans la seconde chambre, et s’assit sur un vieux sofa près d’une table, pendant que DesRivières allait parler au comptoir.

— Qu’allez-vous prendre, dit celui-ci à St. Luc, en

revenant avec le garçon qui apportait des cigares.

— Je préférerais ne rien prendre pour le moment.

— Je l’aime autant, et mieux même ; car je crois

que l’on va me chercher querelle. Ce sont tous des L. P. S. qui sont dans l’autre chambre. Et ce soir, nous avons autre chose à faire que de nous battre. Je serais fâché que, par rapport à moi, vous fussiez entraîné dans une difficulté, qui pourrait être sérieuse.

— Portent-ils des armes ? demanda St. Luc.

— Non ; mais ils ont des garcettes dans leurs poches, je pense.

— C’est bon, c’est bon ; ne nous en occupons pas,

dit St. Luc avec la plus parfaite indifférence. S’ils viennent, nous les recevrons. En attendant, garçon, une bouteille de champagne et deux verres !

— Pourquoi pas trois, dit celui qui avait déjà

adressé la parole, en entrant dans la salle suivi de ses compagnons.

— Monsieur, je ne vous connais pas, lui dit St.

Luc… garçon, deux verres ! Et il alluma tranquillement son cigare.

— Monsieur S…, lui dit DesRivières en se levant, est-ce que vous venez pour insulter un étranger ?

Si c’est à moi que vous en voulez, remettons la partie à un autre jour. Pour ce soir je vous prie

de ne pas nous chercher querelle.

— Eh ! bien, payez donc une traite.

— Si vous n’avez pas d’argent, je vais vous en prêter ; mais vous m’excuserez de ne pas boire avec

vous.

— Tonnerre ! tu nous insultes, Desrivières, en nous

offrant de l’argent ; tu me connais, et tu sais que

j’en ai de l’argent, dit un des amis de S… en

mettant la main dans sa poche et en retirant cinq à

six piastres. Tu ne veux pas traiter ; et bien, voici ce que je propose : Nous prendrons les gants tour à tour, et celui qui restera vainqueur le dernier fera payer la traite au parti vaincu.

— Et vous êtes sérieux ? dit St. Luc, en riant.

— Mais oui.

— Comment ; vous êtes cinq, et nous sommes que

deux, et vous croyez que la proposition est juste.

— Eh ! bien je vous prendrai, vous Si vous me

battez, je paierai la traite ; si je vous bats, vous la paierez.

— J’accepterai, à une condition, répondit St. Luc ;

c’est qu’après la traite prise, vous nous laisserez tranquilles.

— Accepté, accepté ! crièrent-ils de bonne humeur

en détachant de la cloison deux paires de gants de

boxe.

— Voulez-vous me laisser prendre les gants à votre

place, dit tout bas DesRivières à St. Luc en s’approchant de lui. Celui avec qui vous allez vous prendre est un fort boxeur. C’est le Dr. J… ; je lui dois un compte pour une affaire que nous avons eue au théâtre.

— Laissez faire ; je connais passablement l’escrime

et un peu la boxe, aussi, moi ; je veux voir si je n’ai pas oublié.

Quand St. Luc eut ôté son habit et relevé les manches de sa chemise, montrant ses bras, nerveux et l’épaisseur de ses muscles, qui se gonflaient rigides et durs au moindre mouvement, DesRivières ne fit plus d’objection.

Les deux adversaires se placèrent au milieu de la

salle, en face l’un de l’autre ; les spectateurs faisaient cercle. St. Luc, bien appuyé sur ses solides hanches les bras repliés en avant, portant haut la tête, attendit l’attaque avec calme. Son adversaire avança le premier et fit une feinte, puis un pas en arrière. St. Luc ne bougea pas, il voulait étudier son attaque et sa manière de parer. Celui-ci avança de nouveau, fit une feinte large de la gauche, pour provoquer une parade développée ; mais St. Luc devina l’intention, para serré ; puis au moment où le Dr. allongeait un coup à fond de la droite, il riposta vivement et frappa en plein visage. Le Dr. un peu étourdi, fit deux à trois pas en arrière.

Dès ce moment St. Luc sentit que son adversaire

n’était point un homme de sa force, et qu’il le tenait à sa discrétion.

Au bout de deux à trois minutes, le Dr. revint à

l’attaque, fort excité. St. Luc était parfaitement

calme, il resta encore sur la défensive. Le Dr. avait soin de ne plus s’exposer en attaquant ; et St. Luc le laissait s’essouffler, par un jeu habile et serré. Le Dr. n’avait pas une seule fois atteint St. Luc. Il est vrai aussi que le Dr. n’avait reçu encore que deux coups de poing ; le premier dans le visage et le second dans la poitrine.

L’excitation et l’intérêt étaient des plus vifs, mais personne ne parlait, ni ne faisait de démonstration qui pût gêner les combattants.

Deux nouveaux arrivés se tenaient debout dans la

porte.

Au bout d’une dizaine de minutes de feintes et de

parades, de voltes et de contre-voltes, St. Luc, voyant que le Dr. était très essoufflé, crut qu’il était temps de lui donner une petite leçon. D’abord il le presse, fait deux à trois feintes rapides puis lui allonge un coup de poing sur l’œil gauche. Le Dr. retraite ; St. Luc le presse, fait une feinte, puis se découvrant à dessein, pare vivement une molle allonge de son

adversaire et lui plante sur le front, un coup qui le fit caracoler, comme un homme ivre, jusqu’à la cloison, à laquelle il fut obligé de s’appuyer pour ne pas tomber.

— Assez, assez ! crièrent plusieurs voix, le Dr. est battu !

— By G…, no ! cria le Dr. furieux, en jetant ses gants et s’avançant sur St. Luc, les poings fermés.

— Fair play ! Fair play ! cria un des nouveaux arrivés en s’avançant vers le Dr. pour l’arrêter.

— Laissez faire, dit St. Luc, je vais lui apprendre à fausser les règles d’une lutte courtoise.

St. Luc garda ses gants, parant avec calme les

coups que son adversaire cherchait à lui porter avec ses poings nus. Ce dernier était blême de colère, de rage et de confusion de voir que St. Luc ne se dégantait pas. Celui-ci ne frappait plus ; il faisait des feintes et rompait afin d’obliger son adversaire à s’élancer. Le Dr. pensant que St. Luc ne rompait, que parce qu’il était intimidé, crut devoir profiter d’un moment où il s’était découvert, pour se jeter vivement en avant en allongeant un coup à fond. C’était le moment qu’attendait St. Luc ; il fit une volte rapide à droite ; le Dr, perdit l’équilibre et alla

tomber à plat ventre sous la table.

— Enterré ! enterré ! crièrent à la fois les deux personnes arrivées les dernières, qui s’étaient tenues à l’entrée de la porte, et qui s’avancèrent alors vers DesRivières en lui tendant la main. Faites-nous donc le plaisir, lui dirent-ils, de nous présenter à votre ami.

— Volontiers. Permettez-moi, M. de St. Luc, de

vous présenter deux de mes amis, messieurs C. D…

et A. de S…

À peine la présentation était-elle faite, et les poignées de main échangées entre St. Luc et ses nouvelles connaissances, que le Dr. se relevait de dessous la table. D’abord on crut qu’il se jetterait sur St. Luc, et DesRivières se mit en avant ; mais au contraire, le Dr. tendit franchement la main à son adversaire, lui demandant excuse de son emportement et lui offrant cordialement son amitié.

— Je n’ai pas d’objection, dit St. Luc qui n’avait

pas perdu son sang-froid un seul instant ; parce que j’aime mieux faire des amis que d’avoir des ennemis, dans un pays où j’arrive.

— Eh ! bien, maintenant que vous m’avez donné

ce que je méritais, je vais payer la traite à la compagnie.

— C’est votre droit, dit St. Luc, en riant.

Le renfort qui était arrivé, l’issue de la lutte et son dénouement avaient complètement calmé l’humeur

provocatrice des L. P. S. ; aussi passèrent-ils ensemble un plus agréable quart d’heure que celui que semblait leur promettre leur entrée dans l’auberge.

— Nous sommes très heureux d’avoir fait votre

connaissance, M. de St. Luc, dit C. D… ; c’est un

hasard si nous sommes entrés ici, mais c’est un

hasard que je remercie ; nous passions en calèche,

nous rendant chez Privât, quand nous entendîmes

du bruit dans la maison et vîmes un gros nègre qui,

de la rue, regardait par la fenêtre. Nous lui demandâmes ce qu’il y avait dans la maison. Il nous répondit que c’était son maître qui allait faire la boxe. Nous sautâmes de voiture et nous voici.

— Messieurs, voulez-vous accepter notre voiture ?

dit A. de S… en s’adressant à St. Luc et à DesRivières, nous avons un souper aux huîtres et au champagne chez Privât ; vous êtes les bienvenus, je vous invite.

— Non, merci, dit St. Luc, en se levant et boulonnant son habit jusque sous le menton, nous avons affaire dans les environs. Il est méme temps que nous partions.

— Au revoir, donc. Si vous terminez vos affaires,

venez nous rejoindre, nous ferons une partie de billard.

Quelques instants après, St. Luc et DesRivières

entraient dans la taverne, où ils espéraient trouver l’homme qu’ils cherchaient.

Le nombre des habitués s’était augmenté d’une

dizaine de personnes, à mines basses et sournoises ; les uns fumant et buvant, d’autres chantant ; quelques-uns parlant bas, par groupes, dans les coins obscurs. St. Luc jeta un coup d’œil rapide autour de la salle enfumée, et s’avançant au comptoir demanda si celui qu’il cherchait était arrivé.

— C’est lui qui chante là-bas tout seul. Vous

voyez ce gros courtaud, barbe noire.

— Oui, merci ; répondit St. Luc en s’avançant vers

celui qu’on lui avait désigné.

— Excusez, lui dit-il ; êtes-vous monsieur Meunier ?

— Pas monsieur ! Meunier, tout court.

— Je voudrais vous parler.

— Vous l’avez en belle ; parlez. Qu’y a-t-il pour

votre service, continua-t-il, en se levant.

— N’êtes-vous pas de la paroisse St. Ours.

— Oui.

— Y a-t-il longtemps que vous en êtes parti ?

Meunier regarda St. Luc quelques temps, avec

attention, avant de répondre, puis se tournant vers

DesRivières, dont la physionomie ne lui était pas inconnue, il leur dit :

— Etes-vous les deux messieurs qui êtes allés dernièrement à Sorel, chez le père Toin ?

— Oui. Nous sommes allés à St. Ours pour vous

chercher. C’est le père Toin qui nous a dit que nous vous trouverions ici.

— Alors, que me voulez-vous ?

— Vous allez le savoir. Dites-nous depuis combien

de temps vous avez quitté la paroisse St. Ours.

— Vingt cinq à vingt-six ans.

— Avez-vous connu un M. Alphonse Meunier, de

St. Ours ?

— Le matelot, qui s’est noyé en mer ?

— C’est ce que l’on a dit du moins.

— Oui, je l’ai connu très-bien.

— Avez-vous connu sa femme ?

— Je crois bien que je l’ai connue ! C’était une

bonne femme celle-là ; et belle, et généreuse, et pas fière ! Allez ; on l’aimait tous à la maison. Elle a été bien malheureuse ! C’était une sainte, celle-là ! St. Luc se détourna pour essuyer une larme, qui tremblait à sa paupière.

Meunier, qui avait remarqué l’émotion de celui qui

l’interrogeait, lui dit :

— Mais vous l’avez donc connue que vous me faites

tant de questions ?

— Non, mais j’ai des raisons de la connaître ; je la cherche, et c’est pour cela que je voulais vous voir. Vit-elle encore ?

— Pour ça je ne puis pas dire au juste. Elle

n’était pas morte l’été passé ; car je l’ai vue passer dans un beau carrosse, dans la rue Notre-Dame. C’est une grande dame et riche ; mais je l’ai bien reconnue tout de même ; quoiqu’elle ne m’ait pas reconnu, elle. Je suis si changé, et il y avait si longtemps que l’on s’était vu. Depuis que le p’tit Pierriche a été emmené de cheux nous : ou plutôt depuis que

nous sommes partis de St. Ours, on ne s’est plus

revu. Elle avait perdu nos traces.

— Quel p’tit Pierriche ?

— Pierriche Meunier ; le fils à Alphonse et à elle ! qu’elle avait placé en nourrice chez nous, après que son père l’eut forcée de se remarier à M. Rivan ; un gros seigneur.

— Vous rappelez-vous bien le petit Pierriche ?

— Dame, je crois bien. Un petit grichou, pas plus

haut que ça ; fin comme un renard, et pas malin.

Ah ! oui, malin, pas pour faire du mal par exemple,

mais pour faire des tours. Tiens, il me semble le

voir, quand il montait à poil sur la grand grise à

José… Mais ça, ça ne vous intéresse pas ; excusez-moi je l’aimais bien le p’tit, et j’aimerais bien à le revoir. Je crois pourtant que je le reverrai jamais, il doit être mort depuis longtemps.

— Il n’est pas mort ; et c’est justement pour vous

dire cela, afin que vous l’aidiez à retrouver sa mère, que je suis venu vous trouver.

— Il vit mon p’tit Pierriche ! vous le connaissez,

monsieur, dites-moi donc où il est, que j’aille le voir. Tenez, Je ne suis pas riche, mais je donnerais cinq

piastres, oui, dix, pour le voir, quand on ne serait qu’une minute.

— Vous le verrez dans quelques jours d’ici ; en

attendant, voulez-lui rendre un service.

— Un service ! pas un ; dix. Je vous l’ai dit, je ne suis pas riche ; je n’ai pas de famille, je suis garçon ; je n’ai que ma mère et ma p’tite sœur Florence. S’il veut venir demeurer cheux nous, ça nous fera plaisir, et à ma mère itou, allez ! C’est de bon cœur que je lui offre ma maison. Tiens, quéqu’j’dis donc là ? Ma maison, mais il ne voudrait pas y demeurer, il aurait

honte de moi, car voyez-vous, je suis une canaille ; je n’ai pas honte de venir ici, boire l’argent que je gagne, au lieu de la donner à ma mère et retirer Florence d’où elle est.

DesRivières, en entendant prononcer le nom de

Florence avait redoublé d’attention.

— Oui, continua Meunier, c’est ça qui me fait damner.

— Où est elle donc, Florence ? demanda DesRivières.

— Où elle est ? Elle est cheux ce gredin de Malo,

qui tient l’hôtel St. Laurent, un peu plus haut qu’ici. Vous en d’venez ; est-ce que vous ne l’avez pas vue ; elle sert souvent à la bar. Une belle place pour une p’tite jeunesse, qui n’a pas encore seize ans. Et pourtant c’est de ma faute, si elle s’est engagée là. Entendre des jurements, des blasphèmes ! voir des choses d’ivrognerie ! tenez, je m’en veux d’être venu demeurer dans ces quartiers ci ; mais je ne connaissais pas mieux. Dieu merci, on n’y demeure pu ; j’en sommes partis depuis huit jours, et j’ai hâte que Florence aie fini son mois, pour l’emmener cheu nous.

— Pourquoi ne l’en faites-vous pas sortir de suite,

dit St. Luc, qui admirait dans cet homme les sentiments affectueux qu’il portait au petit Meunier, et la sollicitude qu’il éprouvait pour sa jeune sœur.

— C’est bien plus aisé à dire qu’à faire. Car voyez-vous ce s… Malo, continua Meunier, en accompagnant son jurement d’un violent coup de poing sur la table, ne veut pas qu’elle quitte, avant qu’elle lui aie payé dix piastres, qu’il dit lui avoir prêtées pour s’acheter des pendants d’oreilles et un collier. Comme si elle avait besoin de pendants d’oreilles ! Ah ! vous voyez bien qu’ils vont lui faire perdre la tête, pauvre p’tite.

— J’admire vos sentiments, ils sont d’un bon frère

et d’un cœur généreux. Si vous lui payiez ses dix

piastres, la laisserait-il partir ?

— Oui, il me l’a encore dit ce soir.

— Eh ! bien, écoutez ; nous arrangerons cela tout

à l’heure. Votre petit ami Pierriche, comme vous

l’appelez, et comme vous le dites, sans vous en douter, est très riche ; il veut retrouver sa mère et c’est vous qu’il veut employer pour la chercher. Vous allez vous mettre de suite en recherches ; vous viendrez tous les matins, à neuf heures, à l’hôtel Rasco me dire ce que vous aurez pu apprendre. Si vous pensez qu’elle puisse ne pas demeurer à Montréal, vous chercherez à la campagne, à Québec, partout ; et vous me tiendrez au courant de vos découvertes, bonnes ou mauvaises ; entendez-vous ?

— Oui, monsieu.

— Et comme vous ne pouvez pas perdre votre temps pour rien, je vais vous donner un peu d’argent ; pas trop, car vous pourriez la boire et la perdre. Quand vous n’en aurez plus, venez me voir, et je vous eu donnerai. Ceci n’est pas pour payer votre trouble, mais seulement vos dépenses. Quand vos recherches seront terminées, vous aurez votre récompense, car, croyez-moi, votre petit Pierriche n’a pas oublié ce qu’il doit à votre mère, que j’irai voir demain, de sa part ; si vous voulez bien me dire où elle demeure maintenant.

— Fort Tuyau, monsieur, troisième maison à droite. Mais, monsieur, vous me donnez trop d’argent là ; continua Meunier, en regardant dans le creux de sa main les trois pièces d’or, que St. Luc y avait glissées.

P’tit loup, qui avait vu les fauves reflets du métal dans la bourse de St. Luc et dans la main de Meunier, poussa du genou sous la table son compagnon de gauche, et échangea un regard rapide avec une autre personne, qui se trouvait à l’autre bout de la table.

— Vous ferez bien de faire sortir votre sœur dès ce

soir, dit DesRivières.

— J’y pense, Monsieur ; mais cet argent n’est pas

à moi, reprit-il, en le faisant sauter dans le creux de sa main, qu’il tenait toujours ouverte ; je n’ai pas le droit de l’employer à autre chose qu’à chercher madame Rivau.

— Si fait, mon ami, dit St. Luc : employez-le comme

vous voudrez, pourvu que vous ne le dépensiez pas

en boisson, inutilement : quand vous n’en aurez

plus, je vous en donnerai encore.

— Merci, bien des fois, Monsieur ; vous faites là une meilleure action que vous ne pensez peut-être.

Et je vous jure que pas un sou de cet or ne sera

dépensé pour la boisson, jusqu’à ce que j’ai trouvé

mame Rivau, si elle vit. Vous me croirez si vous

voulez, mais j’avais promis que passé ce soir, je ne mettrais pu les pieds dans c’te maudite baraque, où j étais venu pour me rapprocher de ma p’tite Florence, et veiller sur elle d’ici, car je n’ose pas rester à l’hôtel St. Laurent ; ç’a m’enrage. Et je veux que le bon Dieu me punisse si j’y reviens jamais, après que je l’aurai emmenée.

St. Luc se préparait à partir, quand tout à coup la

porte de dehors s’ouvrit avec fracas, et un homme

bondit plutôt qu’il n’entra, en hurlanL et en blasphémant.

— Où est-il, ce Meunier, que je l’étripaille et que je l’éventraille, s’écria-t-il en jurant, et en même temps, sans regarder ni à droite, ni à gauche, il se battit les cuisses de ses deux mains, chanta le coq, et fit un saut en envoyant ses deux pieds, chaussés de souliers de chevreuil, au profond de la salle, avec la souplesse d’un chat-tigre.

— Bill Collins ! dit DesRivières, en se penchant à

l’oreille de St. Luc.

Celui-ci jeta un coup-d’œil sur Meunier qui baissait la tête.

— Qu’allez-vous faire ? lui dit St. Luc.

— Me battre, répondit Meunier en rougissant, ou

passer pour un lâche ; et pourtant je ne voudrais

pas me battre ce soir. Voyez les conséquences de la

mauvaise compagnie que je fréquente.

— Eh ! bien, vous ne vous battrez pas.

— Comment faire ? il est à moitié soûl. C’est un

diable.

— Tant mieux ; il n’en sera que plus facile à arrêter. Asseyez-vous et restez tranquille, je réponds de tout.

St. Luc jeta un coup-d’œil du côté de la porte qui

était restée ouverte et vit Trim, dont les grands yeux blancs brillaient dans l’obscurité. Il lui fit un signe. Trim entra et resta debout au-devant de la porte qu’il referma. Personne ne parut avoir fait attention l’entrée de Trim ; les yeux de tout le monde étant fixés sur Bill Coliins qui, ayant aperçu Meunier, prenait son élan pour fondre sur lui.

Meunier s’était assis sur le banc, comme St. Luc l’en avait prié, adossé au mur. Avant que St. Luc eut le temps de se placer en avant, Bill Collins fit deux sauts et lança ses pieds à la tête de Meunier ; celui-ci esquiva vivement le coup, en se jetant de côté. Un grand morceau du crépit se détacha et tomba de la muraille. Un frisson courut dans les veines de St. Luc, qui saisit le bandit par le bras et le repoussa rudement.

— Vous avez manqué votre coup ; c’est bien heureux

pour vous.

— Comment pour moi ? Est-ce que, par hasard, vous voudriez vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, blanc bec que vous êtes ? Allons lâchez-moi, ou

je vous éventraiile à votre tour.

P’tit Loup et deux ou trois personnes se levèrent, et se rapprochèrent de Bill Coliins.

L’affaire va être chaude, pensa DesRivières, en

retroussant les manches de son habit. Trim restait

denout sans bouger, à la même place, sachant qu’il ne devait rien dire ni rien faire sans un ordre de son maître, dont il comprenait le moindre signe ; il ne paraissait pas du tout inquiet. Meunier s’était levé, et se tenait à la gauche de St. Luc.

— Me lâcherez-vous ? dit Bill Collins eu hurlant.

En même temps il chercha à frapper St. Luc à la

figure Mais celui-ci avait prévenu le coup en le

saisissant au poignet, lui tenant ainsi les deux bras pressés comme dans un étau.

— Lâchez-moi donc ; encore une fois, je vous le dis.

— Je te lâcherai, si tu veux promettre de ne pas attaquer cet homme ; une autre fois, tu feras ce que tu voudras, mais ce soir, non.

— Tonnerre d’un nom ! je ferai ce que je voudrai,

il n’y a pas un homme pour m’empêcher ici. Voulez-vous me lâcher, oui ou non ?

— Prenez garde, il va vous mordre, dit Meunier.

— Il ne me mordra pas ; répondit St. Luc, dont le

sang commençait un peu à lui monter à la tête, et il repoussa Bill Collins avec violence.

— Kokorikô ! chanta Bill Collins, en s’élançant

sur St. Luc, pour le saisir à la gorge. Mais il s’était mal adressé en changeant d’adversaire. St. Luc fit un demi-pas en avant, et lui asséna au milieu du front un coup de poing si rapide, si raide, que Bill Collins tomba tout de son long, comme un bœuf assommé.

DesRivières n’avait pu s’empêcher de tressaillir

en voyant l’éclair des yeux de St. Luc, à l’instant où celui-ci levait le bras pour frapper.

— Je crois qu’il en a assez, dit DesRivières ; nous

ferons mieux de partir, maintenant ; et vous aussi,

Meunier. Nous n’avons plus rien à faire ici.

— Oui, je m’en vas chercher ma petite sœur et l’amener chez moi.

Ils sortirent ensemble ; Meunier gagna du côté de

l’hôtel St. Laurent, pendant que St. Luc et DesRivières descendirent la rue vers le Champ-de-Mars, Trim suivant toujours à quelque distance.

— Mâtin ! quel coup de poing ! M. de St. Luc. Comme vous l’avez assommé ! il est tombé comme un sac de farine. Où avez-vous donc pris des leçons de boxe ?

— À la Nouvelle-Orléans, je ne faisais que cela,

quand j’étais jeune. J’ai aussi pris des leçons à Londres de James Sawyer.

— Êtes-vous fort au fleuret ?

— Un peu. J’ai pris des leçons de Fontau à Paris, et de Latour à la Nouvelle-Orléans.

— J’en suis bien aise ; nous avons ici un maître de

boxe, nommé O’Rourke, je voudrais bien vous voir

prendre les gants avec, lui ; il se vante. Je crois que vous êtes plus fort que lui ; j’ai vu cela à la manière dont vous parez, encore mieux que dans celle de votre attaque, car au deuxième tour j’ai bien compris que vous ménagiez le Dr…, votre adversaire de tantôt. Il n’est pas du tout de votre force. Aimeriez-vous à prendre les gants avec O’Rourke ?

— Je n’y tiens pas ; mais si je vais à la salle, je

n’aurai pas d’objection. J’aime cependant mieux les

armes.

— Oui ! eh ! bien, nous avons Hury, un français

qui donne des leçons. On le dit très-fort et je le

crois très-capable, quoique je ne sois pas grand connaisseur.

— C’est bien, nous irons le voir ; j’aimerais à me

refaire la main un peu. Où allons-nous maintenant ? je me sens en veine d’excitation, ce soir ; je n’ai pas la moindre envie d’aller me coucher.

— Allons chez Privat ; nous rencontrerons nos

amis.

— Je le veux bien. D’autant plus que j’aimerai !

à faire plus ample connaissance avec eux ; surtout

avec le plus gros des deux, le blond. J’aime cette

figure là. Il y a là quelque chose de bon, de brave, de généreux et d’intellectuel en même temps.

— Vous ne vous trompez pas ; c’est un de nos bons

canadiens, descendant d’une des plus braves familles du pays.

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CHAPITRE XXXVI. LES DEUX SŒURS.

Sur la route de Sainte Foye, à quelque distance

de la ville de Québec, le promeneur apercevait, il y a quelques années, un petit cottage, dont l’extérieur, en maçonnerie de pierre grise, n’offrait rien de bien particulier du côté de la route. Mais il était si pittoresquement assis sur le versant ouest des coteaux, entouré de belles érables, taillées avec soin, qu’il apparaissait de la vallée, comme un nid caché dans le feuillage. Un beau jardin, planté d’arbres fruitiers, dont les allées bien sablées et ratissées étaient bordées

de verdure, s’étendait en pente douce derrière la

maison. Au bas du jardin, une main intelligente

avait construit un petit berceau, à treillis, couvertde vignes sauvages dont les raisins mûrs pendaient en grappes nombreuses. On passait de ce berceau

sur une pelouse fleurie d’un demi-arpent carré à peu près, et qu’ombrageaient un groupe d’ormes majestueux, dont les vastes rameaux, en s’entrelaçant, formaient un épais toit de verdure que les rayons trop chauds du soleil de juillet ne pouvaient pénétrer, à la grande satisfaction de deux jeunes filles qui, assises sur le gazon, étaient occupées toutes deux à broder

des chiffres sur des mouchoirs de fine batiste,

frangés de dentelle.

Elles étaient sœurs, de même âge ; toutes deux

gaies, toutes deux spirituelles, comme des canadiennes de pure origine française ; toutes deux jolies, avec leurs cheveux bruns, lisses, soyeux, se divisant au milieu du front en deux bandes qui encadraient leur visage d’un ovale parfait, et se repliant gracieusement pour aller au-dessus des oreilles se nouer en rouleaux sur le derrière de la tête. Elles s’aimaient comme des jumelles s’aiment ; elles se ressemblaient

comme deux jumelles se ressemblent ; leurs sympathies étaient les mêmes, leurs goûts ne faisaient qu’un. Pourtant, une nuance assez sensible distinguait leur caractère ; l’une, Asilie, que l’ou appelait Asile, était d’une sensibilité mêlée d’une certaine teinte de douce mélancolie, qui n’en rendait sa gaieté que plus aimable, et sa conversation comme sa société que plus sympathique ; avec elle on se sentait comme un besoin d’aimer.

Sa sœur, plus vive dans sa gaieté, plus sémillante

dans ses mouvements, un peu piquante dans ses réparties pleines de sel et de finesse, offrait un charmant contraste quelquefois ; car c’était justement quand Asile paraissait la plus rêveuse, qu’elle se plaisait à la taquiner, et c’est alors que son esprit jaillissait avec ses paroles comme une cascade éblouissante. Elle était toute gracieuse, toute gentille comme sa sœur. Avec elle il n’y avait pas moyen d’être triste ou sérieux ; il fallait rire. Elle était un peu moins grande qu’Asile. Ses mains étaient petites, blanches, délicates comme celles d’un enfant ; il en était de même de ses pieds, petits comme ceux d’une duchesse. Elles étaient là toutes deux silencieuses depuis quelques instants, lorsqu’un léger bruit les avertit de la présence de leur mère, qui contemplait ses deux enfants avec une douce satisfaction maternelle.

— Dites donc, maman, dit la plus jeune en se levant

et en jetant son bras autour du cou de sa mère,

pourquoi faut-il broder toutes ces lettres sur mon

mouchoir « H. M. R. de St. Dizier ? » — C’est presque l’alphabet à broder ! J’ai bien envie de ne plus mettre “ M.” vous ne le mettez jamais sur les vôtres.

— Fais toujours, mon enfant ; c’est l’initiale du

nom de ton père, qui prie pour vous au ciel !

— Pourquoi alors cette lettre ne se trouve-t-elle pas sur vos mouchoirs, bonne maman ?

— Moi, c’est différent, mon enfant.

— Comment cela ? Je ne vous comprends pas.

— Quoiqu’il en soit, brode cette lettre ; ne serait-ce qu’à titre de souvenir, dit Madame de St. Dizier avec un soupir, mettant ainsi fin à la conversation pour rentrer dans le berceau qu’elle traversa lentement et la tête basse.

— Hermine, lui dit sa sœur, après que sa mère eut

disparue au détour d’une allée, tu as fait de la peine à maman ; je t’avais déjà dit de ne plus lui parler de cela, car on l’attriste toujours. Depuis que notre bon père est mort, il y aura bientôt cinq ans, je ne l’ai jamais vue gaie comme autrefois ; depuis un an surtout j’ai remarqué qu’elle avait des jours de tristesse, profonde qui m’affligent ; sa santé s’affaiblit aussi.

— As-tu remarqué aussi que chaque fois que nous

allions à Montréal elle en revenait plus triste ; on dirait qu’elle ne quitte Montréal qu’avec regrets.

— Ah ! oui, je l’ai bien remarqué. Depuis bientôt

un mois que nous sommes revenues, il n’y a presque

pas de jours que je ne remarque, dans ses yeux,

des traces de pleurs. Te rappelles tu, en arrivant à Sorel, ce beau grand jeune homme, brun, qui nous

regardait avec attention, qui m’a paru si marquée,

que j’ai été obligée de changer de place ; eh ! bien, sais-tu ce que cette pauvre maman m’a dit ? Elle m’a dit qu’elle trouvait que ce jeune homme nous ressemblait ; pauvre mère, elle pense toujours à nous et quand elle voit quelqu’un dont les traits sont beaux et distingués, elle croit que nous devons lui ressembler.

— Oui ! oui ! je me souviens de ce jeune homme qui nous regardait avec ses grands yeux presque

effrontés ; et pourtant il m’a semblé qu’il y avait

moins d’effronterie que de tristesse dans son regard. En effet, maintenant j’y pense, quand il a baissé les yeux et a souri avec mélancolie, en te voyant quitter ta place, il me semble lui avoir trouvé une forte ressemblance avec toi, quand tu prends ton air triste ; avec ça que vos yeux sont pareils ; les siens sont noirs, les tiens presque bleus, les siens percent, les tiens caressent ; votre nez aussi se ressemble, moins la forme ; le sien est droit, le tien fin et arqué ; votre

teint est semblable, moins la couleur, il est brun, tu es blonde. Ton portrait, c’est le mien ; donc il nous ressemble ; c’est clair.

— Pauvre mère, continua Asile, sans faire attention

à ce que disait sa sœur, elle n’a que nous pour la

consoler dans son affliction ; car il y a quelque

chose qui l’afflige. Elle ne s’est pas couchée dans le bateau et elle a passé la nuit à prier ; « pauvre enfant ! » disait-elle ; et elle se incitait à pleurer, puis elle entrouvrait le rideau et nous embrassait chacune notre tour, tout doucement pour ne pas nous éveiller ; je faisais semblant de dormir, quoique je fusse sur le point d’éclater en sanglots, sachant bien que j’aurais redoublé ses peines, en lui faisant voir que je m’en apercevais.

— Bonne mère, elle ne pense qu’à nous ! Et moi,

je lui ai fait de la peine. Tiens, Asile, je me sens envie de pleurer, quand tu me dis cela.

— Ne pleures pas ; car si maman découvrait que tu eusses pleuré, elle n’en serait que plus chagrine.

Tu sais qu’elle n’aime rien tant que de nous voir

nous amuser ; c’est pour cela que nous irons au bal

cher, le Gouverncur mercredi prochain ; et pourtant

je t’assure bien que je n’ai pas grande envie d’y

aller…

— Je te quitte, dit Hermine, en interrompant sa

sœur ; je rentre et vais aller chanter quelques chansons joyeuses ; peut-être distrairais-je ma bonne maman.

— C’est bien, Hermine, va : j’irai te rejoindre bientôt et nous chanterons ce joli duo, qu’elle aime tant : « Les rayons d’Italie. » Prends garde de ne pas chanter « La mer se plaint toujours ; » tu sais combien cette romance l’attriste.

— Je sais, je sais ; je lui chanterai « Le procès des yeux noirs et des yeux bleus ; » je dirai les yeux gris au lieu des yeux bleus ; et elle rira, parceque nous avons les yeux plus gris que bleus ; et certes, ce n’est point une perte, dit l’aimable jeune fille en embrassant sa sœur, surtout quand ils sont beaux comme les tiens.

— Et comme les tiens aussi, Hermine.

Asile restée seule, se remit à travailler avec ardeur, pendant quelque temps ; puis, peu à peu, elle laissa tomber ses mains sur ses genoux et se mit à rêver et à contempler le splendide panorama qui se développait immense et varié sous ses yeux.

C’est qu’en effet il n’y a peut-être pas au monde

un plus beau comme un plus grandiose spectacle que

celui qu’offre la vue de la vallée de la rivière St. Charles et des Laurentides qui la bordent au loin à l’horizon, prise des hauteurs de la route de Ste. Foye.

Le soleil, qui baissait vers l’ouest, venait de se

cacher derrière un nuage frangé d’or, qu’il empourprait de ses rayons, au-dessus de la cime rugueuse des montagnes par delà le village indien de Lorette. La rivière St. Charles, qui serpentait au milieu d’une plaine fleurie, était ça et là coupée par des navires en construction, de toutes formes et de toutes grandeurs, les uns n’offrant encore qu’une ligne étroite qui devait servir de quille, d’autres leurs carènes à demi-radoubées ; puis ceux-là plus avancés, montrant leurs coques noires prêtes à être lancées, pour aller bientôt augmenter la nombreuse flotte marchande qui va porter les produits du Canada dans les pays étrangers.

La plaine, qui s’étend en pente douce jusqu’aux pieds des Laurentides, se divise en une multitude de fermes en parallélogrammes, dont les différentes récoltes, parvenues à des degrés divers de maturité, présentaient comme des carreaux d’un immense damier. De délicieux paysages ; de riants villages, avec leurs jolies églises, dont les clochers de ferblanc reflétaient les feux du soleil couchant, quand quelques-uns de ses rayons perçaient le nuage, marquaient de distance en distance les limites des paroisses dont ils étaient le centre. À la gauche, l’ancienne et la nouvelle Lorette, Charlesbourg, Beauport ; plus au loin Montmorency, avec sa chute ; plus loin encore les Caps qui s’avancent le front menaçant vers le St. Laurent.

On était alors, au temps des labours, temps de

travail et de plaisir dans les campagnes ; des troupeaux de vaches laitières, errant durant le jour, dans les champs nouvellement fauchés, revenaient en mugissant des pâturages, ramenés à la maison dont les cheminées laissaient échapper une blanche fumée, qui annonçait que le souper des laboureurs se préparait, pour leur faire oublier les fatigues de la journée. Une légère brise de l’ouest s’était élevée et apportait le parfum des prairies à notre jeune héroïne, absorbée dans une délicieuse contemplation. Tout-à-coup elle se leva : « Il pourrait bien se faire en effet, murmura-t-elle, que ce ne fût pas par effronterie qu’il me regardait avec tant d’attention ! » Et les

bras pendants, la tête pensive, elle regagna, à pas lents, la maison.

— Viens donc, viens donc vite ; s’écria Hermine en

accourant au-devant de sa sœur. Tu ne sais pas qui

vient de passer à cheval ? Le Monsieur de l’autre jour. J’étais à chanter au piano, quand j’entendis le galop d’un cheval ; je crus que c’était un officier ; je ne fis pas attention et continuai à chanter. Mais le cheval s’arrêta au pas, je chantais toujours pour finir mon couplet ; lorsqu’il fut terminé, j’eus la curiosité de voir quel était ce cheval, qui s’arrêtait ainsi sous

l’influence de ma musique ; car, en effet, on dit que les animaux aiment les divins accords, hem ! hem ! Mais qu’apercois-je ? Tout en ne regardant que le cheval, vrai, je reconnus notre bel étranger. Car c’est un étranger, j’en suis sûr.

— Lequel ? dit distraitement Asile, sans relever la

tête.

— Le cavalier, comme de raison, et non le cheval.

— Quel cavalier ?

— Mais celui qui m’écoutait chanter. Le même

dont tu me parlais tout à l’heure.

— Était-il seul ? demanda Asile, en hésitant, et

suivant sa sœur qui l’entraînait par la main.

— Seul ; pourquoi cette question, petite sœur, dit

l’autre malicieusement ?

— Il eut pu être accompagné de quelqu’une de nos

connaissances.

— Oh ! pour ça, ne sois pas inquiète ; s’il veut se

faire présenter quelque part, il en trouvera le moyen. Ces hommes sont-ils jamais en peine ? Chantons toutes les deux ; s’il aime la musique il saura bien trouver les chanteuses.

— Bien ; mets-toi au piano, continua Hermine, quand elles furent dans le salon, je vais voir s’il

revient.

— Mille excuses, ma chère ; mais c’est ta place, dit Asile en riant : je regarderai, moi, en baissant les persiennes ; je voudrais voir si c’est le même. Ah ! le voilà : chante seule je te suivrai ; je voudrais l’examiner comme il faut, pendant qu’il est encore loin.

— Laisse-moi le regarder aussi.

— Mais tu l’as déjà vu ; commence donc à chanter,

il pourrait s’apercevoir que l’on a interrompu le chant, et croire peut-être avec la suffisance de ses pareils, que nous l’avons remarqué. Ils sont si fats, ces hommes.

— Pas tous.

— Si fait ! mais laisse-moi donc regarder ; j’aimerais à le voir un tout petit peu ; quand ce ne serait que le bout de son nez.

— Ah ! tu es bien une vraie fille d’Ève.

— Tiens ! et loi ? Mais, c’est différent ; je suis la plus petite.

— C’est bien lui ! il vient au galop, dit Asile, en se mettant au piano, avec une agitation qui n’échappa pas à sa sœur.

— Tu vas voir son cheval se remettre au pas, dit

Hermine en riant ; il n’a pas les oreilles longues pour rien.

Et elles chantèrent un des plus jolis duos de Belni. La voix douce, suave et pleine de mélodie d’Asile se mariait si bien aux accents clairs, nets et expressifs de sa sœur, qu’il en résultait une délicieuse harmonie, qui ne dut pas échapper à l’oreille attentive du cavalier qui passait ; puisqu’il mit son cheval au pas et sembla écouter avec satisfaction. Elles continuèrent à chanter jusqu’à ce que le morceau fut terminé. Le cavalier était déjà loin, allant toujours au pas, la tête penchée, l’œil fixé sur le pommeau de sa selle, comme s’il eut été absorbé par le chant qu’il venait d’entendre.

— Je te disais bien qu’il se mettrait au pas. Une

autre fois il s’arrêtera ; il est si fin ce cheval là !

— Mais, dit tout-à-coup Asile, c’est demain mercredi ; le bal au château.

— Belle découverte ! puisque c’est aujourd’hui

mardi.

— J’ai peur que la modiste n’ait pas le temps de

terminer mes toilettes.

— Tiens ! et tu me disais, encore ce matin, que tu

ne tenais pas à aller à ce bal, où il y aura tant de monde ; et que dans tous les cas ta robe de soie rose suffirait. Tu veux donc être belle demain ?

— Ça ferait tant plaisir à maman ; ce n’est que pour lui plaire.

— Et à d’autres aussi, dit Hermine, en faisant un

signe, comme pour désigner celui qui venait de

passer.

— Folle ! répondit Asile, en embrassant sa sœur

pour dissimuler la rougeur qui lui était montée à la figure. Et d’ailleurs, reprit-elle, je ne pense pas qu’il y aille ; qui aurait pu le présenter chez le Gouverneur.

Un coup léger, frappé au marteau de la porte, vint

interrompre leur entretien. Hermine courut ouvrir

à une timide jeune fille, qui portait un petit paquet de linge à la main ; elle présenta une lettre en demandant si Madame de St. Dizier était à la maison.

Après avoir ouvert la lettre et l’avoir parcourue à

la hâte, Hermine fit passer celle qui l’avait apportée dans la cuisine où était alors Madame de St. Dizier, puis courant à Asile, elle lui dit en lui montrant la lettre qu’elle tenait élevée au-dessus de sa tête. « Il va y aller, il y ira, il est venu pour cela. »

— Mais, que dis-tu donc, Hermine ?

— Oui, oui, il y sera ; je te conseille d’aller chez la modiste, et de lui dire de finir ta robe pour demain, dût-elle travailler toute la nuit.

— Mais qui ? mais qui ?

— Mais lui ; le milord ! le héros des mille et un

contes ! Tiens, lis ce que m’écrit Elmire.

« Montréal, 23 octobre 1837.

« Ma chère Hermine,

« D’abord, je t’embrasse sur les deux joues et Asile aussi ; ensuite je te recommande, c’est peut-être inutile, d’être bien discrète sur ce que je vais te confier, et de n’en parler à personne. Tu sauras que nous avons ici, depuis quatre à cinq semaines, un étranger de la Nouvelle-Orléans, qui passe pour fabuleusement riche, et dont tout le monde parle en ville. Il s’appelle M. de St. Luc ; il est venu avec plusieurs lettres d’introduction, et a été invité dans les meilleures familles. J’étais curieuse, comme tu le penses bien, de voir le lion du jour ; j’en avais entendu dire, par mon frère Auguste, des choses si surprenantes. Il parait qu’il a été une espèce de corsaire par plaisir ; qu’il s’est battu avec des pirates ; et mille autres histoires tout aussi affreuses que l’on débitait sur son compte.

“ Jeudi dernier, nous avons eu un grand bal chez

madame de Mont…, qui donne toujours, comme tu sais, les plus brillantes soirées à Montréal. Toute

l’élite de la société y était ; les habits rouges, comme de raison, ne contribuaient pas peu à l’éclat du bal. Il n’y avait presque pas de jeunes canadiens ; ils s’occupent plus de politique que de bals ; tant pis, pour nous ! Il y avait le colonel W… le capitaine S… enfin presque tous les officiers du 32e et du 66e ; sans oublier, last but not least, mon petit lieutenant

R. W… Tu sais que j’ai toujours eu un faible pour

le militaire ; et pourtant, je t’assure que ce n’était pas ce qui avait le plus d’intérêt pour moi ce soir-là. J’étais presque vexée de ne voir que des visages connus ; enfin, vers onze heures, il se fit une sensation dans le salon où je dansais.

« C’était lui ; mais il n’a pas plus l’air d’un flibustier que toi et moi 1 J’imaginais voir une espèce de barbe-bleue, avec une épaisse crinière, des yeux féroces, eh ! bien, ce n’est rien de tout cela ; c’est tout simplement un beau, grand brun ; avec une légère moustache noire. Il se présente avec beaucoup de grâce ; ses manières sont d’une extrême élégance. Il n’y a aucune affectation chez lui ; il n’est pas roide et gourme, comme la plupart de nos officiers ; ni fier, malgré sa richesse. Il n’a pas plus de prétention que le commun des mortels. Il s’est fait présenter à toutes les dames, et a conversé avec elles aisément, sans gêne ; je t’assure qu’il a fait des conquêtes parmi les jeunes filles. Tu le verras et le jugeras, car il m’a dit qu’il descendrait à Québec lundi ou mardi prochain pour assister au bal du château ; le Gouverneur lui ayant envoyé une invitation spéciale.

“ il n’a pas dansé, il est en deuil de son père ; mais je t’assure que j’avais plus de plaisir à entendre sa voix grave et douce, qu’à danser. Il m’a montré beaucoup d’attention, quand je lui ai dit que tu étais mon amie. Il paraît qu’il t’a déjà vue, toi et Asile, quelque part. Ainsi prenez garde de me l’enlever ; car je puis bien te le dire à toi, pourvu que tu n’en ries pas… j’en suis folle !

« Il paraît qu’il voyage pour son plaisir ; l’on m’a dit, pourtant, qu’il était venu en Canada pour y chercher quelqu’un… quelqu’une. Il n’aime pas à s’entretenir sur ce sujet ; du moins il a éludé la question, quand je lui en ai parlé, en badinant. Je crois que j’ai deviné ce qu’il cherche… il n’est pas difficile de deviner ce qu’un jeune homme beau, riche, de vingt-cinq à trente ans, peut chercher. Nous sommes cinq à six qui avons décidé de faire sa conquête ; c’est un véritable siège en forme que nous voulons faire. Une fois prisonnier, il payera gros pour sa rançon. J’espère qu’Asile et toi, ainsi que tes amies de Québec, vous joindrez à nous pour faire un traiLé offensif et défensif contre le nouvel ennemi de notre repos. Excuse mon bavardage ; il m’a fait oublier une foule d’autres choses que j’avais à te dire.

« Mes respects et les amitiés de maman à Madame

de St. Dizier.

« Elmire L… »

« P. S. — Je décachète ma lettre pour te dire justement ce qui devait en faire le sujet principal. La personne qui te remettra cette lettre, est la jeune fille que maman avait promise d’envoyer à ta mère ; elle est adroite à l’aiguille et bonne fille de chambre. Elle s’appelle Florence. Elle est sortie, depuis quelques jours, de chez un monsieur ou madame Malo, ou il paraît qu’elle avait trop d’ouvrage, elle est si jeune ; et, avec cela, si gentille ! Sa mère, qui est une bonne vieille, que nous employons depuis longtemps pour les gros ouvrages, désire qu’elle aille à Québec.

« E. L. »

— Eh ! bien, que dis-tu de ce lion ? dit Hermine,

en reprenant la lettre qu’elle avait relue avec sa

sœur. Il me semble que nous pouvons l’apprivoiser.

Ah ! Ah ! Et toi, qui disais qu’il n’y avait pas de lion blanc ! vois-tu comme le monde progresse. Je vais aller montrer cette lettre à maman, puis nous ferons venir cette petite Florence.

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CHAPITRE XXXVII. LE BAL DU GOUVERNEUR.

Le jour du grand bal, que donnait le Gouverneur,

était enfin arrivé. Des cartes d’invitation avaient

été distribuées avec profusion, depuis plus de quinze jours. Lord Gosford, qui voulait faire un dernier effort pour se rendre tous les partis favorables, avait invité un grand nombre des notabilités canadiennes des campagnes.

La résidence du Gouverneur avait été décorée à

neuf, à l’intérieur ; la salle de danse avait été agrandie et étincellait à la lumière de mille bougies. Tous les salons étaient brillamment illuminés. Une foule assez considérable était déjà arrivée. Dix heures venaient de sonner, et une longue file de voitures

semblait stationner à la porte, quoiqu’elles se succédassent avec rapidité, les unes prenant la place de celles qui partaient.

La musique du régiment en garnison dans la ville,

préludait à un quadrille, quand le Gouverneur entra

dans la salle de danse, ayant à son bras une jeune

fille à laquelle il paraissait témoigner beaucoup d’affection. Il salua à droite et à gauche plusieurs personnes qu’il n’avait pas encore vues, et se dirigea vers le fond de la salle, où il venait d’apercevoir Madame de St. Dizier.

— Je vous cherchais, Madame, lui dit-il, pour vous

confier pour la soirée, ma petite cousine, qui vient avec son père passer quelques mois avec nous. Elle est étrangère en ce pays, n’étant arrivée que de ce matin ; je désirerais lui faire faire la connaissance des bonnes familles canadiennes. Elle parle le français comme une petite parisienne. J’espère que vous voudrez bien la prendre sous votre protection. Et vous, dit-il, en s’adressant aux demoiselles de St. Dizier qui étaient près de leur mère, vous ne lui refuserez pas votre amitié, n’est-ce pas ? nous sommes, presque de vieilles connaissances, votre mère et moi, quoique depuis quelque temps elle néglige de nous visiter ; je voudrais que Clarisse et vous, fussiez bonnes amies.

Madame de St. Dizier prit affectueusement la main de la jeune étrangère, et la fit asseoir entre elle

et Hermine.

— Maintenant, dit Lord Gosford en se penchant vers celle qu’il avait amenée à Madame de St. Dizier, je vais aller prévenir quelqu’un, que j’ai aperçu au moment de ton entrée dans la salle ; il est bien loin, ma chère, de s’attendre à te voir ici ce soir.

— Quelle est cette personne, Milord, demanda Clarisse.

— Ah ! c’est une surprise que je veux vous faire à

tous deux. Il croit que ton père est repassé en Angleterre depuis longtemps avec toi ; et tu ne t’attends guère, j’en suis sûr, à le rencontrer ici. Je vais bientôt te l’envoyer.

Lord Gosford n’eut pas plutôt passé dans le salon

voisin, que la musique, qui avait été un instant interrompue, donna le signal d’un quadrille. Toutes

les places furent bientôt prises. Mademoiselle Asile dansait en face de sa mère, d’où elle pouvait facilement examiner les traits et l’expression de la physionomie de la jeune personne que Lord Gosford leur avait présentée. Hermine était demeurée auprès de Clarisse, qu’elle examina avec intérêt pendant qu’elle parlait à sa mère. Le caractère de Clarisse et celui d’Hermine se ressemblaient trop, pour qu’elles ne devinssent pas bientôt amies.

— C’est, sans doute, la première fois que vous venezven Cauada ? lui demanda t-elle.

— Oui, Mademoiselle.

— Vous êtes venue dans la plus mauvaise saison de

l’année, reprit Madame de St. Dizier ; nous entrons

dans l’automne avec ses vents froids et ses pluies

désagréables ; vous ne vous amuserez pas beaucoup.

— Il fait pourtant assez beau aujourd’hui, un peu

frais, c’est vrai ; mais j’aime bien ce temps-là. Mon père eut cependant désiré venir plus tôt, mais ayant été retenu plus longtemps qu’il ne pensait dans la Caroline du Sud, ainsi que dans la Virginie, il fallait bien venir dans cette saison, car il tenait à voir

Milord avant de retourner en Angleterre.

— Pensez-vous rester quelque temps en Canada ?

— Mon père se propose de retourner en Angleterre

avant l’hiver.

— Je crains que vous ne vous ennuyiez ici ; l’hiver

ne sera pas gaie, si l’on en juge par les nouvelles qui arrivent aujourd’ui même de Montréal. On parle

d’une assemblée révolutionnaire qui a eu lieu lundi, dans la paroisse St. Charles, sur la rivière Chambly.

— Voilà son Excellence, maman, dit Hermine en

se penchant.

— M. de St. Luc ! dit Clarisse en laissant échapper

un petit cri de surprise et pâlissant un peu.

Hermine, qui avait entendu le cri de surprise et

remarqué le changement de couleur de Clarisse, prit la main de la jeune fille et lui demanda avec

intérêt ce qu’elle avait.

— Rien, dit-elle, en se remettant, je ne m’attendais pas à le voir ici.

— Vous le connaissez donc ?

— Très-bien ; nous avons voyagé ensemble. Mais

voilà Milord.

— Je n’ai pas voulu, Madame, laisser à d’autres le

plaisir de vous présenter M. de St. Luc, un des bons amis de mon cousin, Sir Arthur, dit à Madame de St. Dizier Lord Gosford : comme j’espère avoir le plaisir de vous voir souvent avec vos jeunes filles, et que M. de St. Luc sera presque un des membres de la famille, je suis bien aise qu’il puisse faire ce soir votre connaissance, et, par votre entremise, celle des dames canadiennes que vous connaissez. Ma petite cousine est déjà son amie ; quant à Mademoiselle Hermine, ce sera à lui à gagner son amitié. Vous le

présenterez à votre sœur, n’est-ce pas, mademoiselle ? J’espère que vous m’aiderez à le garder aussi longtemps que possible parmi nous, car il parle déjà de partir.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, Milord,

répondit Madame de St. Dizier ; je tâcherai de m’acquitter, du mieux qu’il me sera possible, de la double charge que vous me confiez.

— Je n’attendais pas moins de votre bonté — puis, se tournant du côté de M. de St. Luc, Lord Gosford lui dit :

— Maintenant que vous êtes entre bonnes mains,

je vous quitte pour aller rejoindre Sir Arthur, qui

sera content de vous voir ; mais ne vous pressez

pas.

— Madame est trop bienveillante, dit St. Luc en

faisant un salut respectueux ; je crains qu’elle n’ait un bien mauvais élève à guider. Demandez à Mademoiselle Clarisse, combien peu je suis aimable et galant.

— Je pourrais mal vous juger, Monsieur ; et d’ailleurs, ajouta Clarisse, d’un ton moitié hésitant moitié badin, depuis un an vous avez pu changer.

Hermine, qui ne put s’empêcher de sourire, regarda

M. de St. Luc dont les traits exprimaient la satisfaction et la joie.

— Oh ! je n’ai pas changé, Miss Clarisse ; je suis

toujours le même, un rude marin qui ne s’est pas

encoro poli au contact du beau monde ; qui parle

comme il pense, et souvent ne pense pas comme les

autres, et qui aurait besoin d’une main charitable et amie, pour le conduire à travers tous les écueils et ios difficultés d’une sociélé peut-être exigeante et difficile.

— oh ! M. de St. Luc, dit Hermine, vous ne trouvèrez pas la société canadienne exigeante ni difficile. Je sais aussi que vous n’aurez pas beaucoup de peine à trouver de ces mains amies dont vous parlez. J’ai même appris qu’il s’était formé une ligue dans cette intention à Montréal.

— Pour ou contre moi ? demanda St. Luc en riant.

— C’est un secret ; et ce n’est pas le mien seul.

En ce moment un aide-de-camp du Gouverneur

vint prier Miss Gosford de lui faire l’honneur de

danser avec lui la prochaine danse, qui devait être

une valse.

— Valsez-vous ? demanda St. Luc à Mademoiselle

Hermine.

— Non, Monsieur.

— Alors me permettriez-vous de vous offrir le bras

pour aller prendre quelque rafraîchissement.

Hermine jeta un coup d’œil à sa mère, qui lui fit

signe d’accepter.

— Vous voyez, Madame, que je vous enlève votre

fille.

— J’espère qu’elle est sous bonne garde, répondit

Madame de St. Dizier, réprimant avec peine un

soupir.

— Mais où est donc votre sœur ? dit St. Luc avant

d’entrer dans le salon voisin, et s’arrêtant pour regarder les danseuses.

— C’est elle qui danse de l’autre côté de la salle,

vis-à-vis l’endroit où nous étions, St. Luc suivit quelques instants des yeux la dernière figure du quadrille qui achevait, puis se tournant vers celle dont le bras s’appuyait au sien, il lui dit eu la regardant attentivement :

— Si elle n’était pas votre sœur et si elle ne vous

ressemblait pas autant, je dirais qu’elle est bien belle et bien jolie.

Hermine, qui avait baissé les yeux sous le regard

de St Luc, se remit aussitôt et répondit d’un ton

enjoué :

— Vraiment, M. de St. Luc, je ne croirai plus à

votre franchise ; vous veniez de nous dire que vous

ne disiez que ce que vous pensiez.

— Et c’est pour cela que je vous le dis. Ne me

croyez-vous pas ?

— Mais pas du tout, quant au compliment que vous

venez de faire ; je vois que pour un marin, vous

savez aussi flatter. Les hommes sont tous comme cela, c’est un sentiment inné chez eux.

— Pour l’appréciation du beau et du bien.

Le quadrille était terminé, et la foule, qui gagnait dans le salon des rafraîchissements, y entraîna St. Luc. Après avoir conduit Hermine dans un vis-à-vis, espèce de double fauteuil fait en forme d’un S, nouvellement en usage, il lui apporta une glace à la vanille, et s’assit près d’elle. Il se plaisait à la conversation vive et brillante de sa jeune compatriote, dont il admirait l’esprit en méme temps que la naïveté. La temps passait rapidement pour tous deux, quand Hermine aperçut Asile qui venait au devant d’elle.

— Voici ma sœur, dit-elle, je crois qu’elle me cherche. En effet elle la cherchait, pour lui annoncer que sa mère se sentait indisposée et désirait s’en aller. St. Luc offrit le bras aux deux sœurs et les conduisit auprès de leur mère, qui bientôt après partit avec ses deux enfants.

St. Luc chercha alors Sir Arthur, qu’il trouva avec

Lord Gosford. Le Gouverneur tenait à la main une

lettre qui venait de lui être remise et parlait avec animation. L’endroit où ils étaient formait une espèce de petit cabinet de travail ; une table, trois à quatre fauteuils à fonds de jonc, quelques livres sur des rayons et une carte du Canada, appendue à l’un des côtés de l’appartement, en composaient tout l’ameublement.

St. Luc crut devoir se retirer pour ne pas troubler

leur entretien ; mais le Gouverneur l’ayant aperçu

le rappela en lui disant :

— Venez, M. de St. Luc, vous n’êtes pas de trop ;

mon cousin désire vous voir ; et j’aimerais à avoir

votre opinion sur des nouvelles sérieuses, qui me

parviennent à l’instant de Montréal.

Sir Arthur aimait véritablement M. de St. Luc, et

avait fait à Lord Gosford les plus grands compliments de sa bravoure, sa prudence et sa discrétion.

Après quelques paroles d’amitié échangées entre

Sir Arthur et M. de St. Luc, le Gouverneur reprit :

— Oui, M. de St. Luc, vous n’êtes pas de trop pour

connaître les graves nouvelles que je viens de recevoir dans une dépêche que le commandant des forces à Montréal m’a envoyée. Il paraît qu’il y a eu avant hier, le 23, une assemblée de cinq comtés, où les résolutions les plus révolutionnaires ont été proposées et adoptées. Toute la population de la rivière Chambly est en armes. Des sociétés secrètes se forment, Je crains des-troubles sérieux ; quoique je n’ajoute pas une foi entière à tous ces rapports que je crois exagérés. Vous, M. de St. Luc, qui avez eu occasion tout dernièrement de visiter les paroisses de St. Ours et St. Denis, vous pouvez me donner quelques renseignements précis. Vous avez vu plusieurs habitants des plus influents de ces endroits, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de leurs dispositions ?

— Vous me faites beaucoup d’honneur, Milord, de

me demander ainsi mon opinion. Je suis étranger

ici, à peine arrivé depuis six semaines ; et je ne suis guère capable de formuler une exacte idée de la situation.

— Mais enfin, vous avez passé presque tout votre

temps avec des Canadiens, à Montréal et dans les

campagnes ; vous me dites que vous êtes intime

avec Rodolphe DesRivières, le Dr. Gauvin, André

Ouimet, Edouard Rodier, et plusieurs autres jeunes

gens de Montréal ; vous avez vu plusieurs fois l’honorable Louis Joseph Papineau, le Dr. Kimber, M. Drolet et les autres chefs du parti, qui s’appelle patriote. Croyez-vous que sincèrement ils aient l’intention de faire une révolution ?

— Milord, j’ai eu occasion, il est vrai, de voir ces personnes, souvent même ; mais je vous assure que loin d’avoir chez eux découvert aucune idée de révolution, je crois qu’ils ne pensent qu’à faire une pure agitation politique dans les limites de la légalité, pour attirer l’attention de l’Angleterre sur la situation du pays.

— Mais, cette société des Fils de la liberté, formée à Montréal, — n’avez-vous pas lu son adresse du 4 courant ? C’est un véritable manifeste rebelle ?

— J’ai lu cette adresse, Milord ; j’en ai parlé à

quelques-uns des signataires que je connais. Ce sont tous des gens de cœur et de courage, qui ne peuvent avoir eu la moindre pensée révolutionnaire en la signant. Cette adresse, écrite par une personne étrangère au pays et dont le nom ne figure pas au nombre des signatures, leur a été présentée dans une réunion et lue à la hâte. Tous ceux qui étaient présents la signèrent parce qu’ils n’y voyaient qu’un appel au peuple pour demander le redressement des griefs qui y sont énumérés ; et surtout une invitation aux jeunes Canadiens de Montréal de s’organiser pour résister au Doric Club. Vous ne voyez en effet, que des noms de jeunes gens de 18 à 20 ans sur cette adresse.

— Mais pensez-vous que M. André Ouimet, président

de cette société, M. George de Boucherville,

secrétaire-correspondant, M. J. L. Beaudry, et les

autres principaux, n’ont pas mis la main à la rédaction de ce manifeste ?

— Je suis à peu près sûr que non ; je le leur ai entendu dire à eux-mêmes, et je les crois. L’adresse leur fut lue en anglais et ils la signèrent de confiance, sans avoir trop fait attention à ce qu’elle pouvait comporter d’illégal et de compromettant ; comme leur principal but est de s’organiser contre le Doric Club, leur plus grand désir est de le rencontrer, et d’en venir aux mains avec les membres de ce club, qui les menacent par des affiches anonymes. Ils n’attaqueront pas le Doric Club, car ils désirent se tenir dans les bornes de la légalité ; mais ils les recevront

rudement si ces derniers les attaquent, comme ils se vantent qu’ils le feront.

— Vous croyez que les Fils de la liberté n’ont pas d’autres desseins ?

— J’en suis certain. Ils se rassemblent régulièrement tous les lundis ; jusqu’ici il n’y a rien eu d’illégal dans leurs assemblées ; il n’y a eu aucun trouble, aucun désordre. Laissez-les faire, et vous verrez qu’avant peu la société se dissoudra d’elle-même.

— Mais pourquoi se sont-ils organisés en divisions

militaires ?

— Mille pardons, Milord ; on vous a mal renseigné,

leur organisation ne comporte nullement des divisions militaires ; ce sont des sections locales, comme la section du faubourg Québec, du faubourg St. Laurent, St. Antoine, de la ville, afin de pouvoir avoir des assemblées particulières dans chacun de leurs quartiers, sans besoin de convocation générale. Mais tout cela, croyez-le, est tout autant pour le plaisir de la chose que pour celui qu’ils se promettent de bien rosser le Doric Club, s’ils le peuvent. Que voulez-vous

que mille ou douze cents jeunes gens, presque des

enfants, fassent sans armes dans une ville comme

Montréal, quand même ils auraient des intentions

mauvaises, ce qu’ils n’ont pas ?

— C’est assez mon opinion, reprit Lord Gosford

après un instant de réflexion, mais ceux qui me conseillent sont d’une idée différente. Ils considèrent que Papineau tend à révolutionner le pays ; et ce qui les porte à la croire c’est la conduite de la Chambre d’Assemblée. J’ai voulu essayer la conciliation, eh ! bien, vous connaissez leur réponse fière et arrogante.

— Ceux qui vous conseillent, Milord, excusez-moi

si je prends la liberté de vous parler franchement… — Parlez, parlez, M. de St. Lue, j’aime à vous entendre dire ce que vous pensez ; au moins vous, vous n’êtes pas mû par des sentiments d’hostilité politique ou de races.

— Milord, c’est justement parceque je suis étranger

à tous les sentiments qui, dans ce pays, semblent exciter une partie de la population contre l’autre, que je pense pouvoir juger les choses sans passion. Vous venez de le dire, Milord, les sentiments d’hostilité, soit d’origine soit politique ou autres, faussent les idées.

— Ce n’est malheureusement que trop vrai.

— Eh ! bien, Milord, quels sont ceux qui vous entourent, quels sont ceux qui assistent à vos conseils ? Des hommes hostiles aux Canadiens, qui ont intérêt à les calomnier, qui cherchent à les pousser à des actes de résistance qu’ils convertiront ensuite en actes de trahison, afin de les rendre criminels à vos yeux et aux yeux des autorités en Angleterre.

— Vous pensez donc que les Canadiens ne songent

point à se révolter, reprit Son Excellence, qui décidément paraissait partager l’opinion contraire.

— S’ils songeaient à se révolter, Milord, répondit

de St Luc avec animation, vous verriez des organisations partout ; ils achèteraient des armes, et ils n’en ont pas. J’ai un peu visité les campagnes, avec ce M. DesRivières dont vous venez de parler ; or, nous n’avons ni vu ni entendu rien pût donner à soupçonner que l’on songeât, le moins du monde, à un soulèvement quelconque. J’ai assisté à quelques-unes des réunions locales des Fils de la liberté, et je n’ai rien entendu de révolutionnaire. Toutes leurs dispositions, tous leurs discours tendaient à préparer quelques bonnes raclées aux membres du Doric Club et aux L. P. S.

— Mais la Chambre d’Assemblée ?

— Il m’est tout à fait impossible, Milord, de me former une opinion sur une question d’une aussi haute importance, et dans laquelle Votre Excellence est bien meilleur juge que moi, pourvu qu’elle ne juge que d’après elle-même et non d’après ceux qui l’entourent. Mais veuillez, je vous conjure, ne pas oublier une chose, Milord ; c’est que le peuple qui ne voulut pas se joindre aux colonies anglaises révoltées, et qui préféra rester soumis à la Grande Bretagne ; le peuple qui marcha joyeusement aux frontières en 1812, et versa son sang à Châteaugay et ailleurs pour défendre le drapeau anglais, ne doit pas légèrement être traité de rebelle. Si cette colonie eut été anglaise en 1775, elle se fut révoltée. Milord, votre esprit et votre jugement, doivent vous faire apprécier les raisons qui m’ont fait parler avec un peu de chaleur peut-être, mais avec franchise et avec conviction.

— Merci, M. de St. Luc, je réfléchirai à ce que vous

venez de me dire.

Le Procureur-Général Ogden, ôtait venu demander

au gouverneur un moment d’entretien. Sir Arthur

prit le bas de St. Luc, et passa avec lui dans la

salle de danse.

— Le gouverneur est un excellent homme, dit Sir

Arthur à St. Luc, mais il est faible. S’il était laissé à lui-même, il donnerait droit à la Chambre d’Assemblée. Son entourage d’ici et ses instructions d’Angleterre le mettent dans une fausse position, qu’il comprend bien, mais dont il n’a pas l’énergie de se tirer. Il m’a dit qu’il allait solliciter son rappel.

— C’est un malheur. J’espère néanmoins qu’il n’y

aura pas de troubles.

— C’est à souhaiter.

Sir Arthur et St. Luc s’arrêtèrent pour regarder

danser un cotillon, cette danse vire et joyeuse, dont l’entrain et la gaieté les charmèrent.

L’heure était avancée quand St. Luc retourna à

son hôtel, heureux de sa soirée, et l’esprit rempli de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.

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CHAPITRE XXXVIII. SOLLICITUDES D’UNE MÈRE.

L’indisposition de Madame de St. Dizier n’était pas

grave. La chaleur de la salle et certaines émotions

qu’elle avait éprouvées en étaient la cause.

Elle n’était pas riche ; son époux avait éprouvé

des malheurs et subi des pertes avec la Compagnie

du Nord-Ouest. Après avoir réglé ses affaires et payé ses dettes, il se considéra très-heureux de placer ce qui lui restait en une rente viagère de quatre cents louis, ou seize cents piastres, par année, durant sa vie et celle de sa femme ; la rente diminuant de moitié à la mort de l’un des deux, et s’éteignant à la mort du dernier vivant. Ainsi Madame de St. Dizier n’avait pour vivre depuis la mort de son mari, que la modique somme de huit cent piastres par année ; et malgré la plus grande économie, elle ne pouvait rien mettre de côté ; encore était-ce bien juste si sa rente pouvait toujours lui suffire.

Elle, aurait bien pu, il est vrai, louer la maison

qu’elle occupait, dont elle avait l’usufruit, et en

prendre une plus modeste ; mais elle ne pouvait se

résoudre à priver ses chères filles du bonheur

qu’elles éprouvaient dans cette demeure, où elles

avaient passé tout le temps depuis qu’elle demeurait à Québec. De plus, certaines exigences de société la forçait, dans l’intérêt de ses enfants, de tenir un certain ton. On savait bien qu’elle n’était pas riche, mais elle était si bonne, si charitable, si respectable ; ses filles étaient si aimables, si agréables en société, qu’elles étaient invitées partout, sans que l’on s’attendit à ce que Madame de St. Dizier rendit les soirées qui lui étaient données.

Souvent il y avait des petites réunions de jeunes

personnes chez elle, pour faire de la musique et du

chant ; et, après s’être bien amusé, peut-être plus

amusé qu’à un bal, on se séparait heureux et content, sans qu’il en eut coûté autre chose qu’une

grande dépense de gaieté et de chansons. Elle était

heureuse du bonheur de ses enfants, quand elle les

voyait s’amuser ; mais souvent, et surtout depuis

près d’un an, elle éprouvait de grandes inquiétudes

sur le sort de ses bien aimées filles. Elle sentait sa santé affaiblir, et l’idée qu’avec elle finirait également la rente qu’elle retirait, et l’usufruit de la maison qu’elle habitait, la rendait bien malheureuse. Ces réflexions, sans doute, lui étaient venues en voyant toute cette jeunesse, appartenant à des familles riches et à l’aise, et en comparant leur avenir avec celui qui attendait ses pauvres enfants, auxquelles elle n’osait pas dire la situation précaire de leur fortune. À quoi aurait-il servi de les affliger par une si triste perspective ? à quoi aurait servi de flétrir ainsi leurs innocentes joies et les amusements de leur âge, pensait cette tendre mère. Ses enfants eussent elles été plus affectionnées, plus obéissantes, plus empressées à satisfaire les moindres désirs de leur mère ?

Ces tristes pensées minaient sourdement sa santé.

Elle était souvent atteinte de profondes mélancolies, et versait en secret des pleurs amères, qu’elle cherchait à cacher à ses enfants. Mais ses yeux rougis trahissaient ce qu’elle aurait voulu cacher, et affligeaient ses filles, qui s’en apercevaient mais n’osaient lui en parler, de peur de l’attrister davantage. Cette bonne mère leur disait alors que lorsqu’elle avait ses maux de têtes, les pleurs la soulageaient.

Ce n’est pas que des offres avantageuses n’eussent été faites aux demoiselles St. Dizier ; de brillants partis mêmes s’étaient présentés ; mais jusqu’ici Asile n’avait point éprouvé de sentiments profonds ; elle avait bien eu quelques préférences passagères, mais aucun amour sérieux. Hermine disait qu’elle ne voulait pas se marier parcequ’il lui faudrait quitter sa bonne maman et sa chère sœur.

Madame de St. Dizier avait fait donner une bonne

éducation à ses enfants, et avait cultivé leurs talents pour la musique et le chant, pour lesquels elles avaient montré, toutes jeunes encore, une disposition remarquable. Elle savait qu’au besoin ces qualités pourraient être une ressource pour ses enfants. Bonne musicienne elle-même, elle savait l’influence de la musique sur le caractère, elle savait aussi quelles sources d’agrément ces qualités pouvaient procurer pour rendre les soirées agréables en famille. Mais tout en cultivant chez ses filles les qualités d’agrément, elle n’avait pas oublié les qualités domestiques. Aussi les demoiselles de St. Dizier étaient-elles très-industrieuses ; elles aidaient leur mère dans tous les soins du ménage, et contribuaient par leur travail et leur économie à supporter dignement

leur position dans le monde, sans luxe mais aussi sans trop de privations. À ces vertus se joignaient

les plus strictes notions de morale et de piété ;

leur mère leur avait enseigné que c’est dans une

conduite irréprochable que se trouve la plus grande

satisfaction du cœur ; et qu’une piété sincère, sans

pruderie, est la plus grande consolation aux jours de peine et de chagrin.

Aussi était-ce pour elle un plaisir, comme une

douce habitude, de monter tous les soirs, à l’heure

du coucher, dans la fraîche et coquette chambre de

ses enfants, et là, en ayant une à chaque côté, de

faire la prière en commun. Ce devoir, rien ne pouvait le changer, qu’il y eut soirée, ou qu’elles eussent passé seules leur temps à la maison ; elles ne se couchaient pas qu’ellos n’eussent remercié ensemble le bon Dieu de leur avoir accordé une journée de bonheur. La prière faite, Madame de St. Dizier ne quittait ses deux enfants qu’après les avoir vues toutes deux reposant leurs belles têtes sur le même oreiller, les bras enlacés l’un dans l’autre, et lui souriant un bonsoir en réponse du baiser qu’elle déposait sur leur front pur et virginal.

Quelquefois c’était dans la chambre à coucher de

leur mère, voisine de la leur, qu’elles faisaient ensemble la prière ; alors, elles lui disaient toutes les impressions qu’elles avaient éprouvées durant la journée ou la soirée ; car elles n’avaient rien de

caché pour elle. En effet, dans quel cœur pouvaient-elles mieux confier leurs pensées, même les plus intimes, que dans le cœur d’une mère ? Elle était ainsi mieux à même de guider leur jeune inexpérience, et de leur faire éviter les écueils auxquels elles pouvaient si souvent se trouver exposées.

Au retour du bal qu’avait donné le Gouverneur,

Madame de St. Dizier s’était trouvée mieux en respirant le grand air pur et froid.

— Eh bien ! comment te trouves-tu maintenant,

ma bonne maman, dit Asile en prenant les mains de

sa mère et s’asseyant sur le bord de son lit, tandis qu’Hermine se penchait à son chevet.

— Je suis bien, mes enfants ; et vous autres êtes-vous fatiguées ?

— Ta demande n’est pas sérieuse, maman, reprit

Hermine ; tu sais bien que je n’ai presque pas dansé ; je suis restée avec mademoiselle Gosford une partie du temps, et l’autre je l’ai passé avec M. de St. Luc.

— Comment le trouves-tu, M. de St. Luc ?

— Dis-nous d’abord comment tu le trouves toi-même

et je te dirai ensuite ce que j’en pense.

— Mais je le trouve bien, très bien. J’aime sa

physionomie franche et ouverte.

— Eh ! bien, moi aussi je le trouve très-bien ; il

m’a fait un petit compliment, j’ai cru que c’était par flatterie, mais comme il l’adressait plus particulièrement à Asile, je lui ai pardonné.

— Comment, mais je ne lui ai pas dit dix mots de la

soirée, reprit Asile, et je ne lui ai parlé que quand j’ai été te chercher.

— Justement, il ne te l’a pas dit à toi, mais il me

l’a dit en parlant de toi, et comme il m’a ajouté que nous nous ressemblons beaucoup, il s’ensuit qu’il

nous a fait un compliment à toutes les deux.

— Mais qu’a-t-il donc dit ? Asile demanda.

— Que tu étais bien jolie et bien belle.

— Mais c’est un flatteur, n’est-ce pas, maman ?

Madame de St. Dizier sourit.

— Mais ça dépend, mes enfants ; s’il était sincère,

ce n’était pas flatterie.

— C’est ce que je crois, reprit Hermine, car d’après ce qu’il m’a dit ensuite, je ne pense pas qu’il l’ait fait par flatterie.

— Que t’a-t-il donc dit, demanda Asile en mettant

sa tête sur l’oreiller de sa mère.

— D’abord, il m’a parlé de la belle réunion de la

soirée, il m’a dit qu’il trouvait que les anglaises

étaient très-belles, avaient en général un teint plus frais et de plus belles couleurs ; ce qui n’était pas très-flatteur, comme tu vois ; mais il a ajouté qu’il préférait le teint plus chaud et plus animé des canadiennes, leurs yeux plus brillants, leur expression plus spirituelle, leur gaieté plus vive et plus naturelle. Je lui ai demandé quelles étaient celles qu’il trouvait les mieux mises. Il m’a répondu qu’il trouvait

les anglaises plus richement mais les canadiennes

plus élégamment habillées, montrant plus de goût et plus de fraîcheur dans leurs toilettes. Je crois qu’il est observateur, car il m’a fait certaines

remarques sur des personnes que nous connaissons

et qui étaient parfaitement vraies. Dites-moi, lui ai-je demandé, quelle est celle que vous trouvez la plus jolie dans le bal et qui vous plaît d’avantage.

— Tu n’aurais pas dû lui faire une telle question,

lui dit Asile.

— C’était pour voir ce qu’il dirait, et connaître son goût il m’a regardé en souriant, j’ai cru qu’il allait me dire une flatterie, mais non.

— Que t’a-t-il dit ?

— Il m’a dit, reprit Hermine, qu’il ne m’avait pas

encore vue danser. Mais des danseuses, lui dis-je ?

il leva lentement les yeux sur les miens et me répondît : je ne veux pas vous le dire ce soir. Il me conduisit ensuite prendre des rafraîchissements, et nous causâmes longtemps de choses indifférentes. Il me parla de ses voyages, de l’objet qu’il l’amenait au Canada.

— Il t’a dit quel était l’objet de sa visite au Canada ? demanda Asile.

— Pas tont-à-fait, mais à peu près. C’est bien ce

que nous écrit Elmire L…, il m’a dit qu’il cherchait quelqu’un. Quelqu’une, lui ai-je dit sans réflexion : il m’a encore regardée avec attention, je me sentais gênée ; puis il a répondu d’une voix qui m’a paru un peu tremblante : « Peut-être. »

— Tu n’aurais pas dû lui dire cela, Hermine.

— Je le sais, maman, et je me le suis reproché tout

de suite ; mais malgré cela je ne sais ce qui m’a

poussé à lui dire : « Si vous venez passer la veillée chez nous demain soir, vous verrez celle que vous cherchez. »

— Mais, ma pauvre Hermine, où avais-tu la tête ?

Comment ! tu as osé faire une telle démarche sans en parler à maman ?

— Maman l’avait invité, elle-même, à venir, ainsi

que Miss Gosford faire de la musique sans cérémonie

demain soir, ou plutôt ce soir ; et c’est pareeque

j’ai cru m’apercevoir qu’il y avait un sentiment plus profond que la simple amitié entre Miss Gosford et

lui, que je lui ai dit qu’il verrait celle qu’il cherchait.

— Tu as eu tort tout de même, ma sœur.

— J’en conviens ; et je t’assure que ce que je venais de dire, ainsi que l’expression de sa voix quand il dit « peut-être, » me mirent dans un bien grand trouble, surtout quand il ajouta : « Savez-vous, Mademoiselle, que la première fois que je vous ai vues, vous et votre sœur, à bord du bâteau, en descendant de Montréal, j’ai éprouvé un indicible bonheur en contemplant votre figure, qui… » Je n’ai pu entendre ce qu’il a ajouté, tant j’étais troublée. Il est bien heureux que tu sois arrivée à cet instant pour me chercher ; car tu m’as tirée d’un grand embarras.

Madame de St. Dizier sourit de tout ce caquetage,

et après quelques observations affectueuses, elle les congédia doucement.

Le lendemain, Asile et Hermine firent visite à Miss

Clarisse Gosford, qui se préparait à sortir en voiture quand ils arrivèrent. Comme elles étaient allées à pied, Miss Gosford insista pour qu’elles acceptassent la voiture pour s’en retourner.

Pendant leur absence, St. Luc était allé de son

côté, présenter ses respects à Madame de St. Dizier. Celle-ci, pressentant sans doute, avec un instinct de mère, que ce jeune homme aurait une grande influence sur le bonheur ou le malheur de ses enfants, soit qu’elle eut découvert en elles un amour naissant et encore ignoré, ou soit tout autre sentiment, se promit bien de profiter de la circonstance pour l’étudier. Il fit une longue visite, parla du Canada, de ses impressions, de la société, avec tant de tact, de justesse, de goût, de délicatesse, que Madame de St. Dizier se forma la meilleure opinion de son caractère et de ses qualités.

Pauvre mère, elle aurait tant craint d’exposer ses

deux anges aux séductions de l’opulence, jointe aux

attraits d’un esprit brillant, de manières distinguées et d’une mâle beauté, qu’elle fut au comble de la joie de pouvoir admirer en M. de St. Luc un jugement solide et une franchise aimable dans un cœur droit et noble. Mais si d’un côté elle éprouvait un vif entrainement pour de si belles qualités, de l’autre, son âme de mère s’effrayait à l’idée des conséquences qui pouvaient résulter des visites de M. de St. Luc ; car elle voyait bien qu’à l’enthousiasme avec lequel il avait parlé de ses filles, de leur esprit et de leurs grâces, il

deviendrait un des visiteurs de la maison. Elle se

sentait, en même temps, comme entraînée malgré elle vers ce jeune homme ; elle n’eut pas voulu qu’il

fut demeuré étranger à sa famille ; elle eut voulu

qu’il les visitât souvent et devint intime. Elle ne

comprenait pas ces contradictions dans son esprit ;

rêvait-elle, pauvre mère, un brillant mariage pour

l’une de ses filles ? Ah ! elle était bien excusable de penser à trouver un protecteur pour ses deux anges aimés.

— Dieu, dit-elle, quand il fut parti, en promettant

de venir passer la soirée, le bon Dieu décidera. Que sa volonté soit faite !

Le soir, il y eut une petite réunion de jeunes personnes toutes intimes entr’elles que les demoiselles de St. Dizier avaient invitées. Sir Arthur y accompagna sa fille et M. de St. Luc. On fit de la musique et du chant. St. Luc admira le chant de Mademoiselle Asile, dont la voix si douce, si pleine de suave harmonie dans les cantilènes, qu’elle chantait de préférence, lui causait de délicieuses émotions.

Le lendemain et les jours suivants, St. Luc, qui en

avait obtenu la permission, passa les soirées chez

Madame de St. Dizier. Peu à peu son intimité devint

plus grande dans la famille. Madame de St. Dizier

remarqua que l’âme sensible d’Asile s’ouvrait à des

sentiments nouveaux, tandis qu’Hermine, tout en

paraissant se plaire autant et peut-être même plus

que sa sœur dans la compagnie de St. Luc, conservait son humeur gaie et folâtre. Madame de St. Dizier s’aperçut aussi que M. de St. Luc semblait montrer une certaine préférence pour Asile. Il lui demandait plus souvent de chanter, il était plus sérieux en conversant avec elle, tandis qu’il riait et badinait avec Hermine. La bonne mère, quoique nullement inquiète, suivait avec intérêt le développement de ces sentiments. Asile lui confiait ses impressions, avec une candeur et une naïveté qui la rassuraient. Jusqu’ici Madame de St. Dizier n’avait qu’à se louer de la conduite de M. de St. Luc, qui venait presque tous les soirs. Miss Clarisse Gosford était aussi devenue très-intime dans la famille, venant souvent prendre le thé sans cérémonie, et s’en retournant avec M. de St. Luc dans la voiture du Gouverneur.

Quand M. de St. Luc ne venait pas, Madame de St.

Dizier et ses filles ressentaient comme un vide,

comme si quelque chose manquait à leur intimité

de famille. Madame de St. Dizier ne s’était pas trompé à l’attachement qui se formait entre lui et ses filles ; mais il n’y avait rien qui fit pressentir de l’amour chez aucune de ses enfants ; c’était plutôt une douce et confiante amitié de part et d’autre. Elle avait même cru s’apercevoir que s’il y avait de l’amour quelque part c’était plutôt entre Miss Gosford et M. de St. Luc.

Un jour que Miss Clarisse avait passé l’après-midi

chez Madame de St. Dizier, on proposa pour le lendemain une promenade à la Nouvelle-Lorette.

— Oh ! oui, dit Miss Clarisse ; quelle fête d’aller à la campagne. Et puis M. de St. Luc m’a dit souvent qu’il aimerait à voir les sauvages.

— Mais nous ne l’emmènerons pas, dit Hermine en

jetant un coup d’œil espiègle à Miss Clarisse ; croyez-vous vraiment, ma chère, qu’il nous remercierait si nous le demandions ? il serait trop poli pour nous refuser, mais je suis bien certaine que, dans le fond du cœur, il nous en voudrait. Qu’en pensez-vous ?

Miss Clarisse rougit un peu et répondit en riant :

— Cela dépend de celle qui le demanderait ; si c’était vous ou Asile, je crois qu’il accepterait avec plaisir.

— Le mieux, dit Asile, c’est de ne pas le demander ; mais comme je pense qu’il viendra ce soir, nous

pourrons lui dire que nous allons demain à Lorette ; s’il est galant, il s’offrira de nous accompagner.

Le soir vint, mais M. de St. Luc ne parut point, il

fut néanmoins convenu qu’elles iraient seules à la

campagne.

— Je n’en suis que plus contente, dit Asile, un peu

piquée d’avoir attendu en vain toute la soirée.

— Nous serons moins gênées, nous courrons les

champs cueillant des fleurs ; j’aime tant les fleurs.

— Mais il n’y a pas de fleurs dans les champs à

cette saison, dit Hermine.

— C’est égal, nous courrons, nous sauterons et nous

nous amuserons sur l’herbe des prairies, reprit Miss Clarisse, comme de véritables villageoises.

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CHAPITRE XXXIX. VENDEUR DE PLOMB.

La nuit fut froide et une assez forte gelée avait

durci la terre. Le jour suivant, le soleil se leva pâle et enveloppé d’un brume grisâtre ; on aurait dit qu’il allait neiger ; cependant vers les dix heures, le temps devint beau, mais l’air resta vif et piquant.

À peu près dans le même moment, on pouvait voir

deux forts et vigoureux chevaux, gris pommelé, attelés à une belle barouche, descendant à grand train la côte d’Abraham. Trois jeunes filles chaudement enveloppées, étaient assises au fond de la voiture. Bientôt les chevaux, lancés au grand trot, arrivèrent au pont qui traverse la petite Rivière St. Charles. Un homme, en habit de chasse, avec des bottes à revers, une badine à la main, était appuyé sur l’un des garde-fous du pont et regardait un brick, nouvellement lancé, et que remorquait un petit vapeur.

— C’est M. de St. Luc, dit Miss Clarisse, qui l’avait aperçu la première, mais d’où peut-il venir ?

— Faisons semblant de ne pas le voir ; regardons

de l’autre côté, il ne nous reconnaîtra pas, habillées comme nous le sommes, ajouta Hermine en se penchant du côté opposé.

Quand la voiture fut passée, St. Luc, qui avait bien remarqué la voiture et les chevaux de Lord Gosford, sans reconnaître Miss Clarisse et les Demoiselles de St. Dizier, reprit le chemin de son hôtel, où il arriva un peu avant midi.

— J’ai juste le temps, pensa-t-il, de faire ma toilette pour aller voir Sir Arthur, avec lequel je dois prendre la collation.

Quand St. Luc arriva au château, Sir Arthur

l’attendait pour se mettre à table. Ils étaient seuls.

— Que dites-vous, M. de St. Luc, d’une excursion

faite de suite à la campagne ? J’aurais envie cette

après-midi, d’aller au devant de Clarisse, qui est

allée avec les Demoiselles de St. Dizier à Lorette ?

— Quoi ! c’était Miss Clarisse et les Demoiselles

de St. Dizier qui étaient dans la voiture de Son

Excellence, vers onze heures ? Ah ! les coquines !

savez-vous qu’elles se sont détournées pour n’être

pas reconnues ?

Sir Arthur se mit à rire de bon cœur.

— Clarisse m’a dit qu’il avait été décidé gravement, hier soir, que pour vous punir de n’être pas allé chez Madame de St. Dizier, elles ne vous avertiraient pas de leur promenade ; et c’est, sans doute, pour ne pas vous la laisser savoir qu’elles ont fait semblant de ne pas vous voir ce matin.

— Si nous allions proposer à Madame de St. Dizier

de nous accompagner pour aller au devant de ses

filles, elle accepterait peut-être ; le temps est beau, l’air frais lui ferait du bien, car il me semble qu’elle ne sort pas assez. Vous irez en voiture, et moi je monterai sur le cheval que Votre Excellence vient d’acheter, et qui paraît si difficile et si ombrageux.

Deux heures après, Sir Arthur conduisait Madame

de St. Dizier au devant de ses enfants. M. de St. Luc, monté sur un magnifique cheval anglais, pur sang,

qu’il avait, non sans difficulté, rendu souple et docile, caracolait au côté de la voiture.

Quand ils furent parvenus au bout de la montée,

avant d’arriver à l’équerre que fait la route de Charlesbourg et celle qui vient de Lorette, ils aperçurent la voiture, dans laquelle les jeunes filles étaient parties le matin, arrêtée sur la route de Lorette. Le cocher, assis sur le siège, regardait tranquillement dans la prairie Miss Clarisse et les jeunes Demoiselles de St. Dizier s’amusant à cueillir des noix douces, qu’un petit garçon faisait tomber en jetant des morceaux de bois dans un noyer, situé à quelques arpents du chemin. Les jeunes filles gaies et rieuses, avaient laissé dans la voiture leurs beaux

manteaux, et n’avaient sur leurs épaules que de légers fichus ; une d’elles portait une écharpe crêpe rouge, croisée sur la poitrine et nouée sous les bras, de manière à laisser les bouts prendre gracieusement par derrière, sans gêner ses mouvements. Un peu plus loin, un troupeau de vaches cherchait sa nourriture dans l’herbe rasée et gelée de la plaine. Un petit garçon, d’une douzaine d’années, s’amusait à exciter un taureau en lui jetant des pierres. Quelquefois l’animal se retournait en agitant ses cornes menaçantes ; le petit garçon se sauvait, puis quand il voyait le taureau tranquille, il retournait continuer

ses agaceries.

De l’endroit où se trouvait Sir Arthur, il n’y avait en droite ligne à travers la prairie qu’une dizaine d’arpents pour se rendre à celui où étaient les jeunes, filles, mais en suivant la route la distance était fort considérable. En ligne droite on suivait la base d’un triangle rectangle dont les deux routes formaient les côtés latéraux.

— Voilà nos enfants, dit Sir Arthur en montrant

de la main le lieu où elles étaient.

— Mais voyez donc ce petit malheureux que le

bœuf poursuit, remarqua Madame de St. Dizier.

En effet le taureau, devenu furieux, s’était élancé

sur le petit garçon, qui s’était mis à courir dans la direction de l’arbre auprès duquel étaient les Demoiselles de St. Dizier. Les jeunes filles effrayées se sauvèrent à leur tour du côté de la clôture ; l’écharpe rouge sembla augmenter la fureur du taureau qui se dirigea aussitôt vers la jeune fille ; celle-ci effrayée, perdit la présence d’esprit et se mit à courir dans un sens opposé.

— Asile ! s’écria Madame de St. Dizier, en tombant

évanouie.

St. Luc avait tout vu ; et d’un coup d’œil il comprit le danger de Mademoiselle Asile ; un fossé large et une clôture haute, en perches, séparaient la route de la prairie ; il tourna droit son cheval pour les franchir, l’animal refusa, se cabra et fit un saut de côté. St. Luc, de sa cravache, lui sangla le col, puis le ramenant à la clôture lui plongea les éperons dans les flancs ; le cheval, d’un bond, franchit la clôture et le fossé et s’élança à travers la prairie. Déjà le taureau n’est plus qu’à quelques perches de la jeune fille ; son œil est injecté de sang, sa corne

menaçante, tout fait croire à une épouvantable

scène. Hermine et Clarisse, ayant réussi à passer la clôture, regardent épouvantées ; le cocher semble pétrifié sur son siège ; Sir Arthur fouette son cheval, pour apporter plus tôt Madame de St. Dizier auprès de ses enfants.

— Ma sœur, s’écria Hermine, toute en pleurant, ma

pauvre sœur !

— Courage, lui répondit Clarisse, en apercevant

St. Luc ; elle est sauvée !

Non, elle n’était pas encore sauvée, l’infortunée

enfant. Le taureau n’était plus qu’à deux pas d’elle, et déjà un beuglement prolongé sortait de la profonde poitrine de l’animal furieux.

St. Luc n’hésite plus et précipite son cheval sur le taureau, dans l’espoir de le renverser. Mais le cheval se dresse sur ses jarrets, bondit et saute par-dessus l’animal sans le loucher.

St. Luc avait prévu la possibilité de cette éventualité, et, avec une admirable présence d’esprit, il jette, en passant, son foulard étendu aux cornes du taureau.

Presqu’en même temps, il saute lestement à terre, et peut saisir aux cornes l’animal qui, un moment

étonné, après avoir secoué et jeté à ses pieds le mouchoir qu’il flaira et déchira, allait s’élancer de nouveau sur la jeune fille.

Il y eut alors une lutte courte et terrible entre

l’homme et la bête ; mais St. Luc. habitué depuis

longtemps à ces genres d’exercices, auxquels se livre la jeunesse créole à la Louisiane, était trop habile pour que l’issue fut douteuse. Il maintint d’abord l’animal de ses puissantes mains ; puis lui tournant graduellement la tête de son côté, il lui tordit brusquement les cornes en lui appuyant un genou sur le cou. Le taureau lâcha un beuglement rauque et strangulé, et tomba lourdement. Asile était sauvée.

— Votre fille est sauvée, Madame, dit Sir Arthur ;

voyez donc, elle revient appuyée sur M. de St. Luc.

— Merci ! Ô mon Dieu, merci ! mais ne serait-elle

pas blessée ?

Hermine et Clarisse étaient accourues au-devant

d’Asile ; le cocher se décida enfin à descendre de dessus son siège.

Sir Arthur arrivait au moment où St. Luc aidait

la jeune fille à passer la clôture.

— Asile, Asile, mon enfant, criait Madame de St.

Dizier en accourant les bras tendus, oh ! que j’ai eu peur !

La pauvre mère enlaçait sa fille dans ses bras et

l’embrassait, en pleurant de joie et de reconnaissance ; puis se tournant vers St. Luc, elle prit une de ses mains dans les siennes et lui dit :

— Ah ! Monsieur de St. Luc, comment vous remercier

— Mais, Madame, vous vous êtes exagéré le danger ;

il n’y en avait réellement pas d’imminent.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, ajouta Sir Arthur,

qui comprit que l’intention de St. Luc était de diminuer l’intensité de l’émotion de Madame de St. Dizier et des jeunes filles ; Mademoiselle Asile, et tous nous autres, nous en serons quittes pour la peur.

Les paroles de Sir Arthur eurent un bon effet et

calmèrent un peu l’émotion de Madame de St. Dizier.

Elle monta avec ses filles dans la voiture qui les

avaient amenées le matin, tandis que Clarisse se mit avec son père. St. Luc remonta sur son cheval, que les paysans, accourus sur le théâtre de la scène que nous venons d’esquisser, lui avaient ramené ; et tous ensemble ils retournèrent à la ville.

— C’est un beau Mossieu, ça, hein ! disait le petit

garçon à son compagnon ; cré tu, y m’a donné anne

piasse !

— Oui, mé y a manqué de tuer le bœuf à poupa !

répondit l’autre.

St. Luc, en arrivant à son hôtel, monta à sa chambre et changea de vêtements. Les événements de

l’après-midi t’avaient un peu agité. Il ne pouvait

définir les sentiments qu’il éprouvait pour Mademoiselle Asile de St. Dizier. Etait-ce de l’amour était ce de l’amitié simplement ? il ne savait qu’en penser. Il aimait bien Hermine ; mais en elle c’était plutôt cette gaieté charmante qui lui plaisait ; il aimait à rire avec elle, à l’agacer pour entendre ses réponses pleines d’atticismes, mais quelquefois aussi un peu

caustiques.

Avec Asile, il éprouvait un sentiment plus tendre ;

sa voix, son chant avait quelque chose de si doux

de si sympathique que, malgré lui, il devenait

sérieux ; une molle et mélancolique ivresse s’emparait de ses sens ; avec elle il parlait peu, il aimait à être près d’elle, à sentir le frôlement de sa robe. Si c’était de l’amour, son amour était bien faible ; si ce n’était que de l’amitié, son amitié était bien forte !

Après son dîner, il hésita sur ce qu’il devait faire. Il aurait désiré aller chez Madame de St. Dizier, mais il craignait de les déranger ; peut être voudraient-elles se reposer de bonne heure après les émotions de la journée. D’un autre côté, il aurait bien voulu avoir de leurs nouvelles. Il s’habilla, prit sa canne et sortit, n’ayant aucune idée arrêtée sur le but de sa promenade. Bientôt il arriva à la porte St. Jean. Il ne savait que faire, avancerait-il, retournerait-il ? Il marcha encore sans pouvoir en venir à aucune décision ; déjà l’église St. Jean était loin derrière lui quand il aperçut qu’il était sur la route de Ste. Foye. Une voiture l’avait passé, une

petite voix lui avait crié « bonsoir » ; il n’avait rien vu, rien entendu. Évidemment St. Luc était distrait ou amoureux.

Peu de temps après, il entendit le bruit d’une

voiture, il regarda et reconnut la voiture du gouverneur ; elle était vide. Il arrêta le cocher et lui demanda d’où il venait.

— J’ai mené Miss Gosford chez Madame de St

Dizier.

À la bonne heure, pensa St. Luc, il n’y aura pas

d’inconvénient que je m’y présente ; et, leste et

joyeux, il continua son chemin.

Cinq à six des amies d’Asile, qui avaient entendu

parler de l’accident, étaient venu la voir. Elle était parfaitement remise, et même plus gaie que de

coutume.

— Voilà M. de St. Luc, s’écria Hermine en courant

lui ouvrir la porte ; je connais sa façon de frapper au marteau.

En entrant, St. Luc fut entouré et félicité sur sa

conduite et son adresse. Il reçut avec simplicité les compliments qu’on lui fit ; et dit, en riant, qu’il consentirait volontiers à en faire autant tous les jours, pour recevoir de pareils remercîments.

— Savez-vous ce que nous avions décidé de faire ce

soir, M. de St. Luc ? dit Hermine ; il a été convenu, et c’est Mademoiselle H. de L… qui l’a proposé, de bien nous amuser.

— Mais, vous vous amusez toujours bien ; comment

faire autrement quand vous y êtes, Mademoiselle

Hermine ? dit St. Luc.

— Oh ! ce n’est pas tout, nous avons décidé de jouer au vendeur de plomb. Connaissez-vous ce jeu-là ? C’est un amusement tout canadien et fort joli. Voulez-vous en être ?

— Bien volontiers ; vous me direz ce qu’il faut

faire.

— Ce n’est pas difficile. La compagnie s’asseoit autour de la chambre ; une personne tient un bol d’eau d’une main et, de l’autre, une serviette qu’elle trempe dans l’eau ; elle va des uns aux autres demandant

« si on veut acheter de son plomb ? » Il ne faut pas répondre ni « oui » ni « non. » À celui qui

répond « oui » ou répond « non », elle lui en donne

sur la figure légèrement, plus ou moins, du bout de

la serviette trempée, pour le punir ; et de plus il est condamné à donner un gage. Ah ! c’est joli, vous verrez ; mais prenez garde de dire « oui » ou « non. »

— Et ce gage ?

— Ah ! il faut le racheter, et c’est celui ou celle

qui a payé le dernier gage qui fixe le prix du

rachat.

— Ne jouez pas, M. de St. Luc, dit Madame de

St. Dizier en riant, elles ont toutes conspiré contre vous.

— Oh ! alors, je serai un martyr, et c’est ce qui

me décide.

— C’est moi qui vais vendre le plomb, dit Hermine ;

prenez garde à vous, M. de St. Luc.

St. Luc, qui s’attendait à trouver de la tristesse

dans cette maison, fut bien surpris d’y rencontrer

tant de gaieté ; et il se réjouit de voir que l’on ne songeait qu’à l’heureux dénouement d’un événement qui aurait pu être si terrible.

Hermine apporta bientôt un bol à moitié rempli

d’eau, et commença à vendre son plomb. Les deux

premières à qui elle s’adressa surent si bien répondre, qu’elle ne put leur faire dire le mot défendu. Le troisième était M. de St. Luc.

— Tenez-vous bien, lui dit Hermine en lui montrant

le bout trempé de sa serviette.

Les jeunes filles riaient.

— Voulez-vous acheter de mon plomb, Monsieur ?

— Non, Mademoiselle, répondit St. Luc d’un grand

sérieux.

— Eh bien ! ilfaut pourtant que je vous en donne,

reprit Hermine en lui frappant légèrement la figure

du bout de sa serviette.

— Un gage, un gage ! Encore, encore le même, crièrent les jeunes filles, riant aux éclats.

— Comment trouvez-vous mon plomb ? M. de St. Luc.

— Ma foi, un peu humide.

— Pas trop humide ?

— Non.

Hermine, qui s’attendait à la réponse et qui était

en veine de gaieté, aspergea généreusement sa victime et se mit à rire de bon cœur.

— Un gage, encore un gage, dit Miss Clarisse qui

riait à gorge déployée.

St. Luc ne put s’empêcher de partager l’hilarité

générale ; mais il trouva qu’il en avait assez.

Hermine fit le tour et ne put obtenir de gage que

de sa sœur qui par distraction se laissa prendre.

— Tirons les gages, maintenant, dirent les jeunes

filles en se levant.

On plaça les gages dans un sac, Hermine, mettant

la main au fond, dit d’un grand sérieux « gage touché, gage tiré, celui à qui appartiendra le gage fera ce que Mademoiselle Gosford ordonnera, » et elle tira un canif.

— J’ordonne que celui à qui appartiendra le gage

écrive un couplet dans l’album de Mademoiselle Asile, continua Miss Clarisse.

— C’est à M. de St. Luc.

— Deux couplets ; il y a deux gages, crièrent plusieurs personnes.

— Eh bien ! deux couplets pour les deux gages,

reprit Clarisse.

— À une condition, dit St. Luc.

— Laquelle ? laquelle ?

— C’est que Mademoiselle Asile les chantera.

— Oui, oui, répéta-t-on de tous côtés.

St. Luc prit une plume, se recueillit quelques

instants, pendant que, pour ne pas le distraire, toutes les jeunes filles suivirent Madame de St. Diiier dans les appartements voisins, où l’on avait servi le café avec des gâteaux.

Quelques minutes après, St. Luc avait terminé

tant bien que mal ses deux couplets et rentra dans

la chambre à dîner où on lui servit une tasse de café.

— J’en avais besoin, dit-il, après qu’il l’eut bu, il y a longtemps que je n’ai accompli une aussi rude tâche ; vous ne me prendrez pas de sitôt à jouer au vendeur de plomb, Mademoiselle Hermine.

— Voyons les couplets, dit Clarisse.

— Il faut qu’Asile les chante. Oui, oui ! il faut

qu’Asile les chante, répétèrent les jeunes filles.

— Mais sur quel air ? demanda Asile en s’adressant

à M. de St. Luc et baissant la vue, après avoir lu les vers.

— Essayez sur l’air de « Mon âme à Dieu, mon

cœur à toi. »

Asile fit signe à sa sœur de s’approcher d’elle et de jouer l’accompagnement ; et elle chanta d’une voix émue :

Mon âme inquiète est troublée,

Craint et désire, tour à tour,

Que l’ardeur, dont elle est comblée,

Soit l’amitié plus que l’amour.

Je m’interroge en vain, j’ignore

Si mon cœur t’aime ou s’il t’adore.

Dis-moi, Asile, oh ! par pitié !

Est-ce l’amour, (bis) ou l’amitié ?

}

{\displaystyle \left.{\begin{matrix}\\\\\end{matrix}}\right\}}

bis.

Quand tu chantes, ta voix si tendre

Agite mes sens tout émus ;

En t’écoutant, je crois entendre

L’écho des concerts des élus.

Cesses-tu, mon âme ravie

Nage encore dans l’harmonie !

Dis-moi, Asile, oh ! par pitié !

Est-ce l’amour, (bis) ou l’amitié ?

}

{\displaystyle \left.{\begin{matrix}\\\\\end{matrix}}\right\}}

bis.

— Encore, encore, crièrent plusieurs jeunes filles.

Asile, dont la voix tremblait en commençant, s’était rassurée peu à peu ; elle se remit gracieusement au piano et recommença le premier couplet. Sa voix admirable, d’un timbre ravissant, d’une flexibilité et d’une justesse parfaites, donnait aux paroles du couplet une si profonde expression d’anxiété que Clarisse fut obligée de passer dans la chambre voisine pour ne pas laisser voir des pleurs qui lui perlaient aux paupières, et l’émotion qui la dominait.

Personne n’avait fait attention à ce petit incident, et quelques minutes après, Clarisse revenait, souriante, reprendra sa place snr le sofa auprès de Madame de Si. Dizier.

— Comment trouvez-vous ces couplets, Mademoiselle

Gosford ? demanda M. de L… ; votre débiteur

a bien racheté ses gages et paye généreusement

ses dettes, n’est-ce pas ?

— Très bien, très bien ! répondit Clarisse, en s’efforçant de donner à sa voix une assurance qu’elle n’avait pas. La pauvre enfant se sentait, le cœur gros ; elle eut donné tout au monde pour qu’on ne l’eut pas interpellée. Mais avec cette force de volonté que possèdent si bien les femmes, elle dompta ses émotions, et reprit avec un accent de gaieté :

— Tirons les autres gages.

Hermine prononça la formule, en retirant un gage.

— C’est celui de ma sœur, dit-elle ; à quoi la condamnez-vous, M. de St. Luc ?

— Je laisse cela à Miss Gosford, dit-il, elle sait si bien s’en acquitter, qu’elle voudra bien ordonner pour moi.

— C’est juste, c’est juste ; reprit Mademoiselle H. de L…, qui, sans le vouloir, contrariait fort

Clarisse. Celle-ci se prêta néanmoins de bonne

grâce, et dit en riant ;

— Puisque M. de St. Luc désire si ardemment savoir

à quoi s’en tenir sur les sentiments que lui inspire celle qui a si bien chanté ses vers, j’ordonne que celle à qui appartient le gage fasse un couplet, en réponse à ceux du poète amoureux.

— Oh ! mais, je ne sais pas faire de vers, moi,

répondit Asile, en rougissant vivement.

— L’ordre est positif, s’écrièrent les jeunes filles ; il n’y a pas de réplique : bien ou mal il faut faire le couplet.

— Je vais l’aider, ; dit Hermine à sa sœur, en la

prenant par la main et l’entraînant dans la chambre voisine.

Elle prit une plume et écrivit :

Dans le doute, vaut mieux se taire

Sur ces vieux sentiments d’un jour !

Si je jugeais, il peut se faire

Que je me trompasse à mon tour.

Mais pourtant ?… Dans cette tendresse.

Dans cette ardeur, dans cette ivresse,

Quand je sens mon cœur de moitié.

— Qu’écris-tu donc, là, Hermine ? crois-tu que je

vais donner ces vers-là ? c’est absurde de parler ainsi.

— Que tu es prosaïque ! c’est ce qu’il y a de mieux. C’est ce qui s’appelle préparer l’antithèse. Suis la gradation : d’abord je l’attendris, tendresse : tu t’exaltes, ardeur ; puis tu arrives jusqu’à l’ivresse et quand tu es bien enivrée, je te fais tomber, paf ! sur la vulgaire amitié. C’est là une chute !

— Tu es folle.

— Pas du tout, au contraire ; je suis poëte et cultive l’ellébore, voilà le secret. Écoute, le dernier vers

Ça doit bien être (bis) l’amitié !

— Vois-tu, continua Hermine, ce n’est que de

l’amitié tout simplement ; c’est bien le moins que tu puisses avoir pour lui, après ce qu’il a fait pour toi cette après-midi. Et d’ailleurs ce n’est qu’une chanson ! Toutes les chansons parlent d’amour, sans que l’on y fasse attention ; l’amitié peut bien y trouver sa place.

— Si tu veux dire que c’est toi qui en es l’auteur, je n’ai pas d’objection.

— Oui, oui, j’en prends la responsabilité.

— C’est bien.

— Mais je dirai que je traduisais tes pensées.

— Oh ! non, oh ! non ; et elle s’avança pour arracher la feuille de papier. Mais Hermine se hâta de rentrer dans le salon, et se mettant au piano, elle chanta la réponse, sans que sa sœur put l’en empêcher.

Le reste de la soirée se passa joyeusement, cordialement. St. Luc partît enchanté de sa veillée et de l’amabilité des familles canadiennes de la bonne ville de Québec.

Quand la société se fut retirée, Hermine prit les couplets et les chanta de nouveau ; puis se tournant vers sa sœur qui, sérieuse et pensive, l’écoutait le front appuyé dans ses deux mains, au bout du piano :

— Sais-tu bien, que cet air ne convient pas aux paroles.

— Peut être, mais c’est l’air qu’il aime le mieux, répondit Asile, en laissant échapper un soupir qu’elle s’efforça en vain de comprimer.

— Prends garde, lui dit celle-ci, en la regardant, avec espièglerie, j’écrirai à Elmire que son lion t’a blessé au cœur.

— Oh ! mon Dieu, je serais trop heureuse, pensait leur bonne mère ; si c’était possible !

Clarisse, en s’en retournant, se trouvait seule dans la voiture avec St. Luc. Tous deux étaient plongés dans une profonde rêverie. St. Luc éprouvait un doux bonheur ; Clarisse était triste. Ils allaient arriver, et ni l’un ni l’autre n’avaient encore prononcé une parole.

— Vous me boudez, Miss Clarisse ?

— Non, non ! je pensais.

— À quoi pensiez-vous donc ?

— Que je voudrais bien être à la place de Mademoiselle Asile, répondit Clarisse d’une voix si faible que St. Luc put à peine l’entendre.

Cette réponse fut pour celui-ci un trait de lumière.

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CHAPITRE XL. DE SOREL À ST. DENIS

La nouvelle s’était répandue à Québec, que le district de Montréal était en pleine révolte ; que le Dr. Davignon et P. P. Desmarais avaient été forcément enlevés aux autorités, sur le chemin de Chambly. Qu’après l’emprisonnement d’André Ouimet, George B. de Boucherville, F. Tavernier, Côme S. Cherrier, L. M. Viger, A. Simard et plusieurs autres pour haute trahison, les chefs des Fils de la Liberté, qui n’avaient point été arrêtes, s’étaient réunis dans le village de St. Denis, et se préparaient à marcher sur Montréal.

Pendant que St. Luc était à lire les journaux, tranquillement à l’hôtel, après son déjeûner, on vint lui apporter une lettre, marquée au timbre de la poste de St. Denis. Il s’empressa de l’ouvrir et lut :

« Mon cher M. de St. Luc,

« Vous avez sans doute appris par les journaux, qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre les chefs des Fils de la Liberté, pour haute trahison. J’ai été obligé de fuir de Montréal pour n’être point arrêté. Je suis arrivé ici ce matin, où j’ai rejoint plusieurs de mes amis de Montréal, impliqués comme moi, dans l’affaire des Fils de la Liberté où, Dieu merci, nous avons rossé le Doric Club d’importance.

« Nous pensons gagner les États-Unis ; le Dr.

Nelson et quelques autres disent : “qu’ils n’ont

point commis d’acte de trahison, qu’ils resteront,

mais ne se laisseront point arrêter, parce qu’ils ne sont point coupables.” Si nous étions certains d’avoir un jury juste et consciencieux, nous n’hésiterions pas un instant à nous rendre ; mais avec l’animosité qui anime les autorités contre nous, il n’y a pas de justice à attendre. Ainsi il faut ou passer les lignes ou se battre, si l’on nous attaque. Si mes amis restent, je resterai ; sinon je partirai avec eux. Nous avons été obligés de nous cacher pendant trois jours avant de nous rendre ici.

« Vous comprendrez maintenant pourquoi je ne puis aller vous rejoindre à Québec, comme vous me le demandiez dans votre note du 15 courant, que j’ai

reçue juste au moment où je partais de Montréal. Je

viens de voir Meunier, qui doit partir cette après-midi pour Maska ; il me dit qu’il est sûr que Madame Rivan vit encore ; qu’elle a été vue à Montréal, il y a une couple de mois, prenant passage pour descendre à Sorel. Il croit qu’elle demeure en quelque part sur la rivière Chambly ou à Maska. J’ai examiné tous les noms inscrits sur les feuilles de route de bateaux qui vont à Sorel, et n’ai pu découvrir aucun nom qui correspondit au sien.

« Meunier dit qu’il est sûr que c’était elle, d’après ses renseignements. Dans tous les cas il est certainement dans l’erreur en disant que c’est une grande dame, et riche, car j’ai pris toutes les informations possibles auprès de mes amis et des dames de mes connaissances à Montréal ; et aucune ne se rappelle avoir connu une dame de ce nom là. Ainsi si elle a demeuré à Montréal, comme le dit Meunier, elle devait vivre fort retirée. Mais encore, je crois que j’en aurais entendu parler.

« Je vous en écrirai d’avantage, si j’apprends quelque chose de nouveau.

« Tout à vous,

« Rodolphe DesRivières. »

« Je l’ouvre ma lettre pour vous dire que Meunier

est à mes côtés, et me dit qu’il vient d’avoir des

informations positives que Madame Rivan, connue

sous le nom de Madame Rives, demeure à Maska.

J’aurais voulu l’envoyer de suite, mais il ne peut

partir avant deux ou trois jours. Vous feriez bien de venir vous-même. Le temps est détestable et les

chemins affreux. Prenez un bon cheval à Sorel.

R. D.

St. Luc, après la lecture de cette lettre, monta à sa chambre pour préparer ses malles, résolu de partir par le prochain bateau-à-vapeur.

Il se rendit ensuite chez le Gouverneur pour lui

présenter ses respects ainsi qu’à Sir Arthur, et leur annoncer son départ.

— Eh bien ! M. de St. Luc, lui dit le Gouverneur,

vous avez appris sans doute que le district de Montréal est en insurrection ; et que les autorités y sont ouvertement bravées.

— Je crains, Milord, que ce ne soit malheureusement

que trop vrai.

— Les rebelles se sont retranchés à St. Denis et à

St. Charles. Aujourd’hui même les troupes sont

expédiées de Montréal pour les réduire. Le John Bull doit partir dans une demi-heure avec un régiment que j’envoye à Montréal.

— Milord, je désirerais partir au plus tôt ; des nouvelles de la plus haute importance viennent de

m’arriver par la malle. Je suis à la recherche de ma mère, comme Sir Arthur vous en a informé ; et

j’apprends qu’elle vit et qu’elle demeure dans un

village appelé Maska. Pourrais-je monter à bord du

John Bull ?

— Certainement ; je serai heureux de vous féliciter

sur le succès de votre voyage en Canada ; cependant

ne vous flattez pas trop d’avance. À propos, vous

dites qu’on vous informe qu’elle vit Maska, autrement appelé St. Hyacinthe ; mais c’est justement dans le foyer de l’insurrection ! Il sera difficile de vous y rendre sans vous exposer à être arrêté et peut-être maltraité par les rebelles.

— Je ne crains pas cela, Milord ; je craindrais

davantage les autorités militaires ; et c’est pour éviter ces désagréments que je vous demanderai un permis de passer.

— Avec le plus grand plaisir. Je vous l’enverrai

porter à bord du bateau-à-vapeur, avec ordre de vous recevoir et de vous débarquer soit Montréal, soit à Sorel, si vous l’aimez mieux.

— Merci, Milord. Permettez-moi, Sir Arthur, de

vous prier de présenter mes amitiés à Miss Clarisse. Je vous quitte pour quelque temps seulement ; et j’espère que sous peu de jours vous me reverrez le

plus heureux des hommes comme le plus affectueux

des fils. Adieu, Milord ; adieu, Sir Arthur.

— Au revoir ; soyez prudent, et écrivez-moi, dit Sir Arthur.

Le temps est froid et désagréable. Un fort vent

du Nord-Est, accompagné de pluie, soufflait depuis le matin. St. Luc chaussé de grandes bottes à la Suwaroiv portait une casquette en drap bien ouattée et couvert d’une toile cirée, et un gros surtout d’étoffe de pilot noire boutonné haut. Il se promenait à grands pas pour se réchauffer, sur le pont du John Bull.

Il était huit heures du soir quand il débarqua à

Sorel. Trim tenait par la bride un cheval anglais,

brun, aux jambes fines, sèches et musculeuses, que

son maître avait acheté à Québec.

La pluie qui était tombée par torrent depuis

l’après-midi, s’était changée en une espèce de neige mouillée. St. Luc se rendit chez le père Toin.

Le village de Sorel était dans la plus grande agitation ; six cents hommes des 66e et 32e régiments, commandés par le colonel Gore, étaient arrivés de Montréal, avec une pièce de campagne et un détachement de cavalerie. L’on ne savait pas si les troupes partiraient pour St. Denis durant la nuit, ou si elles attendraient le jour.

St. Luc demanda une chambre, ôta son surtout, et se

jeta tout habillé sur un lit. Il avait recommandé à

Trim de voir à ce que son cheval fut bien soigné ; et donna ordre qu’on le réveillât aussitôt que les troupes se mettraient en marche, à quelqu’heure de la nuit que ce fut. Il désirait arriver avant elles à St. Denis. Il avait prié Toin de lui trouver un guide au cas où il partirait durant la nuit. S’il n’eût consulté que ses aises, il eût attendu le jour ; mais il craignait qu’une fois les troupes à St. Denis, il ne lui fut pas possible d’entrer dans le village, où il y aurait certainement un combat dans lequel DesRivières et Meunier pourraient bien se faire tuer ; et il voulait absolument les voir.

Son sommeil fut agité, plusieurs fois il fut réveillé en sursaut par le bruit que faisaient des personnes qui, dans l’étage inférieur, parlaient haut, ouvraient et fermaient les portes avec violence. Une fois il crut entendre la voix de Trim dans la cour, sur laquelle donnait sa chambre où il était couché. Il écouta ; c’était bien Trim. Il se leva, regarda par la fenêtre, à travers les vitres ; mais il ne put rien distinguer, si ce n’est la lumière d’un fanal. En même temps, il entendit le bruit de plusieurs voix menaçantes. Il ouvrit la fenêtre, appela Trim qui, armé d’une fourche, défendait l’entrée de l’écurie contre trois à quatre hommes qui semblaient vouloir y pénétrer de force.

— Qu’y a-t-il, Trim ?

— Voulé prendre cheval à li.

St. Luc descendit promptement. Au bas de l’escalier

il rencontra le père Toin, que l’on venait de

réveiller, et qui montait avec une chandelle.

— Mossieu, dit-il, en voyant St. Luc, on veut presser votre jval.

— Comment, presser ?

— Oui, Mossieu, c’est l’colonel qui a donné l’ordre

de prendre l’meilleur jval, qu’on pourrait trouver,

pour un officier, qu’y a une dépêche ; y arrive d’la ville, et le s’ien est morfondu. J’allais vous avertir.

— Où est cet officier ?

— Dans la bar.

La bar, salle où l’on débitait les boissons, était pleine de monde. Une personne sans aucune marque dans son habillement qui dénotât qu’il fut militaire, séchait ses hardes auprès d’un grand poêle en fonte, dans lequel brûlait de gros quartiers d’érable. St. Luc, en l’apercevant, reconnut le lieutenant Weir, qu’il avait rencontré à Montréal au bal de Madame de M… et auquel il avait été présenté. Il alla droit à lui et, lui tendant la main :

— Comment vous portez-vous, lieutenant ? lui

dit-il.

— Chut ! ne m’appelez pas lieutenant ; je ne voudrais pas être connu ici. Voyez toutes ces tuques bleues.

— Vous êtes déjà connu. L’on vient de me prévenir

qu’un officier, chargé de dépêches, veut prendre mon cheval. Je suppose que c’est vous qui cherchez un cheval ?

— Oui, c’est moi. J’arrive de Montréal par terre,

mon cheval est sur les dents, et il faut de toute

nécessité que je voye le colonel au plus têt. Le

colonel Gore est parti avec les troupes, il y a

près de deux heures ; je n’ai pas de temps à perdre.

— Je vous prêterais volontiers mon cheval, mais il

faut aussi que je parte à l’instant même.

— Où allez vous donc ? si ce n’est point une indiscrétion de vous le demander.

— Pas du tout ; je vais à St. Denis.

— Je vais dans la même direction, nous ferons

route ensemble, jusqu’à ce que j’aie rejoint les troupes, elles ne doivent point être rendues bien loin, à une lieue ou une lieue et demie tout au plus ; le temps est mauvais et les chemins doivent être affreux.

— S’il n’y a que deux heures qu’elles sont parties,

nous les aurons bientôt trouvées. Votre cheval

a eu le temps de se reposer, il pourra vous porter

facilement.

Dix minutes après, St. Luc et le lieutenant Weir

étaient en selle et galopaient sur la route de St. Ours en suivant la rivière.

Le vent avait changé dans le cours de la nuit et

soufflait du sud, de manière qu’ils l’avaient dans

la figure. Une neige, mêlée de pluie, les empêchait

de distinguer à dix pas devant eux.

En quittant Sorel, le terrain sablonneux avait permis à leur monture de prendre une allure assez vive. St. Luc pensait au bonheur de retrouver sa mère ; le lieutenant était inquiet, prêtant l’oreille au moindre bruit et cherchant à pénétrer l’obscurité pour voir s’il n’apercevrait pas les traces du passage des troupes.

— Nous devons avoir fait du chemin depuis que

nous sommes partis ; je crains que nous n’ayions

manqué la route. Nous eussions dû rejoindre les

troupes avant ce moment-ci. Connaissez-vous la route, M. de St. Luc ?

— Je la connais jusqu’à St. Ours ; nous ne l’avons

pas manquée ; voilà la rivière ; j’entends le bruit des lames.

— Mais on ne voit pas de traces du passage des

troupes.

— La neige les couvre. Poussons encore, nous ne

devons pas tarder à les rejoindre.

Et ils se remirent au galop. Le terrain devenait

de plus en plus difficile ; les chevaux avaient de la peine à continuer une course aussi rapide. Celui du lieutenant avait butté deux ou trois fois.

— Mon cheval n’en peut plus, dit le lieutenant, il

faut que je le mette au pas.

— J’aperçois une lumière ; nous allons entrer.

Pendant que nous prendrons des renseignements,

nous laisserons souffler nos chevaux. Qu’en dites-vous ?

— Je n’ose entrer. Je crains d’être reconnu.

— Et qui voulez-vous qui vous reconnaisse ici ?

vous dites que vous n’y êtes jamais passé.

— Les habitants viennent souvent à Montréal, ils

m’ont probablement vu. Dans ce moment-ci, tout

étranger leur est suspect.

— Et ne suis-je pas étranger aussi ?

— C’est vrai ; mais vous parlez le français, et vous n’avez pas de mission importante et pressée ; je pourrais être arrêté.

— Vous avez peut-être raison. Attendez, je vais

entrer seul ; s’il n’y a pas de danger, je vous appellerai ; s’il y en a, je vous avertirai.

— Je vais rester à cheval au milieu du chemin.

St. Luc s’approcha de la maison, attacha son cheval, par la longe de son licou, à un poteau qui était près de la porte et entra.

Un homme d’un certain âge, en chemise de laine,

tuque bleue sur la tête, pantalons gris d’étoffe du

pays, était assis sur un petit banc de bois au-devant de la porte du poêle, et fumait dans une vieille pipe courte et noire.

— Me permettez vous d’entrer un instant, pour me

réchauffer, monsieur ? dit St. Luc.

— Certainement, certainement ; répondit l’habitant

en se levant et approchant une chaise. Y fait une

mauvaise nuit ; chauffez-vous.

St. Luc, voyant que cet homme était seul, appela

le lieutenant.

— Otez-donc vos capots, pour secouer la neige, dit

l’homme à la tuque bleue en s’adressant au lieutenant et apportant une seconde chaise. J’suis bien curieux, mais y’ou allez-vous donc de c’pas là ?

— Parler pas français ; répondit le lieutenant.

— Ah ! Mossieu est anglais ! very gout, very gout ;

c’est vous prendre whisky ? bonne pour di estomac !

en prendrez-vous, Mossieu, dit-il, en se retournant, vers St. Luc et lui présentant un verre et un flacon, qu’il avait pris sur un buffet.

— Ça ne se refuse pas, répondit celui-ci. À votre

santé.

— À la vote. J’suis bein curieux ; mais y’ou allez-vous donc ?

— Monsieur va à St. Ours ; et moi, je me rends jusqu’à St. Denis. À propos y a-t-il longtemps que les troupes sont passées ?

— Les troupes ! quelles troupes ?

— Des troupes qui vont à St. Ours.

— J’n’en ai pas vu. À moins qu’elles aient passé

pendant qu’j’e dormais, car j’viens de m’lever.

— Y a-t-il un autre chemin pour aller à St. Ours ?

— Non, c’est l’bon ; vous y arrivez ; n’y a pu qu’anne p’tite demi-lieue. Mais les troupes vont-elles jusqu’à St. Denis, pou prendre Papineau et Nelson ?

— Je n’en sais rien ; je suis arrivé de Québec cette nuit même.

— Ah ! et Mossieu ?

— Je l’ai rencontré à Sorel.

— Dites donc, voulez-vous que j’fasse donner une

portion d’avoine à vos chevaux ? Ces pauvres bêtes

vont avoir frette à la porte.

— Merci, nous arrêterons à St. Ours.

— Vous n’trouverez pas d’auberge d’ouverte à

c’t’heure ci. On va toujours les mettre sous la r’mise. Allons ! pti gas, continua l’homme à la tuque bleue, en secouant un grand garçon de dix-sept à dix-huit ans qui dormait dans un banc-lit, lève toué !

Le jeune homme se leva lentement, en baillant et

se frottant les yeux.

— As-tu entendu passer les troupes ? Ces Mossieux

disent qu’elles sont gagnées St. Ours.

— Je n’ai rien z’entendu.

— Tu vas aller mettre les chevaux d’ces Mossieux

sous la r’mise ; tu leu donn’ras anne poignée d’foin. T’entends ?

St. Luc avait ôté son surtout imbibé, l’avait placé

sur une chaise. Le lieutenant Weir séchait ses chaussons, ayant ôté ses bottes, remplies d’eau. Tout-à-coup ils entendirent le galop de chevaux dans le chemin. Weir courut à la porte et regarda à travers les vitres ; mais il ne put rien voir.

— Pourvu que ce ne soit pas nos chevaux qui se

soient échappés, dit-il en anglais.

— Quels sont ces chevaux ? demanda St. Luc au

garçon qui entrait.

— C’est trois hommes à jval qui vont comme si

l’diable les emportait.

St. Luc, ayant interprété à Weir ce que le garçon

venait de dire, celui-ci regarda à sa montre :

— Il est deux heures moins un quart, partons. Je

crains que ce ne soit quelques cavaliers que l’on envoie pour m’arrêter au village de St. Ours. Il faut ou rejoindre les troupes, ou du moins passer le village avant que l’alarme ne soit donnée. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

— Je ne comprends pas trop, non plus. Si vous voulez partir je suis prêt.

— Vous feriez bien mieux d’attendre l’jour, reprit

l’habitant.

— Merci, mon brave homme, dit St. Luc ; ce Monsieur

veut partir de suite ; et j’aime autant continuer.

Nos chevaux sont un peu reposés. Je vous remercie

de votre obligeance. Combien vous devons nous ?

— Comment ?

— Combien vous devons-nous, pour nos chevaux et

ce que nous avons pris ?

— Mais rien ! Et si vous voulez, rester, vous êtes

les bienv’nus.

— Merci bien des fois. Adieu.

— Que le bon Dieu vous conduise. Vas avec l’fanal,

les éclairer, p’ti gas.

Quand ils furent sortis, Weir dit à St. Luc d’interroger le garçon pour tâcher de savoir quelles étaient les personnes qui venaient de passer. St Luc ne put rien obtenir, sinon qu’elles étaient au nombre de trois et qu’elles allaient très-vite.

Ils sautèrent en selle et prirent le galop. Ils n’eurent pas fait une couple d’arpents qu’ils entendirent à leur gauche, de l’autre côté de la clôture, le bêlement d’un mouton. Weir rêna subitement son cheval.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il.

— C’est un mouton ! dit St. Luc, venez donc.

En ce moment ils entendirent distinctement le

galop de chevaux, à cinq ou six arpents en avant ; le vent leur apportait le bruit de leurs pieds dans la boue.

— Tenons-nous à cette distance d’eux, dit Weir ;

quand ils entreront dans le village, nous passerons

aussi vite que possible, si les troupes n’y sont pas.

Ils prêtèrent l’oreille attentivement ; mais bientôt ils n’entendirent plus le galop des chevaux.

— Ils se sont mis au pas, dit Weir ; mettons nous

au pas aussi.

— Poursuivons, poursuivons, dit St. Luc ; ils ne sont que trois, je ne crois pas qu’ils cherchent à nous arrêter. Je ne vois aucun signe de révolte, dans cette partie de la paroisse du moins ; tout dort.

Ils continuèrent au trot pendant quelques minutes,

arrivèrent en face d’une grande maison, à leur

droite ; quelqu’un cognait à une porte et des chiens aboyaient.

— Je crois qu’ils sont arrêtés ici, dit Weir ; Il me semble entendre parler. Ecoutez…

— Oui, j’entends. C’est ici le Manoir.

— Le Manoir Seigneurial de M. de St. Ours ?

— Oui.

— Alors, nous n’avons plus que quelques arpents

d’ici l’église. Si les troupes sont arrivées, elles doivent être là. Mais voyez donc, il y a une illumination dans le village. Galopons !

Le village était en effet éclairé. À chaque maison

il y avait des chandelles dans les fenêtres, mais le village était tranquille ; toutes les portes des maisons étaient fermées ; on n’entendait pas d’autre bruit que le sifflement du vent et le hurlement de quelques chiens ; on ne voyait personne dans les rues. Ils passèrent devant l’église ; ils traversèrent le village, rien.

Ils firent encore environ deux lieues, quand tout-à-coup le cheval de St. Luc se cabra, fit un saut, et celui de Weir tomba ; au même instant ils entendirent un bêlement, comme si le bruit qu’avait fait le cheval eût effrayé quelques moutons.

— Vous êtes-vous fait mal ? demanda St. Luc qui

était descendu de cheval pour aider son compagnon

à se relever.

— Non, mais je crains que mon cheval ne soit

blessé. Voyez-donc, c’est un petit pont qui traversait le chemin et dont on a enlevé les planches.

— Votre cheval n’a pas de mal ; remontez et continuons.

— Ce pont m’inquiète.

— Comment ça ?

— Il a été défait par malice ; on nous guette ; je

crains une embûche. Les troupes ne sont pas passées

par ce chemin ; il doit y en avoir un autre.

— Je crois aussi. Qu’allez-vous faire ?

— Et vous ?

— Moi, je continue. Je n’ai rien à faire avec les

troupes ; vous, c’est différent.

— J’ai envie de retourner. Mais, pourtant à quoi

bon ? Je ne pourrais les retrouver. Mes ordres sont

de donner mes dépêches et d’aller jusqu’à St. Denis, ou elles doivent se rendre ; et elles s’y rendront, si ce n’est par ce chemin ce sera par un autre : ainsi, tout bien considéré, je continue. Seulement, comme nous ne devons pas être loin du village, et qu’il n’est guère plus de trois heures et demie, je vais continuer au pas. Quant à vous, M. de St. Luc, il est inutile que vous m’attendiez : votre cheval ne parait pas trop fatigué, vous pouvez prendre les devants. Si vous rejoignez le régiment, veuillez prier le colonel d’envoyer quelqu’un au-devant de moi.

— Je ne désire pas vous laisser. Si vous retourniez, je continuerais vers St. Denis, parce qu’il faut que je m’y rende ; mais puisque nous faisons route du même côté, j’aime autant aller le pas avec vous.

— Que ce ne soit pas pour moi ; car, à vous dire

le vrai, je n’aimerais pas trop approcher du village. Si vous preniez les devants, je pourrais à peu près calculer le temps qu’il vous faudrait pour y arriver ; et si je ne voyais personne venir au-devant de moi, ça serait un signe que le régiment ne s’y est pas rendu. Dans ce cas, au lieu d’avancer je retournerais sur mes pas ; ce qui vaudrait bien mieux que d’aller me jeter dans la gueule du loup.

— Si vous le préférez, je prendrai les devants.

— Je le préfère.

St. Luc partit au galop. Au même instant, on entendit encore le bêlement d’un mouton qui, cette fois fut répété de distance en distance, à mesure que St. Luc avançait.

Quand il arriva dans le village de St. Denis, il remarqua une grande agitation ; dans presque toutes

les maisons il y avait des lumières, et du monde debout. Il y avait plusieurs personnes dans les rues qui parlaient un instant et disparaissaient pour aller un peu plus loin. Il demanda à un homme qui portait un fanal, s’il pourrait trouver un logement et une bonne écurie pour son cheval.

— À l’autre bout du village, lui répondit-on.

Après assez de difficultés, il trouva enfin ce qu’il cherchait.

Il apprit bientôt que l’on savait que les troupes

étaient en marche sur le village, et qu’on se préparait à leur résister. Il s’aperçut aussi que plusieurs personnes le regardaient d’un œil soupçonneux et même malveillant, surtout quand il eut dit qu’il venait de Sorel, et qu’il avait marché toute la nuit. Il s’était fait donner une chambre afin d’éviter les questions que chacun venait lui faire sur la marche des troupes, leurs desseins, leur nombre.

Il y avait à peine dix minutes qu’il était dans sa

chambre, lorsqu’il entendit frapper doucement à sa

porte, il ouvrit à une jeune fille qui lui dit bien

bas :

— Monsieur, on parle de vous arrêter comme espion ;

sauvez-vous.

— Merci, ma belle, dit St. Luc ; dites-moi donc qui

est-ce qui commande dans le village.

— C’est le docteur Nelson.

— C’est bon, ne t’occupes pas, je vais aller le voir ; y a-t-il ici quelqu’un pour me conduire ?

— Oui, mon frère ira avec vous.

— Dis-lui de se tenir prêt, je vais descendre.

Quand on apprit que le Monsieur voulait voir le

docteur Nelson, ceux qui désiraient l’arrêter dirent qu’ils ne seraient satisfaits que quand ils l’auraient vu entrer chez le docteur ; mais qu’ils l’y suivraient.

St. Luc parut bientôt, et demanda si quelqu’un

voulait bien lui montrer la maison du docteur Nelson.

— Nous allons aller avec vous, répondirent plusieurs personnes.

Rendu chez le docteur, il fut introduit dans une

salle où deux à trois habitants, en capots d’étoffe et en tuques bleues, attendaient. Bientôt le docteur Nelson entra. C’était un homme d’une haute taille, d’une figure sévère, mais franche et loyale, où se peignaient la hardiesse et la décision.

— Bonjour, M. de St. Luc, dit-il en lui présentant

la main.

St. Luc fut surpris de voir qu’il était connu du

docteur, qu’il n’avait jamais vu. Comment savait-il

son nom ?

— Vous avez eu une mauvaise nuit, continua le

docteur, et de vilains chemins de Sorel ici. Quelles nouvelles apportez-vous de Québec ? Je crois que vous êtes monté hier, dans le John Bull ? Savait-on à Québec que les troupes marcheraient sur St. Denis cette nuit ?

— Je crois que l’on s’y attendait, répondit St. Luc, qui regardait le docteur fort étonné.

— Ah !… Et l’on espère nous réduire sans difficulté

sans doute ?

— Je ne sais, mais l’on dit à Québec que tout le

district de Montréal est en insurrection.

— Pas tout-à-fait ; mais si on use de violence nous

résisterons ; et je crois que c’est là l’intention des autorités militaires, à moins que les dépêches qu’apporte le lieutenant Weir ne comportent des instructions différentes.

St. Luc était de plus en plus surpris.

— Pourtant, c’est peut-être heureux qu’il n’ait pu

rejoindre les troupes, qui, au lieu de prendre la

route la plus courte, celle que vous avez prise vous avec le lieutenant Weir, sont passées par le Pot-au-beurre : vous étiez en mauvaise compagnie pour venir au milieu des rebelles.

— Mais, docteur, vraiment vous m’étonnez, comment

savez-vous tout cela ?

— J’en sais bien d’autres ! Je sais aussi que vous

avez un permis de passer, de la part de Son Excellence, signé de sa main et contresigné par son secrétaire privé.

— Ceci me surpasse. Je pensais que personne autre

que moi ne savait cela. C’est vrai, j’ai un sauf-conduit que j’ai demandé au Gouverneur avant de partir en cas d’accident, parceque je voulais venir dans ces endroits, pour affaires privées ; et je craignais d’être inquiété par les autorités, si elles apprenaient mes excursions dans une partie du pays révolté.

— Vous avez bien fait ; je sais les raisons qui vous amènent dans nos endroits. Mais vous ferez bien d’avoir soin de vos papiers.

— Ils sont dans mon portefeuille, dans ma poche

d’habit… Ah ! s’écria St. Luc, en mettant la main

à la poche de son habit, j’ai perdu mon portefeuille. C’est curieux, je ne me suis pas déshabillé depuis que je suis parti de Québec, hier matin.

— N’avez-vous pas logé, chez un nommé Toin, à

Sorel ?

— Oui.

— Vous en êtes parti vers minuit, avec le lieutenant Weir.

— Oui.

— N’êtes-vous pas arrêté chez un habitant à une

demie-lieue avant d’arriver au village de St. Ours ; et, au moment où vous en partiez, n’avez-vous pas

entendu le galop de trois chevaux qui gagnaient du

côté de St. Ours.

— C’est vrai.

— Savez-vous qui étaient ces trois personnes ?

— Non.

— Eh bien ! c’étaient M. Juchereau Duchesnay,

Député-Shérif chargé d’un warrant contre moi pour

haute trahison, et de onze autres warrants pour arrêter Messieurs L. J. Papineau, 0. Perreault, G. E. Cartier, E. E. Rodier, Dr. Kimber, T. S. Brown, R. DesRivières, aussi pour haute trahison. L’un de ceux qui accompagnaient le Député-Shérif était P. E. Leclerc, magistrat de Montréal ; et l’autre était un M. Ragg. Ils se sont arrêtés à la maison de M. de St. Ours, où vous les avez passés.

— C’est comme vous dites.

— N’avez vous pas continué votre route ensemble,

le lieutenant Weir et vous, environ une couple de

lieues ; le cheval du lieutenant ne s’est-il pas abattu près d’un petit pont, dont quelques planches avaient été enlevées, et n’avez-vous pas alors poursuivi votre route seul jusqu’ici, sans être inquiété ?

— Oui, je n’ai vu personne si ce n’est dans le village. Tout me semblait plongé dans le plus profond sommeil ; et j’étais surpris de cet état de sécurité, quand les troupes étaient en chemin ; à moins qu’on n’en fut parfaitement ignorant.

— Vous voyez que nous n’ignorons pas ce qui se

passait d’ici à Sorel. Les troupes sont parties vers dix heures hier soir ; elles sont au nombre d’à peu près huit cents hommes, avec de l’artillerie et de la cavalerie ; elles ne sont plus qu’a deux lieues d’ici. Puis se tournant vers un des habitants qui était dans la salle au moment où St. Luc y était entré : n’est-ce pas, Stinéon, dit-il, en s’adressant à l’un d’eux, que c’était près du pont de l’Amiotte que les troupes

étaient ?

— Oui, mon général, répondit l’habitant sans quitter sa place.

— Vous voyez bien, M. de St. Luc, que nous sommes

au fait de tout ce qui se passe.

— Vous êtes admirablement bien informés. Mais

veuillez bien me dire comment vous connaissez mon

nom, et comment vous savez que j’avais un sauf-conduit de la main du gouverneur.

— Oh ! c’est bien simple. D’abord M. R. DesRivières, que je viens d’envoyer chercher, m’a dit qu’il vous attendait ; puis la lettre qu’il vous a écrite ainsi que le sauf-conduit du gouverneur étaient dans votre portefeuille que l’on m’a apporté et que voici, dit-il en le lui présentant. Vous me pardonnerez d’en avoir

usé ainsi ; sans cela, ignorant qui vous étiez, je n’aurais pu donner les ordres de vous laisser passer ; et vous eussiez été exposé à des désagréments, comme l’officier qui vous accompagnait et que l’on amène prisonnier à cet instant.

— Le lieutenant Weir est prisonnier ?

— Il a voulu faire des menaces, ils ont dû l’arrêter ; s’il n’en eut pas fait et s’il eut livré ses papiers, on ne lui eut rien fait. Mais, M. de St. Luc, examinez votre portefeuille pour voir s’il ne manque rien ; j’ai

compté mille piastres en billets de la banque de

Montréal et cinq pièces d’or.

St. Luc regarda pour voir s’il ne manquait aucun

papier, puis remit le portefeuille dans sa poche.

— Vous ne comptez pas l’argent ?

— Vous l’avez compté ; — ça suffit.

— Mais en quel endroit avais-je donc pu perdre ce

portefeuille ?

— Vous l’avez laissé tomber chez cet habitant, où

vous vous êtes arrêté cette nuit ; n’avez-vous pas

remarqué le signe qu’échangèrent le père et le fils

au moment où celui-ci sortit.

— Docteur, je vous suis très-reconnaissant. J’ai un

service à vous demander : je suis venu pour vous

prier de me donner un permis, qui puisse me mettre

à l’abri de dangers d’arrestation ou de violences ;

car à l’auberge, où je suis descendu, il était question de m’arrêter.

— Bien volontiers, vous n’avez rien à craindre. Le

docteur prit un morceau de papier et écrivit :

« Laissez passer le porteur, M. de St. Luc ; aidez-le au besoin. »

« N. »

Il prit ensuite un bouton de cuivre, dont la partie

intérieure ôtait creuse, y fit couler un peu de cire rouge et y appliqua le cachet d’un anneau qu’il portait au doigt.

— Tenez, dit-il en présentant le papier et le bouton à St. Luc, quand le papier ne suffira pas, vous montrerez le bouton.

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CHAPITRE XLI. APRÈS LA BATAILLE.

St. Luc vit bien qu’une bataille aurait lieu. Comme

il n’avait aucun intérêt à rester dans le village, ayant appris que Meunier était parti la veille, pour porter des ordres au camp de St. Charles ; pensant que d’ailleurs sa présence pourrait donner lieu à des soupçons malveillants, il résolut d’aller au village de St. Charles pour y voir Meunier. DesRivières lui avait raconté tout ce qu’il avait pu recueillir de renseignements

sur Madame Rivan. Il n’y avait aucun doute qu’elle vivait encore, elle avait été vue s’embarquant

à bord d’un bateau à vapeur à Montréal, quelques semaines auparavant. Satisfait sur ce point,

il ne restait qu’à la trouver ; Meunier, disait DesRivières, croyait être certain qu’elle demeurait à Maska.

St. Luc, après avoir vu par lui-même à ce que son

cheval fut bien frotté, étrillé, soigné, se fit donner à déjeûner. Quand il fut jour, il monta à cheval et partit pour St. Charles.

Nous ne décrirons pas la journée du 23 Novembre

1837, dans laquelle cinquante braves, armés de mauvais fusils de chasses, tinrent en échec près de huit cents hommes de troupes réglées, commandés par le colonel Gore, depuis neuf heures du matin jusqu’au soleil couchant, et les forcèrent à retraiter.

Si le docteur Nelson eut voulu les poursuivre durant leur retraite qui était une fuite, il eut pu les faire tous prisonniers ; car le nombre des habitants accourus à St. Denis vers la fin de la journée était assez considérable, se montant à près de trois cents ; nombre bien suffisant, pour s’emparer de troupes découragées, fatiguées par douze heures de marche, dans des chemins affreux, et qui, malgré leur artillerie, n’avaient pu déloger cinquante patriotes, comme on les appelait alors, d’une maison à l’entrée du village.

Le docteur Nelson avait donné l’ordre de ne pas

poursuivre les troupes, désirant se tenir sur la défensive.

Cet ordre avait mécontenté un grand nombre, surtout

parmi ceux qui étaient venus trop tard pour prendre part au combat. La plupart des jeunes gens étaient arrivés sans armes ou avec de mauvais fusils ; ils espéraient s’en procurer au village ou en prendre

aux soldats.

L’angelus du soir venait de sonner à l’église ; le

village paraissait aussi tranquille que s’il n’y eut rien eu d’extraordinaire dans le cours de la journée.

Nous suivrons deux hommes qui se dirigeaient vers une maison un peu isolée des autres, en arrière du village.

— Que penses-tu qu’ils veulent faire, Siméon ? dit

l’un d’eux.

Celui à qui s’adressait cette question, était un petit homme fluet, de vingt-cinq à trente ans, actif, intelligent et plein d’énergie.

— Je ne sais pas au juste pourquoi ils nous ont

envoyé chercher ; j’ai cru comprendre qu’ils veulent faire une farce.

— Une farce, cette nuit ?

— Pourquoi pas ? D’ailleurs nous allons bientôt le

savoir, voilà la maison.

En rentrant, ils trouvèrent réunies une dizaine de

personnes. Cinq à six d’entre elles, les mains et le visage noircis de poudre, les habits déchirés, étaient assises devant un grand feu de cheminée, dans laquelle bouillait un immense chaudron accroché à la crémaillère. C’était la soupe qui se préparait pour ces braves, qui, après s’ètre battus toute la journée sans manger, étaient épuisés de faim et de fatigues.

Dans un des coins de la chambre, un groupe de

trois à quatre jeunes gens écoutaient debout un

homme, d’une quarantaine d’années, gros, trapu,

avec barbe noir touffue, chaussé de bottes de bœuf,

qui leur racontait ce qui s’était passé durant la journée, dans la maison de pierre, où s’étaient barricadés les patriotes. Il avait sur la tête un casque de loup marin, dont l’absence de poils en plus d’un endroit accusait un long service.

L’entrée des deux nouveaux venus interrompit la narration du conteur qui se leva, et qui allant au

devant d’eux, dit :

— On t’a envoyé chercher, Siméon, pour te demander

si tu veux te joindre à nous ?

— Tiens, c’est toi, Meunier ! mais tu devais aller à St. Charles.

— J’y suis allé aussi ; et de là je suis parti pour

Maska, mais rendu au quatrième rang, j’ai rencontré

une dizaine d’habitants qui se rendaient à St. Denis. J’ai fait route avec eux, et nous sommes arrivés un peu avant la bataille. Ça n’empêche pas que je serai à Maska demain à midi ; j’ai envie d’aller à St. Ours cette nuit. Nous voudrions que tu vinsses avec nous. Veux tu venir ?

— Dame, ça dépend ; dites-moi ce que vous voulez

faire.

— On veut courir un charivari.

— Un charivari ? mais à qui ?

— Aux troupes, donc. Nous sommes ici cinq bons

lurons ; vois-tu cette jeunesse, ça n’a pu venir à la noce ; ils veulent jouer un tour cette nuit ; je ne parle pas de ceux qui vont souper, ceux-là ne peuvent pas venir, ils sont de garde cette nuit.

— Je voudrais bien ; mais le général a défendu de

les poursuivre.

— Nous nous moquons bien du général, répondit un des jeunes gens. Nous ne sommes pas enrôlés ; nous n’avons pas de fusils et nous voulons en avoir.

— Et d’ailleurs, reprit Meunier, nous ne les poursuivrons pas.

— Si vous ne les poursuivez pas, comment leur

jouerez-vous un tour ?

— Tu vas voir. Nous avons envoyé chercher les deux porte-voix du traversier. Aussitôt que nous les

aurons, nous partirons à travers les champs. Il fait noir comme chez loup. Quand nous verrons les

troupes, qui sont déjà à demi-mortes de peur, nous

crierons du porte-voix. Elles ne sauront pas ce que

c’est. Nous nous cacherons, et plus loin nous crierons encore. Elles auront une fameuse peur et nous les mènerons comme ça jusqu’à St. Ours. Ca leur fera passer une bonne nuit.

— J’irais bien, mais il faut que j’aille à St. Charles demain, je suis à pied, je serais trop fatigué.

— On te trouvera un cheval. Faut que tu viennes ;

tu parles l’anglais ; on aura peut-être besoin de toi, qui sait ?

Après avoir réfléchi quelques instants, Siméon

reprit : — J’irais bien, ça me va assez, mais je suis enrôlé, et je ne voudrais pas que le général sut que j’ai désobéi à ses ordres.

— Ne sois pas inquiet.

— Eh bien ! c’est bon j’essayerai l’anglais, reprit

Siméon, s’il le faut. Je crois que je pourrai faire. Ainsi c’est convenu, j’y vas. Mais, dis donc, Meunier, il me vient une idée.

— Laquelle ?

— Si au lieu de deux porte-voix, nous prenions des

cornes de bœuf ; nous en aurions chacun une. C’est

alors que nous leur donnerions un charivari, en

balle !

— C’est ça, c’est ça ; oui, oui ; des cornes, prenons des cornes, crièrent-ils presque tous ensemble.

— Mais où en prendrons-nous ? reprit Meunier.

— J’en ai vu un tas dans la cour du boucher, dit

Siméon ; nous les nettoyerons et les arrangeront en

dix minutes ; ça n’est pas malaisé. Qui veut venir

avec moi ? nous en apporterons pour tout le monde.

Une demi-heure après, les cornes étaient apportées,

lavées, les bouts coupés ; elles étaient nettoyées grattées et prêtes.

Six hommes en souliers de bœufs, portant chacun

un capot gris d’étoffe du pays avec capuchon, défilaient silencieusement, un par un, derrière le village et gagnaient les champs. Ils n’avaient avec eux que deux fusils de chasse. Meunier portait un mousquet et une baïonnette, qu’il avait pris à un soldat blessé après la bataille. Un seul avait des pistolets, les

autres avaient des couteaux ordinaires pointus et

bien affilés, et des gourdins de merisier.

Aussitôt qu’ils eurent dépassé le village, ils s’arrêtèrent pour se consulter ensemble. Il fut convenu que deux marcheraient en avant, à une dizaine d’arpents, l’un dans le chemin et l’autre dans le champ ; que le reste de la bande suivrait par les champs jusqu’à ce qu’ils aperçussent les troupes. Avant de se remettre en marche, ils essayèrent tour à tour leur corne, afin d’en mesurer la portée. Le son rauque retentit dans le silence de la nuit, et éveilla un formidable

hurlement des chiens du village.

— Ca ira ; dit, en riant, Siméon.

La nuit était sombre et noire ; il ne ventait pas,

mais une neige épaisse et humide tombait en abondance. Ils marchèrent rapidement, au pas de course, pendant à peu près une heure, franchissant les fossés, sautant par-dessus les clôtures, piquant aux raccourcis. Ils ne rencontrèrent qu’un soldat blessé, qui, ne pouvant continuer sa route, s’était jeté à terre, le long des clôtures. C’était un mousquet et une baïonnette de plus, dont ils s’emparèrent.

— Prenons la giberne, dit Siméon ; voyons s’il

reste encore bien des cartouches.

La giberne ne contenait plus qu’une seule cartouche. Le mousquet était chargé.

— Bon ! dit Siméon, les troupes n’ont plus d’ammunition : dans tous les cas, elles n’ont pas plus d’un ou deux coups à tirer, entendez-vous, mes gens ?

— Oui, oui.

— Eh bien ! savez-vous ce que ça veut dire ça ? ça veut dire que si nous étions une vingtaine, nous

pourrions les faire tous prisonniers.

— Et pourquoi n’essayerions-nous pas ? demandèrent

les jeunes gens en se rapprochant.

— J’y pense. Allons, en route, et dru !

Ils continuèrent d’un pas rapide et léger, si léger, qu’ils s’entendaient à peine marcher sur l’herbe et la neige des champs.

— Halte ! cria Siméon, en couvrant sa voix pour la

rendre moins sonore ; j’ai entendu le cri d’un canard du côté de la rivière ; c’est Baptiste.

Un instant après ils virent deux ombres qui venaient par le chemin. Deux hommes s’avançèrent à

leur rencontre sans dire mot. C’était leurs éclaireurs venant leur annoncer qu’ils avaient aperçu les troupes, marchant sur la grève, le long de la rivière. Ils entendaient le pas des chevaux de la cavalerie dans la boue.

— Va-t-on commencer le charivari à c’t’heure ! demanda quelqu’un.

— Non pas, non pas, répondit Meunier. Ecoutez

bien ce que nous allons faire, et prenez garde de ne pas vous tromper. Trois vont rester en arrière et suivre au petit pas se tenant à peu pros la même distance des troupes. Deux vont prendre les devants et se rendre à la coulée qui est à une demi-lieue d’ici, ils enlèveront les planches du pont ; aussitôt que cela sera fait ils donneront le signal : un coup de corne, vous savez, long et prolongé. Si la tête de l’armée est trop près de la coulée pour que vous puissiez enlever les planches, vous irez jusqu’au ravin, et là vous enlèverez les planches du pont : pour signal, vous tirerez deux coups de fusils l’un après l’autre. Vous entendez ? Toi, Siméon, tu vas passer par les

champs avec Baptiste. Je vais observer les troupes

et leurs mouvements. Quand on entendra le premier

signal d’en bas, Siméon le répétera, en ne criant pas trop fort, pour que les soldats croient que nous sommes encore éloignés ; ceux en arrière sonneront aussi de la corne, mais pas trop fort non plus. Comprenez-vous bien ?

— Oui, oui, nous comprenons.

— Quand il sera temps, je donnerai les signaux avec ma corne, vous vous en rappelez.

— Très-bien, répondit Siméon ; maintenant, que

les deux qui doivent aller en avant ne perdent pas de temps. Nous allons rire.

La neige tombait toujours ; à peine pouvait-on distinguer un homme à cinq pas. Les soldats, harassés de fatigue, avançaient avec une extrême lenteur, trébuchant à chaque pas. Le corps d’armée était rendu au village de St. Ours, ceux qui avaient été vus sur le bord de la rivière, étaient les traînards de l’arrière-garde. Un piquet de cavalerie marchait à quelques arpents seulement en avant des traînards, au milieu du chemin.

Quand les deux jeunes gens envoyés pour détruire

le pont de la coulée, y furent parvenus, le piquet de cavalerie n’en était pas fort éloigné.

— Va-t-on démancher celui-ci, ou aller plus loin ? demanda l’un des deux à son compagnon, v’la la cavalerie.

— Démanchons.

Ils n’avaient eu que le temps d’arracher trois à

quatre planches, quand ils entendirent le pas des

chevaux. Les cavaliers entendant du bruit en avant s’arrêtèrent pour écouter. Ils ne virent rien, et se consultèrent un instant, puis se remirent au trot. Les deux jeunes gens se mirent à crier dans leurs cornes. Les cavaliers se croyant attaqués ou sur le point de l’être, piquèrent au galop pour rejoindre l’arrière-garde, qui était considérablement en avant. En arrivant au pont deux des chevaux tombèrent et roulèrent dans la coulée ; leurs cavaliers se relevèrent, et, sans chercher à reprendre leurs montures, se mirent à courir à toutes jambes pour rejoindre le reste du piquet qui allait du côté de St. Ours, où, en ce moment, arrivait l’arrière-garde.

— Il y a toujours bin là deux j’vaux, dit l’un des

deux jeunes gens, faut pas les laisser mourir. Allons voir ; s’ils ne sont pas morts, on les mettra dans la prairie et on viendra les chercher demain. Qu’en dis-tu, Pierre ?

— Allons. Et les selles on les cachera sous l’pont,

pour qu’la neige ne les abîme pas.

Le galop des chevaux avait un peu couvert le

bruit de la corne de ceux qui étaient à la coulée,

mais aussitôt que Siméon et son compagnon, ainsi

que ceux qui étaient par derrière, répondirent, les

soldats surpris et effrayés se réunirent en peloton ; ils étaient une cinquantaine. Ils restèrent quelques minutes immobiles, ne sachant quel parti prendre, ni de quel côté tourner. Entendant le son des cornes en avant, dans les champs, et par derrière, ils se crurent perdus, pensant que tous les habitants de St. Denis les poursuivaient ; ils se mirent à fuir, pêle-mêle, dans la direction de St. Ours.

Siméon et ses gens, arrivés au pont de la coulée,

s’empressèrent de le défaire complètement.

— Tonnerre, dit Meunier, en accourant, j’ai envie

de les faire tous prisonniers ; ils ne sont qu’une cinquantaine, qui ne valent pas mieux qu’autant de

vaches. Vous autres faites autant de tapage que vous pourrez avec vos cornes, un charivari d’enfer, pendant que je vais aller trouver Siméon à la coulée.

Les soldats s’étaient arrêtés à quelques arpents de

la coulée, avançant lentement, l’oreille au guet.

Quand Meunier fut arrivé auprès de Siméon, il lui

fit part de ses remarques, et de la chance qui se présentait de les faire tous prisonniers.

— Ne fait pas cela, répondit Siméon ; le général a

défendu expressément de poursuivre les troupes. Il

a ses raisons.

— Mais nous pouvons au moins les désarmer ?

— Quant à ça, il n’y a pas de mal ; nous cacherons

les fusils, ou nous les donnerons aux amis. Le général n’en saura rien. Et de plus nous allons leur faire prendre un bain dans la coulée.

— Les voilà ! que va-t-on faire ?

Les soldats qui, en ce moment, semblaient obéir à

un chef, avaient repris leurs rangs. Quand ils ne

furent plus qu’à une vingtaine de pas du pont, Meunier sonna de la corne ; et Siméon cria : — Stop ! stop !

— Qui va là ? répondît quelqu’un de la troupe.

— Vous allez le savoir, reprit Siméon en anglais.

Que celui qui commande avance. „

— Que voulez-vous ? demanda un sous-officier qui

paraissait avoir pris le commandement, en faisant

quelques pas en avant

— Voici ce que vous allez faire ; vous allez mettre

bas les armes d’abord, puis vous retournerez à St. Denis prisonniers. Faites vite, sinon nous allons tirer sur vous, et vous êtes tous morts.

— Où est le colonel Gore ?

— À St. Ours, prisonnier.

— Ne pourrons-nous pas être conduits à St. Ours ?

— Oui, mais auparavant déposez vos armes.

— À quelle distance sommes-nous de St. Ours ?

— À peu près une lieue. Allons, dépêchez-vous.

Le ton de Siméon était si péremptoire ; le bruit des cornes avait annoncé un si grand nombre de poursuivants, qui étaient néanmoins invisibles, sans doute à cause de l’obscurité, pensaient les soldats ; et d’ailleurs le cliquetis formidable de fusils que l’on armait en arrière de la clôture et de l’autre côté du pont, où Meunier et les jeunes gens faisaient vigoureusement jouer les batteries de leurs quatre fusils, que le caporal, après s’être consulté avec les siens, déclara

qu’ils étaient prêts à mettre bas les armes.

— Si nous livrons nos armes, dit-il, nous garantissez-vous qu’il ne nous sera rien fait d’ici à St. Ours ?

— Oui, d’ici là ; mais arrivés à St. Ours, je ne

réponds pas que vous ne serez pas faits prisonniers.

— Où faut-il mettre les armes ?

— En faisceaux au milieu de la route ; après quoi

vous descendrez sur le bord de la rivière, et traverserez la coulée à l’eau.

Les soldats, se croyant fort heureux d’en être quittes à si bon marché, déposèrent leurs armes, descendirent à la berge de la rivière, où ils traversèrent la coulée ayant de l’eau jusque sous les bras.

Aussitôt qu’ils entendirent les pas des soldats au

delà de la coulée, ils allèrent s’emparer des mousquets qui avaient été mis en faisceaux dans le « chemin.

Ainsi six hommes désarmèrent cinquante soldats,

et leur enlèveront vingt-deux mousquets, sans qu’ils eussent tiré un seul coup de fusil.

— Donnons leur maintenant une sérénade, dit Siméon.

L’infernal charivari que firent les deux portevoix

et les quatre cornes de bœuf, dut donner une formidable idée de la force de leurs poumons, sinon

une haute opinion de leur exécution instrumentale.

— Ah ! ça, vous autres, dit Siméon avant d’arriver

au village de St. Denis, n’allez pas vous vanter au

général de la farce que nous venons de jouer.

— Pas d’danger, sois tranquille. À propos, Siméon

je peu t’préter un j’val pour aller à St. Charles demain. Tu sais, quand la cavalerie a pris l’mors aux dents, y en a deux qui sont tombés su l’pont, et y ont quitté leurs chevaux, qu’j’avons mis dans la prairie. Les autres ont eu une peur d’enfer, et s’sauvaient comme des diables.

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CHAPITRE XLII. LE COLPORTEUR.

Le lendemain de la bataille de St. Denis, sur les

deux heures de l’après-midi, St. Luc vit arriver à

l’hôtel où il était descendu, dans le village de St. Charles, un petit homme, qu’il reconnut pour être celui que le docteur Nelson avait appelé Siméon.

— Vous êtes M. de St. Luc ? lui dit-il en le saluant j’ai une commission pour vous. Voici une lettre que M. DesRivières vous envoye ; je vous l’aurait remise plus tôt, mais je ne viens que d’étre informé de l’endroit où vous étiez.

— Merci, M. Siméon, je crois que c’est votre nom.

— Oui, monsieur. S’il y a une réponse, il y a ici

une personne qui retourne à St. Denis dans une

demi-heure ; elle pourra s’en charger.

— Attendez un instant. La lettre ne contenait que

ces mots : « Nous avons remporté une glorieuse victoire. Un habitant de Belœil, nommé Dubois, m’apprend que M. Hertel de Rouville, seigneur, demeurant à St. Hilaire, connait Madame Rivan et sait où elle demeure. Ce Dubois l’a connue aussi, mais ne peut dire si elle vit encore. Je ne puis aller à St. Charles que demain. Je vous accompagnerais bien jusque chez M. de Rouville, mais j’apprends que les royaux et un autre régiment sont à St. Hilaire. R. D. »

— Il n’y a pas de réponse ; répondit St. Luc après

avoir lu la note. Me diriez-vous combien il y a d’ici à St. Hilaire ?

— À peu près trois lieues.

— Connaissez-vous M. Hertel de Rouville ?

— Très-bien ; c’est le seigneur de l’endroit.

— Pourrais-je trouver un guide pour m’y conduire ?

— Vous n’avez pas besoin de guide ; le chemin suit

toujours le long de la rivière, et, d’ailleurs, j’y vais ; si vous voulez, je vous accompagnerai.

— Quand partez-vous ?

— Dans une heure ou deux ; j’ai quelques petits

préparatifs à faire, aussitôt après je serai à vos ordres. Vous n’avez qu’à m’attendre ici, je viendrai vous prendre. Vous pouvez compter sur moi.

En effet vers trois heures trois quarts, St. Luc vit arriver Siméon monté sur un vigoureux cheval de

cavalerie, avec selle, bride, fontes et pistolets, tout au complet. Il portait en outre une boîte de bois, suspendue par une courroie, passée en bandoulière, et un paquet appuyé sur le pommeau de la selle.

— N’ayez pas peur de mon accoutrement, M. de St.

Luc, je vais exécuter une commission à St. Hilaire.

St. Luc ne put s’empêcher de rire, mais ne fit

aucune remarque ; il monta en selle et se mit en

route avec son compagnon. Arrivés au camp qui

était un peu plus haut que l’église, à une vingtaine d’arpents du village, ils trouvèrent que la route avait été barrée avec des troncs d’arbres. Il leur fallut faire un assez long détour pour trouver un passage, et continuer leur route. Siméon regardait de temps en temps St. Luc, qui n’avait pas dit une seule parole ni fait une seule remarque depuis leur départ, absorbé qu’il était dans des pensées qui étaient bien loin d’être celles que son compagnon lui attribuait, et dont il avait une forte démangeaison de l’entretenir. Siméon se décida enfin à commencer la conversation.

— Vous pensez à ces barricades ? n’est-ce pas, M.

de St. Luc. Les Anglais seront reçus encore bien

mieux ici, qu’ils ne l’ont été à St. Denis. Les habitants arrivent en foule.

— J’étais bien loin de penser à cela, M. Siméon.

— Mais à quoi pouvez-vous donc penser, si ce n’est

pas indiscret. Me serait-il possible de vous rendre

quelque service ; voyez-vous, comme huissier, on a souvent occasion d’apprendre bien des choses. Je

sais que vous cherchez quelqu’un.

— Oui, je cherche une dame Rivan ; et c’est pour

cela que je vais chez M. de Rouville. J’espère en

avoir des informations.

— Rivan ? Rivan ? arrêtez donc, je crois avoir

vu ce nom-là quelque part. Attendez un peu… N’y

avait-il pas un autre nom ?

— Rives ; peut-être.

— Non, non, j’y suis. Cette dame Rivan était

mariée à un Français, n’est-ce pas ? Qui est mort durant le premier choléra ?

— Je ne puis vous dire s’il était Français ; je crois qu’en effet c’est en trente deux qu’il est mort.

— C’est ça. Sa femme était une demoiselle de

Montour ?

— Montour ou Montreuil, m’a-t-on dit à Sorel, répéta St. Luc, ça se peut.

— Éléonore de Montour, femme de M. Rivan de…

attendez ; de, de Saint… saint, quelque chose ; je

ne me rappelle plus le nom ; mais je suis sûr qu’il y avait un de et un saint St. Félix, je crois ; mais ne suis pas positif.

— Ne serait-ce pas des parents de St. Félix qui tient auberge à St. Charles ?

— Oh ! non ; ils n’étaient pas parents. L’un était

Français et celui-ci est Canadien. Celui dont je parle appartenait à la compagnie du Nord-Ouest, et il est mort ruiné.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Je vais vous le dire. Dans le printemps de 1831

ou 32, ce M. Rivan de… je ne sais quoi, a été

poursuivi ; une terre qu’il avait à Belœil, je vous la montrerai en passant, a été vendue par le shérif ;

c’est moi qui ai fait la vente. Voilà comment j’ai

appris leurs noms, je les avais oubliés ; si vous n’aviez pas prononcé celui de Rivan, je ne m’en serais pas rappelé.

— Avez-vous jamais vu Madame Rivan ?

— Jamais ; ni lui non plus.

— Comment pourrais-je trouver quel était le second

nom de M. Rivan ? Il pourrait bien se faire qu’elle

fut connue sous le second nom.

— Je crois que c’est probable. Vous trouverez

probablement le nom chez M. Rouville ; c’est lui

qui a acheté la terre, il doit avoir les titres. Si vous ne les trouvez pas là, vous trouverez cela au greffe de la cour à Montréal. J’avais bien les procès-verbaux ; mais j’ai déchiré tout cela, il y a longtemps. St. Luc fut quelque temps pensif, songeant que si cette Madame Rives, dont lui avait parlé M. DesRivières, n’était pas sa mère, il aurait beaucoup de difficultés à trouver la personne qui était sa mère. Cependant une chose lui paraissait certaine, c’est qu’elle vivait ; et il espérait qu’avec l’aide de Meunier, qui la connaissait, il finirait par la trouver. Il avait aussi l’espoir que M. de Rouville pourrait lui

donner de bonnes informations. Il fut encore une

fois tiré de sa rêverie par Siméon, qui lui dit ;

— Vous voyez cette maison dont la couverture est

peinte en rouge, de l’autre côté de la rivière ? Il y a un mai devant la porte. C’était la terre de M.

Rivan.

St. Luc regarda et fit signe de la tête qu’il la

voyait

— Maintenant, M. de St. Luc, je vais vous quitter ;

il faut que j’arrête à cette maison-ci. Vous n’avez

plus qu’une petite demi-lieue pour vous rendre à St. Hilaire ; vous voyez le clocher de l’église d’ici. M. Rouville demeure un peu plus loin, dans une belle maison de briques.

St. Luc continua sa route seul, et arriva bientôt au village, à l’entrée duquel un piquet des Royaux l’arrêta.

— D’où venez-vous, lui demanda celui qui commandait

le piquet.

— De St. Charles.

— Où allez-vous ?

— Chez M. Hertel de Rouville.

— Il faut que vous voyez le colonel, il est chez M.

de Rouville ; je vais vous faire accompagner.

— M’arrêtez-vous ?

— Oui, ce sont les ordres. Mais comme vous allez

là où est le colonel, un soldat ira avec vous, et vous pouvez rester à cheval ; mais ne cherchez pas à vous échapper, il a ordre de tirer.

— Je n’ai pas envie de m’échapper ; au contraire,

je suis bien aise de me faire montrer la maison.

Il commençait à faire nuit, et les lumières étaient

allumées, quand il arriva au manoir. Il y avait une

sentinelle, en faction à la barrière, au bout de l’avenue, par laquelle il fallait passer pour se rendre au manoir.

— Qui va là ? cria la sentinelle en abaissant son

mousquet.

— Numéro trente, avec un prisonnier ! répondit le

soldat qui accompagnait St. Luc.

— Avance, numéro trente, et donne la consigne.

— Diable ! pensa St. Luc, on vit sur le qui-vive par

ici. Il faut bien des cérémonies pour laisser passer un particulier.

Après l’échange de la consigne, St. Luc et celui

qui l’accompagnait, entrèrent dans une belle et

longue avenue qui aboutissait à l’entrée principale

de la maison. Il y avait également une sentinelle

devant la maison.

En entrant. St. Luc demanda à voir M. de Rouville.

— Il faut que vous voyiez le colonel auparavant,

répondit un officier que l’on avait averti de l’arrivée d’un prisonnier et qui était venu au-devant de lui. Veuillez passer dans cette chambre.

St. Luc entra dans une grande chambre, richement

meublée, dans laquelle était le colonel Wetherall et cinq à six officiers qui causaient, chantaient et riaient en attendant le diner.

— Qui êtes-vous ? demanda le colonel.

St. Luc, sans répondre, tira de son portefeuille le

sauf-conduit que lui avait donné le Gouverneur,

Après l’avoir lu et en avoir examiné la signature, il fit signe à un officier d’approcher et lui demanda s’il connaissait la signature. Celui-ci prit le papier, mais avant qu’il l’eut examiné, un de ceux qui étaient assis sur le sofa s’approcha en disant C’est peut-être une signature contrefaite.

St. Luc, déjà blessé de la conduite de ces officiers, ne put retenir son indignation, et saisissant par le bras l’officier qui venait d’émettre cette blessante opinion, il lui dit :

— Je m’appelle « de St. Luc ; » je loge à Montréal

à l’hôtel Rasco ; dans ce village je n’ai point encore de logement, mais j’y serai jusqu’à midi, demain. Apprenez que je ne présente pas de papiers avec de

fausses signatures.

— Je commande ici, interposa le colonel Wetherall,

vous devez respecter ma présence.

— Monsieur, répondit St. Luc avec hauteur, vous

commandez à vos soldats ; ordonnez-leur de se mieux

comporter et de ne point insulter par des imputations injurieuses un étranger qu’ils ne connaissent pas.

— Non-seulement je commande à mes soldats, mais

je suis maître dans ce village et puis arrêter toute personne rebelle à Sa Majesté.

— Je suis sous la protection de ce sauf-conduit ;

arrêtez-moi si vous l’osez !

— Tout est en ordre, répondit l’officier qui examinait les signatures ; et il tendit le papier au colonel.

La protection que contenait le sauf-couduit, était

si puissante, que le colonel Wetherall vit bien que

celui qui en était l’objet, devait être une personne de considération. Comme il était un brave militaire, un peu vif, mais plein, de justice et de droiture, il eut regret de ce qu’il avait dit ; aussi, remettant le sauf-conduit à St. Luc, il le pria d’excuser ceux qui l’avaient arrêté à l’entrée du village et d’oublier ce qui avait été dit dans la chambre, avant qu’on sût qui il était.

St. Luc accepta l’excuse, et demanda s’il pouvait

voir M. de Rouville. Un domestique conduisit St.

Luc : dans un cabinet de lecture, dans lequel M. de

Rouville se tenait habituellement et où il recevait

ceux qui avaient affaire à lui.

— Veuillez m’excuser, M. de Rouville, dit St. Luc

en le saluant, si je me présente un peu tard et vêtu comme je le suis, j’ai été forcé de venir un peu malgré moi.

— Je le sais, je le sais, dit M, de Rouville, eu présentant un siège ; j’ai entendu ce que vous avez dit au colonel, et vous avez eu raison. Que puis-je faire pour vous ?

— On m’a informé que je pourrais obtenir, en m’adressant à vous, des informations concernant une

dame Rivan, que j’ai le plus grand intérêt à découvrir.

— Madame Rivan ? je ne la connais pas, et n’en ai

jamais entendu parler.

— N’avez-vous pas acheté, il y a quelques années,

une terre, située de l’autre côté de la rivière, à une demi lieue d’ici, d’un Monsieur Rivan ?

— Peut-être ; j’en ai tant achetées et vendues.

— Pourriez-vous regarder aux titres ?

— Ah ! pour cela, Monsieur, ce serait avec plaisir,

mais je ne sais vraiment pas où mon agent les met.

Demain, il vous les montrera.

St. Luc se leva pour sortir.

— Vous ne partez pas comme cela, Monsieur ; vous

me ferez bien le plaisir de rester à diner avec nous, sans cérémonie. Ça me fera plaisir de converser un peu dans ma langue maternelle. Ne vous occupez pas de votre toilette ; vous ôterez votre capot.

— Vraiment, M. de Rouville, je ne puis.

— Pas d’excuses ; je vais donner ordre de mettre

votre cheval à l’écurie.

M. de Rouville, descendant d’une des plus respectables familles de la vieille noblesse du Canada, était reconnu pour son hospitalité généreuse et bienveillante ; il faisait l’invitation si cordialement que St. Luc crut ne pouvoir refuser et il accepta.

À six heures, le diner fut servi. M. de Rouville

faisait magnifiquement les honneurs de sa table. Il

fit placer St. Luc près de lui, à sa droite. Le colonel Wetherall occupait un des bouts de la table et les officiers étaient assis autour. La famille de M. de Rouville ne descendit point au diner.

— C’est un diner de garçons, comme vous voyez,

Monsieur ; ma femme n’est pas bien, dit M. de Rouville ; vous voudrez bien l’excuser. Vous n’en mangerez pas avec moins d’appétit, j’espère ; car il paraît que vous venez de St. Charles. A-t-on des nouvelles de St. Denis ?

— Vous avez sans doute appris qu’il y a eu bataille

à St. Denis, hier.

— Non, nous n’en avons rien su. Et quel en a été

le résultat ?

— Les troupes ont été obligées débattre en retraite.

— Entendez-vous cela, colonel ? dit M. de Rouville ; les troupes ont été battues à St. Denis.

— Oui ! quand ?

— Hier.

— Se sont-ils battus longtemps ?

— Toute la journée, répondit St. Luc ; le soir le

colonel Gore a retraité vers St. Ours.

— Les rebelles étaient-ils en grand nombre ? demanda le colonel.

— Une cinquantaine seulement ont tenu la troupe

en échec pendant toute la journée.

Le colonel se mordit les lèvres, et M. de Rouville

toucha de son pied le genoux de St. Luc en signe de

satisfaction.

— Quel est le nombre des rebelles à St. Charles ?

demanda le colonel ; sont-ils bien armés ? ont-ils des canons ?

— Colonel, répondit St. Luc, si, en sortant d’ici, je retournais à St. Charles, considéreriez vous honorable de ma part d’énumérer le montant de vos forces et le nombre de vos canons ? Eh bien ! vous comprendrez la raison pour laquelle je ne puis répondre à vos questions.

— Je vous approuve, reprit le colonel.

— Et moi, je bois à votre santé, dit M. de Rouville.

Les vins d’Oporto, de Madère, le Sherry furent bus

copieusement pendant le dîner, les vin de Champagne

aussi n’avait pas été épargné. Après le dessert,

ou apporta les fruits et les cigares ; et les officiers se mirent à chanter.

Dans la cuisine, aussi, l’on faisait bonne chair. Une dizaine de soldats vivaient aux dépens de M. de Rouville. Des éclats de rire plus bruyants que de coutume partant de la cuisine, attirèrent l’attention de ceux qui étaient dans la salle à dîner. On sonna pour savoir la cause de tant d’hilarité. Quand on eut appris que c’était un colporteur qui les amusait par ses histoires et qui, en même temps, faisait danser un chien, le colonel demanda M. de Rouville de vouloir bien le faire entrer.

Un petit vieux, bossu, voûté presque en deux, entra, portant sous un bras une petite cassette et

tenant en laisse un petit chien barbet. Le colporteur avait de petits yeux gris, vifs et intelligents ; son nez, un peu aplati sur le dessus, était pointu au bout ; sa mâchoire paraissait comme disloquée par une bouche démesurément fendue. Un gilet trop long, un capot rapé trop large, et dont les basques

pendaient jusqu’à ses talons, lui donnaient une apparence grotesque.

Il fit, en entrant, un salut si comique, que tous les officiers partirent d’un éclat de rire.

— D’où venez-vous, bonhomme ? lui demanda le colonel Wetherall.

— Moi, pas capable pour parler anglish, répondit le colporteur.

— Il demande d’où vous venez, interpréta M. de

Rouville.

— De Belœil.

— Vous êtes colporteur ? Qu’avez-vous à vendre ?

— Toutes sortes de choses ; du galon, du fil, des

dragées, du tabac, des pipes, etc.

— Est-ce que votre chien danse ?

— Oui. Des gigues et des menuets. Voulez-vous

le voir danser ? Ça ne vous coûtera que deux sols

pièce.

Le colporteur détacha son chien, lui fit signe de

se mettre sur les pattes de derrière ; puis, prenant dans sa cassette une petite trompe, ou guimbarde, qu’il mit entre ses dents, la tenant de la main gauche, il commença à en jouer un air lent, en touchant avec l’index de sa main droite la petite languette recourbée. Le chien se balança, à droite, à gauche, faisant des sauts mesurés, cadensés ; puis le musicien, accélérant la mesure, fit faire au chien des pas et des gambades, qui amusèrent beaucoup le colonel et ses compagnons.

Après avoir fait danser et sauter son chien quelque

temps, le colporteur remit sa guimbarde dans sa

cassette, caressa le chien, dans la gueule duquel il mit un cigare allumé. Le chien tira plusieurs bouffées de fumée, assis gravement sur la cassette.

— Bibi est délicat, Messieurs, il ne fume que des

meilleurs cigares de la Havane, dit le colporteur, en prenant le cigare et le montrant à un des officiers. Messieurs, il m’en reste encore une boite, voulez-vous la tirer à la rade ? vous êtes dix ; seulement trente sols chaque.

— Pas besoin de tirer à la rafle, répondit M. de

Rouville, je vais te la payer.

— Non pas, non pas, dit le colporteur en tirant un

papier et un crayon de sa poche ; j’ai fait vœu de ne disposer de mes boîtes qu’à la rafle ; ça me porte chance. Tenez, M. de Rouville, mettez votre nom sur le dernier numéro.

Le colporteur passa la liste ; chacun mit son nom

et prit un numéro. Il restait encore un numéro.

— Ce numéro est pour Bibi, Messieurs, vous n’avez

pas d’objection, dit le colporteur ?

— Non, non, pas du tout, répondit le colonel.

— Viens ici, Bibi, touche la plume.

Bibi vint gravement mettre sa patte sur le bout du

crayon pendant que son maître traçait une croix sur

la liste de la rafle vis-à-vis le numéro un, qui n’avait pas été retenu.

Le colporteur prit un morceau de papier qu’il coupa

en onze petits morceaux, exactement semblables,

sur l’un desquels il fit une croix.

Celui qui tirera ce morceau de papier-là aura

gagné, dit il, en montrant celui sur lequel il avait fait la croix.

Après avoir plié les petits morceaux de papier, les avoir mis au fond de son chapeau, il les étendit dans un cabaret qu’un domestique tenait à la main.

— Mêlez-les comme il faut, dit-il à celui qui tenait le cabaret.

— Le premier à tirer dit le colporteur, c’est Bibi.

Avez-vous objection à ce qu’il tire le premier, ou

voulez-vous qu’il ne tire que le dernier ?

— Suivons l’ordre de la liste, dit M. de Rouville.

— Viens ci, Bibi ; prends un morceau de papier.

Le chien flaira quelque temps et prit dans sa

gueule un des morceaux de papier. Chacun tira à son tour. Les papiers furent ouverts. Bibi avait gagné, l’un des officiers qui se doutait de quelque tour, prit les papiers, les examina, les compara, les

mit devant la lumière : mais rien n’indiquait une

supercherie.

— Eh bien ! Bibi a gagné, dit M. de Rouville. Voulez-vous me vendre la boîte de cigares, maintenant ?

— Bibi ne demandera pas mieux, je pense ; les deux

piastres et demie lui vaudront mieux en viande

qu’en tabac.

Les cigares furent trouves excellents.

— En voudriez-vous une boîte ? demanda le colpolteur en s’adressant au colonel ; je pourrais aller vous en chercher une chez un habitant, où je vais aller coucher ce soir, et je l’apporterai ici demain à midi.

— Qu’estce qu’il dit ? demanda le colonel.

M. de Rouville lui ayant répété en anglais ce que

venait de dire le colpolteur :

— Dites-lui, répondit le colonel, que demain à

midi nous serons loin d’ici, mais que s’il veut l’apporter à St. Charles, nous la prendrons ; et plus, s’il en a.

— Pourvu que Bibi ne tire pas à la rafle, reprit

i’officier soupçonneux, qui avait si scrupuleusement examiné les morceaux de papier.

Le colporteur ramassa sa cassette, prit son chien

en laisse et sortit, en faisant un salut, encore plus comique que celui qu’il avait fait en entrant.

Une heure après environ, ce colporteur, qu’aucun

des lecteurs n’a probablement pas plus reconnu qu’il ne fut reconnu de M. de Rouville et des gens de la maison, arrivait à la maison où Siméon avait quitté M. de St. Luc. Il n’était plus ni bossu ni courbé.

— Ton chien m’a rendu un fameux service, dit-il à

l’habitant chez qui il était entré ; j’ai le nom de tous les officiers, et j’ai appris tout ce que je voulais savoir. Il faut maintenant que je retourne à toute bride à St. Charles. Nous allons être attaqués demain. Fais-moi amener mon cheval.

— Tu ne prendras pas une bouchée avant de partir ?

— Non, je souperai à St. Charles. As-tu des nouvelles de la paroisse St. Jean-Baptiste ?

— Non, j’en ai de Maska.

— St. Hyacinthe ?

— Oui ; cet homme qui est couché sur ce banc-lit, en arrive. Il veut traverser à Belœil vers la pointe du jour.

— Réveillons-le ; je veux savoir ce qu’il dit. Tiens ! mais c’est toi, Meunier ; je croyais que tu devais te rendre jusqu’à la pointe Olivier, après avoir fait tes commissions à St. Hyacinthe.

— Je n’aurai pas besoin d’y aller ; on a envoyé un

autre homme à ma place.

— Quelles nouvelles de St. Hyacinthe ?

— Les habitants des campagnes ne veulent pas

marcher ; parcequ’ils disent qu’ils n’iront pas se

battre sans fusils. Dans le village il y en a beaucoup qui viendront.

— C’est bien. Et où vas-tu maintenant ?

— J’vas à Belœil, porter une lettre à M. M… et de

là j’retournerai à St. Charles pour voir M. DesRivières pour qu’il écrive à M. St. Luc.

— M. St. Luc ? un bel homme, grand, brun, petite

moustache noire ?

— Oui. Le connais-tu ?

— Sans doute ; je suis venu jusqu’ici avec lui, de

St. Charles, cette après-midi. Il est maintenant à

St. Hilaire. Je l’ai laissé chez M. Rouville, il n’y a pas plus d’une heure.

— Oh ! j’en suis bien content ; j’irai le voir demain matin.

— Tu lui diras que c’est le petit colporteur qui t’a indiqué oû le trouver. Maintenant dors ; excuse de t’avoir réveillé.

Meunier qui n’avait pas dormi la nuit précédente,

et avait fait une longue route à pied, ne demanda

pas mieux. Il se retourna sur le dos, se passa les

deux bras sous la téte, pour lui servir d’oreiller,

et, une minute après, il ronflait comme un bienheureux.

Le lendemain devait encore apporter une déception

à St. Luc. Les titres de l’acquisition de la terre,

dont lui avait parlé Siméon, faits au nom du Shérif, ne parlaient pas de M. Rivan. Meunier lui annonçait, de son côté, qu’il avait vu cette Madame Rives. Il

confirma néanmoins l’assurance qu’elle vivait encore, et qu’elle avait été certainement vue depuis une couple de mois à bord d’un bateau à Montréal.

St. Luc apprenant qu’il aurait beaucoup de difficultés à retourner à Sorel par la rivière Chambly, se décida à prendre le chemin de Chambly pour se rendre à Montréal ; d’où il fit parvenir à Trim l’ordre de le rejoindre.

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CHAPITRE XLIII. HENRIETTE.

Dans la rue du Collège, un peu plus loin que le

petit séminaire de St. Sulpice, à Montréal, il y avait, au fond d’une cour, une longue bâtisse, à deux étages, en pierres. Cette bâtisse était occupée comme brasserie, par un nommé Daubreville. À l’époque dont nous parlons, la moitié de l’étage supérieur, divisée par un mur de refend, servait de grenier où l’on mettait les objets de rebut, quand le propriétaire ne trouvait pas à le louer à quelques pauvres familles. Une fenêtre, donnant sur la cour, couverte de fils d’araignées, éclairait ce grenier qui avait deux issues, l’une par une vieille porte dans le mur qui le séparait de l’autre moitié de la partie supérieure de la brasserie. La clef en avait été perdue et la serrure, toute rouillée, faisait assez voir que cette porte ne s’ouvrait pas souvent. L’autre issue ôtait par un petit escalier intérieur, dont la porte donnait sur un terrain vacant, en arrière de la brasserie ; par cette issue on gagnait dans la rue St. Maurice.

Les nouvelles de la défaite à St. Denis et de la

victoire à St. Charles, étaient parvenues presqu’en

même temps à Montréal. Les haines et les passions

politiques s’étaient développées avec une intensité

d’autant plus grande que les bureaucrates, comme

on appelait’alors les partisans du gouvernement,

avaient un instant eu une terrible peur des résultats de l’affaire de St. Denis.

Les arrestations se faisaient indistinctement de

ceux qui avaient pris une part, active à la révolte, et de ceux qui étaient demeurés parfaitement tranquilles. Les animosités personnelles, les vengeances particulières trouvaient leur satisfaction dans ces arrestations. C’était un temps de terreur. Les autorités, ne pouvant distinguer les innocents de ceux qui étaient compromis, jettaient en prison tous ceux

qu’on leur signalait. À l’abri de ces arrestations

politiques, qui se faisaient presque toutes durant la nuit, des vols audacieux et des pillages étaient

commis. Plusieurs actes de barbare atrocité furent

plus tard découverts, mais les auteurs ne purent

être trouvés.

Presque toutes les familles canadiennes avaient

à déplorer soit l’emprisonnement, soit la fuite d’un père, d’un frère ou d’un fils.

Des volontaires, composés en partie de ceux qui

étaient les plus violents ennemis des canadiens,

avaient été enrôlés. Ils faisaient la patrouille et

gardaient les portes de la ville qui avaient été construites à l’entrée de chaque faubourg, afin que personne ne put y entrer ou eu sortir, sans être

soumis à une triste inspection.

La vie inactive que St. Luc menait depuis quelque

temps commençait à l’ennuyer ; ne voulant pas

prendre la moindre part aux événements politiques,

il évitait, autant que possible, de rencontrer ceux

dont les idées hostiles aux patriotes lui déplaisaient. Il n’y avait pas de bals ; on ne donnait plus de soirées. Tout était triste et morne dans la ville ; il n’y avait de vie et d’activité que parmi les volontaires et les bandits de la cité.

Un soir, entre sept et huit heures, il tombait une

neige à gros flacons, le vent soufflait par rafales, les rues étaient presque désertes. Trim, un casque de loutre sur la tête, des hottes de jarrets d’orignal par-dessus ses pantalons, un capot de craint-rien que serrait à la ceinture une bande de cuit bouclée, suivait, une canne à la main, son maître qui marchait à quelque distance en avant. St Luc, par précaution, se faisait suivre par Trim quand il sortait le soir, ; mais il lui avait expressément enjoint de ne jamais intervenir dans les difficultés qu’il pourrait avoir, à moins qu’il ne lui en donnât l’ordre, soit en frappant avec sa canne sur le pavé ou le mur des maisons, soit avec un petit sifflet noir, en ivoire, qu’il portait, dans sa poche de gilet, attaché à un ruban. Trim obéissait à ces signaux qu’il comprenait parfaitement.

St. Luc n’avait aucun but dans sa promenade ; il

marchait pour prendre l’exercice et s’endurcir à la

température du Canada. Trim, lui, trouvait que

son maître aurait mieux fait de retourner au sud,

sauf à revenir l’été suivant, s’il en avait le désir ; pensant que ceux qui étaient chargés de trouver

Madame Rivan, la trouveraient aussi bien sans son

maître, qui ne la connaissait pas.

Les lanternes, éclairées à l’huile, ne jetaient

qu’une faible lumière dans les rues, les vitres en

étant couvertes de neiges. Arrivé dans le faubourg

des Récollets, St. Luc aperçut une personne enveloppée d’un manteau dont elle ramenait les bords devant la figure, soit pour se garantir de la neige, soit pour ne pas se faire reconnaître. À sa démarche vive et alerte, mais craintive et mystérieuse ; à l’hésitation qu’elle mettait quelquefois à avancer, quand elle entendait ou apercevait quelqu’un venir, il n’eut pas de doute que ce ne fut une femme qui cherchait à se cacher et à ne pas être reconnue. Il ne fit pas d’abord grande attention à elle ; mais quand il la vit,

au coin de la rue qui descendait au collège, regarder, hésiter, revenir sur ses pas, écouter, puis entrer dans cette rue, sa curiosité fut excitée, et il résolut de la suivre de loin. Elle descendit la rue qu’elle traversa, et, tournant à droite, elle entra dans la rue St. Maurice. La rue était obscure ; les lampes, rares dans cet endroit, avaient presque toutes été éteintes par le vent.

St. Luc, qui n’avait pas vu la jeune femme entrer

dans la rue St. Maurice, ruelle peu fréquentée, cherchait à distinguer dans l’obscurité pour voir s’il ne verrait pas son inconnue, ou s’il n’entendrait pas le bruit de ses pas. Il ne put rien voir. La neige était trop épaisse et trop molle, pour qu’il put entendre aucun bruit ; d’ailleurs elle marchait si légèrement.

Il allait s’en retourner, quand il crut entendre un

cri qui semblait venir d’une rue qu’il avait d’abord dépassée sans la remarquer. Il écouta, et se convainquit bientôt que c’étaient des cris de détresse que poussait une femme. Il se mit à courir dans la direction de la voix, et vit une personne qui se débattait au milieu de trois hommes ; l’un lui tenait un mouchoir sur la bouche, tandis que les autres s’efforçaient de l’entraîner vers un clos de bois, qui se trouvait à gauche. St. Luc crut reconnaître l’inconnue, quoiqu’elle n’eut plus son manteau qui était tombé.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? cria-t-il, en s’élançant sur celui qui tenait le mouchoir sur la bouche de la jeune femme.

— Sauvez-moi, Monsieur, dit-elle aussitôt qu’elle

put parler ; ils m’ont volée : sauvez-moi !

St. Luc fut frappé du timbre si doux et si frais de

la voix de cette jeune femme.

— C’est notre homme, P’tit loup, dit un des bandits

à son compagnon, à voix basse ; il faut pas le laisser échapper cette fois-ci qu’il est seul.

Puis saisissant le bras de St. Luc, tandis que celui qu’il appelait P’tit loup lui sauta à la gorge, il lui demanda “ la bourse ou la vie.”

— Poigne-le à la jambe, et jettons-le sur le dos,

dit P’tit loup en le poussant assez violemment que St. Luc perdit l’équilibre et tomba.

— Ni l’un ni l’autre, répondit St. Luc ; et il siffla, en même temps qu’il arrachait son bras des mains de celui qui cherchait à le retenir.

En tombant St. Luc échappa celui qu’il tenait de

la main gauche et perdit sa canne. Dans un instant

il fut maîtrisé ; puis P’tit loup arrachant les boutons du surtout de St. Luc, mettait la main pour prendra son portefeuille, lorsqu’il se sentit saisir par deux bras vigoureux qui l’enlevèrent et le ruèrent contre une des piles de planches, qui se trouvait auprès.

— Sauvons-nous, c’est l’nègre, cria P’tit loup dont

le bras était à moitié disloqué ; et, à la faveur des ténèbres, il s’échappa.

— Vous ne vous sauverez pas, vous autres, dit

St. Luc en se relevant et en saisissant un des brigands au collet, tandis que Trim tenait l’autre. Tiens-le bien pendant que je vais attacher les mains de celui-ci ; fais-en autant au tien.

Quand ils leur eurent bien attaché les mains

derrière le dos avec leurs mouchoirs, St. Luc ordonna à Trim de les conduire à la station de police, s’il ne rencontrait pas de patrouille ou de gens de la police auxquels il put les remettre.

Huit heures sonnaient en ce moment au cadran du collège.

La jeune femme avait remis son manteau et s’approchant de St. Luc, le remercia ; puis ramassant un petit panier qui était à terre, elle sortit du clos et continua son chemin. — St. Luc, étonné qu’elle ne lui témoignât pas plus de reconnaissance, et plus étonné encore qu’elle continuât seule à s’avancer dans la rue, où elle avait été attaquée, sans lui demander sa protection, éprouva un grand désir de la connaître.

Il la rejoignit, et lui demanda si elle lui permettait de l’accompagner. — Bien volontiers, dit-elle, et, si vous n’avez pas d’objection, je prendrai votre bras ; je me sens encore faible de la peur que j’ai eue.

Une petite main, délicatement gantée, s’appuya

sur son bras. La jeune femme tenait dans sa main

gauche, sous son manteau, le panier qu’elle avait

ramassé. St. Luc vit bien qu’elle appartenait à la

classe aisée de la ville.

— Serait-ce une indiscrétion, lui dit-il, de vous demander où vous allez ?

— Il n’y a point d’indiscrétion à le demander, monsieur, mais je ne puis vous le dire, et vous voudrez bien me pardonner, si je vous prie de ne pas insister.

Il y a du mystère ici, pensa St. Luc. Quand il

lui eut donné le bras, la jeune femme sembla hésiter un instant, puis elle lui dit :

— Il faut retourner, ce n’est point le chemin. Elle

remonta la rue St. Henri, tourna à gauche dans la

rue St. Joseph, ayant soin de se cacher le visage avec son manteau quand elle approchait d’une lampe.

Pendant tout ce temps-là, St. Luc n’avait pas osé

rompre le silence qu’elle gardait.

Arrivée au Carré Chaboillez, elle tourna encore à

gauche, fit quelques pas, puis s’arrêtant sous une

lanterne :

— Je vous suis bien reconnaissante pour les services que vous m’avez rendus ; si je ne vous en ai pas remercié plus tôt, et si je ne vous en exprime pas autrement ma reconnaissance, c’est que je ne puis trouver d’expression pour vous dire tout ce que je ressens. Maintenant, monsieur, je vous prierais de me permettre de continuer seule mon chemin, dit-elle, en retirant sa main, que par distraction, sans doute, il pressait dans la sienne. Et afin que vous ne pensiez pas que ce que vous venez de faire pour une inconnue n’est d’aucune valeur, regardez-moi et cessez de

former des soupçons injustes.

En même temps, elle découvrit son visage à la

lumière, et St. Luc vit et admira les traits de cette femme. Malgré ce qu’elle venait de dire et ce qu’elle venait de faire, il y avait tant de modestie et de dignité à la fois dans son regard, qu’il comprit qu’elle agissait sous l’impulsion d’un sentiment dont il ne comprenait pas exactement la nature.

— Ne me diriez-vous pas votre nom ? demanda-t-il respectueusement.

— Oui ; je m’appelle Henriette, répondit-elle sans

hésiter.

Malgré lui, il éprouva un vif sentiment d’admiration pour cette jeune femme, et un grand désir de faire sa connaissance.

— Me permettriez-vous d’aller vous présenter mes

respects chez vous ? continua-t-il.

— Je ne puis vous dire où je demeure ; et je ne

pourrais vous recevoir…, pour le moment du moins. Ne m’en demandez pas d’avantage ; vous ne sauriez croire combien je suis peinée de vous répondre

ainsi, après ce que je vous dois. Permettez-moi

de vous quitter, monsieur.

— Mais je ne puis pas vous laisser aller seule ainsi ! vous pourriez être insultée. Laissez-moi veiller encore quelque temps sur vous. Je vous suivrai de loin.

— Oh ! monsieur, je vous en supplie, ne me suivez

pas.

Le ton de la jeune femme était si suppliant, il y

avait en même temps tant d’effroi dans son regard,

que St. Luc ne put s’empêcher de manifester un

mouvement de surprise et d’étonnernent. Il doit y

avoir ici, pensa-t-il, un profond mystère ou un grand dévouement. Il hésita, puis il dit avec une émotion dans la voix :

— Doutez vous de ma franchise ou de mon respect

en vous offrant ma protection, et craignez-vous que j’en abuse ? vous me jugez mal ; vous n’avez pas le

droit de me craindre ni de me mépriser.

En entendant ces paroles, l’inconnue leva les yeux

au ciel, un léger frémissement agita ses lèvres pendant qu’une larme brillait à sa paupière.

La figure grave et belle de St. Luc, qu’éclairait en plein la lumière de la lampe, reflétait la loyauté de son caractère.

— Vos paroles, lui dit-elle, en lui tendant les mains, me brisent le cœur. Vous interprétez mal mes pensées, si vous croyez que j’éprouve de la crainte, de la défiance, ou tout autre sentiment que ceux de l’estime et de la reconnaissance. Oh ! oui, une reconnaissance bien profonde pour tout ce que vous avez fait pour moi ; et je ne sais comment vous exprimer tout ce que j’éprouve, et pourtant, il faut encore que je vous supplie de me quitter. Croyez qu’elles sont bien grandes, les raisons qui m’obligent d’en agir ainsi.

L’émotion gagnait St. Luc ; au lieu de lui répondre, il contemplait son visage animé et ses yeux humides et brillants, qui le suppliaient avec tant d’anxiété. La situation commençait à devenir embarrassante ; l’inconnue tressaillit et dit d’une voix émue :

— Me refuserez-vous ?

Cette question si simple rappela St. Luc à lui :

— Ah ! madame, répondit-il, je me ferais un cruel

reproche, s’il vous arrivait encore quelque malheur. Vous êtes seule ; vous avez été insultée par des brigands, vous pourriez l’être encore. Si vous le désirez absolument, je me retirerai ; mais, je vous en supplie à mon tour, permettez que je vous suive, d’assez loin pour que je ne puisse vous voir mais d’assez près

pour que je puisse entendre vos cris, si vous aviez

encore besoin de mon secours.

— Vous le promettez ?

— Je le jure sur mon honneur.

La jeune fille marcha alors rapidement jusqu’à la

première rue, puis, tournant encore à gauGhe, prit

le milieu du chemin. Cette rue était sombre. Des

maisons basses, en bois, de distance en distance,

étaient bâties de chaque côté. Les volets étaient fermés et l’on n’apercevait aucune lumière.

St. Luc était complètement égaré ; il n’était jamais venu dans ce quartier. Il avait beau examiner, il ne reconnaissait rien, il ne voyait rien et n’entendait rien, sinon le sifflement du vent. Il marcha ainsi une dizaine de minutes, écoutant le moindre bruit. Arrivé au bout de la rue, il lui sembla être déjà venu à cet endroit dans la soirée. Il regarda à droite et à gauche sans savoir de quel côté diriger ses pas.

— Où suis-je, pensa-t-il ; il me semble que cette rue est la même que celle d’où je suis d’abord sorti avec elle. Pourtant non, il n’y avait pas cette lanterne allumée. Comment retrouverai-je cette rue demain ? Car il faut absolument que je découvre ce mystère. Je pourrais bien prendre des informations ; mais il y a peut-être là-dessous quelque grande infortune, et j’exposerais cette personne, soit à de grands malheurs, soit à de cruelles mortifications, si je confiais à d’autres

une découverte qu’elle semble avoir tant d’intérêt

à cacher. Pauvre jeune femme, quelle crainte elle avait d’être suivie ! Quelle énergie dans ses supplications, quel feu et quelle modestie en même temps dans son regard ! J’ai vu une larme dans ses yeux

et un frémissement sur ses lèvres. Allons, moi qui

m’ennuyais à ne rien faire dans cette ville, me voici plongé dans une aventure mystérieuse, dont je veux avoir la fin ; je la découvrirai seul. Si je ne puis en venir à bout, j’emploierai seulement Trim, de la discrétion duquel je suis sûr.

Tout en faisant ces réflexions, il avait continué

son chemin et il se trouva bientôt en face de la porte du collège qu’il ne remarqua pas. Il tourna à gauche, et arriva bientôt à la rue McGill, où il prit un charretier qui le conduisit à son hôtel. La neige avait cessé de tomber. Trim arrivait en même

temps et se trouvait à la porte de l’hôtel.

— Tu me réveilleras avant le jour, Trim, s’il ne

neige plus durant la nuit, lui dit St. Luc ; si au contraire il neigeait cette nuit ou demain matin, tu me laisseras dormir.

Le lendemain, à la pointe du jour, Trim montait à la chambre de son maître pour le réveiller ; St. Luc, qui toute la nuit avait rêvé à son inconnue, était déjà debout quand Trim entra.

— Quel temps fait-il ? Trim.

— Froid d’chien ! pas neigé.

— C’est bon ; tu vas venir avec moi. Penses-tu

reconnaître l’endroit où nous avons rencontré ces

brigands ?

— Crê qu’oui.

— Vas t’habiller ; tu m’attendras à la porte de

sortie.

St. Luc prit la rue Notre-Dame qu’il suivit jusqu’à

la rue McGill. Là il s’arrêta un peu pour s’orienter. « C’est d’ici, se dit-il, que je l’ai aperçue tournant à droite, et suivant la rue en face. » Il traversa et continua dans la rue St. Joseph. Arrivé à la première rue à gauche, il examina de nouveau. « Elle a descendu cette rue, suivons, » et il la suivit, examinant attentivement. Il commençait à faire grand jour. Une cinquantaine de pas plus loin, il vit une rue à droite, qui courait perpendiculairement à celle où il se trouvait ; « ce doit être la rue dans laquelle j’ai entendu les cris, » pensa-t-il, et il entra dans cette rue.

Un peu plus loin, à gauche, il vit un clos de bois, où de nombreuses piles de planches couvraient une

grande étendue de terrain. Une clôture en piquets

de cèdres la séparait du chemin ; la porte ou plutôt la barrière, par laquelle on entrait dans le clos, consistait en quelques barres en bois, qui avaient été jetées à côté le long de la clôture.

— C’est ici, dit Trim, qui s’approcha de son maître

et lui montra l’entrée du clos de bois.

— Je le crois ; entrons.

St. Luc fit quelques pas et, entre deux hautes piles de planches, qui laissaient entre elles un espace suffisamment large pour le passage d’une voiture, il vit à ne pas s’y tromper, que c’était là qu’avait eu lieu la lutte.

Après avoir bien examiné les localités, il allait reprendre le chemin qu’il avait fait en compagnie de l’inconnue, quand il aperçut quelque chose de blanc que la neige avait recouvert en partie. C’était un mouchoir de batiste, sur l’un des coins duquel étaient brodées les lettres “ H. D." 11 secoua le mouchoir pour en ôter la neige et remarqua une tache de sang. “Ils l’ont blessée ! ” dit-il, et un désir violent de punir les brigands lui monta à la tête. Il mit le mouchoir dans sa poche ; puis se retournant vers

Trim :

— Qu’as-tu fait de ces deux bandits, hier soir ?

— Livrés à patrouille.

— C’est bien ; je n’ai plus besoin de toi. Tu vas te rondre à la police et voir à ce qu’on ne les laisse pas échapper avant que je n’y sois allé.

St. Luc, ayant bien calculé tous les détours qu’il

avait dû faire la veille, commença ses recherches

d’un pas assez assuré. Arrivé à l’endroit où son inconnue, après s’être découvert le visage, l’avait prié de ne pas la suivre plus loin, il reconnut la lanterne au-dessous de laquelle elle s’était arrêtée. Mais ici il ne se rappelait plus si elle avait pris immédiatement la rue St. Maurice, ou si elle avait tourné l’autre coin, un peu plus loin. Il prit, à tout hasard, la rue St. Maurice ; il arriva bientôt au clos de bois. « C’est la même rue, se dit il, ce ne peut être ici. » Il retourna

sur ses pas, jusqu’à l’endroit où l’inconnue avait

cessé de s’appuyer sur son bras ; puis il s’avança jusqu’à la rue voisine. Elle le menait au collège. « Il faut que ce soit la rue St. Maurice, » pensa-t-il ; et il retourna reprendre la rue St. Maurice, examinant avec le plus grand soin tout ce qui pouvait mériter son attention. Il y avait plusieurs maisons de chétive apparence. « Elle ne peut être entrée dans aucune de ces maisons-là, pensa-t-il ; mais eucore qui sait ? » Il était bien certain qu’elle ne devait pas y demeurer.

Nous le laisserons continuer ses recherches.

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CHAPITRE XLIV. FOURBERIE PUNIE.

La loi martiale avait été proclamée, et la rébellion supprimée dans le Sud. Les chefs étaient en fuite ; de fortes récompenses avaient été offertes, par les autorités, pour leur appréhension. L’effroi que causait la proclamation était exagéré par l’idée que, sous la loi martiale, l’on exécutait sans forme de procès tous ceux qui étaient arrêtés les armes à la main, ou même que l’on soupçonnait seulement d’avoir pris les armes.

Les bureaucrates étaient triomphants, et se vantaient hautement que tous les rebelles allaient être pendus. La terreur parmi les Canadiens était extrême dans la ville.

La nouvelle s’était répandue que trois des chefs,

qui avaient commandé les rebelles à St. Denis et à

St. Charles, étaient arrivés dans la ville. Des visites domiciliaires furent faites dans toutes les maisons où l’on avait le moindre soupçon que l’un d’eux pût être caché.

C’est à cdtte époque que l’on vit de grands actes

de courage et de dévouement parmi les femmes

canadiennes de Montréal. Plusieurs s’exposèrent à

des dangers graves pour porter des secours et des

consolations. On vit de jeunes femmes timides chercher l’obscurité de la nuit afin de n’être point découvertes, braver le mauvais temps, s’exposer aux insultes pour porter de la nourriture à des maris ou à des frères qui n’osaient sortir des lieux où ils se tenaient cachés.

Les sommes offertes pour l’appréhension des chefs

rebelles, qui étaient entrés à Montréal, étaient considérables. Il devenait en conséquence de la plus grande urgence que leur retraite ne fut pas connue, même de leurs amis, de crainte qu’une imprudence, une indiscrétion, ne réveillât la cupidité de quelques personnes en qui ils auraient cru pouvoir mettre leur confiance. Il n’y eut que deux personnes qui surent le lieu où ils se tinrent cachés, pendant les huit jours qu’ils demeurèrent à Montréal. L’une d’elles était la sœur d’un de ces braves jeunes gens, venus pour exécuter une mission avec un espoir dont ils furent bientôt déçus. Quand ils virent qu’il n’y avait pas moyen de réaliser leur dessein, alors ils songèrent à sortir de cette ville dans laquelle ils avaient eu tant de difficultés à entrer, et où ils étaient exposés à chaque instant à être découverts. Mais il était devenu encore plus difficile d’en sortir qu’il ne leur avait ôté difficile d’y entrer ; parceque, leur présence étant connue, toutes les issues étaient gardées par des personnes qui, outre leur haine, étaient encore animées par l’espoir de gagner les récompenses promises.

Une circonstance néanmoins se présenta qui prouva

aux autorités combien était grande l’audace de ces jeunes Canadiennes, et à quels dangers le gouvernement se serait trouvé exposé si l’insurrection eut eu la moindre organisation.

Toutes les recherches ayant été vaines pour les

découvrir, on apposta des émissaires secrets pour suivre tous ceux de leurs parents ou amis, que l’on supposait devoir avoir des communications avec eux. On tenta de corrompre les domestiques de leurs familles, pour qu’ils tâchassent de pénétrer leurs secrets. Et malgré toutes les précautions les plus grandes de leurs amis, le lieu de leur refuge fut découvert ; et ce fut encore la même jeune femme qui, au milieu de la nuit, courut les avertir une demi-heure, tout au plus, avant que la police ne s’y rendit. Elle leur avait procuré les moyens de s’échapper. Mais quels dangers ne courut-elle pas pour les aider ; quels sacrifices d’amour-propre ne fut-elle pas obligée

de faire, pour obtenir les renseignements qui lui

permirent de devancer les forces envoyées pour les

arrêter. Belle et bonne sœur, noble et courageuse

femme, que nous appellerons Henriette ; nom que tu

avais donné toi-même, en même temps que ton cœur

faisait une offrande à la reconnaissance et que ta

bouche formulait une prière à la générosité et à la discrétion. Ton action ne t’avait pas compromise, parceque celui en qui tu te confiais avait soupçonné un grand dévouement, quoiqu’il n’en connut point alors toute l’étendue.

St. Luc avait été infructueux dans ses recherches ;

il n’avait pas pu même s’assurer au juste si c’était bien dans la rue St. Maurice qu’il l’avait perdue de vue.

Le soir, à la même heure que le jour précédent, il

se rendit à l’entrée du faubourg St. Joseph, pour

revoir son inconnue et attendit, examinant toutes les femmes qui passaient ; mais elles étaient toutes accompagnées, et d’ailleurs aucune d’elles n’avait la taille de celle qu’il cherchait. Déterminé à attendre, il marchait depuis le coin de la rue McGill jusqu’à une petite ruelle qui communique du faubourg St.

Joseph à la rue Bonaventure. Minuit sonnait, au

cadran de l’église anglaise, quand il se décida à retourner à son hôtel. Ce peu de succès, au lieu de

le décourager dans ses recherches, ne fit que piquer sa curiosité de plus en plus. Le jour suivant, il plaça Trim à l’une des extrémités de la rue St. Maurice, avec ordre de l’avertir, par un coup de sifflet, s’il voyait la jeune femme passer, soit qu’elle entra dans la rue St. Maurice ou qu’elle gagnât dans une autre direction. Il prit son poste à l’autre extrémité de la méme rue, qui n’est pas longue. Cette soirée ne lui donna pas de meilleur résultat que la précédente. Il commença à croire que ce n’était pas dans ces endroits

qu’il la trouverait, et qu’elle n’était plus dans

cette rue.

Le lendemain étant un dimanche, il se promit de

bien examiner toutes les femmes qui entreraient ou

sortiraient de l’église paroissiale, où il supposa qu’elle devait aller. Il ne fut pas plus heureux dans sa nouvelle tentative. Alors il désespéra de la trouver et se décida à ne plus la chercher ; laissant au hasard le soin de lui faire découvrir, une seconde fois, celle qui lui inspirait un si grand intérêt.

Dans la rue Notre-Dame, un peu plus loin que

l’église paroissiale, il y avait une maison en pierre à deux étages. Le rez-de-chaussée était occupé par un magasin de mercerie, au second logeait un dentiste qui occupait les chambres du devant. Au même étage, sur le derrière, une modiste d’un côté, et de l’autre, une chambre garnie, occupée par un célibataire, où se réunissaient souvent quelques-uns des membres les plus violents du Doric club. Un passage et un escalier communs servaient aux personnes qui

occupaient cet étage, pour entrer et sortir sur la rue Notre-Dame.

C’est un dimanche ; la demie de cinq heures vient

de sonner. Il fait nuit. Une femme, dont le pas

leste et rapide trahit la jeunesse, regarde de chaque côté avant de se hasarder à entrer et de monter l’étroit escalier de cette maison.

Nous la précéderons de quelques instants, afin

d’avoir une idée plus exacte des lieux avant qu’elle monte.

Entrons d’abord chez la modiste ; c’est une dame

d’un certain Age ; elle est assise dans un fauteuil, les lunettes sur le nez, lisant dans une bible, tandis que son mari ronfle sur un sofa.

Un petit cabinet de toilette sert dans la semaine

aux pratiques pour essayer les robes ou autres objets qu’elles font faire. Ce cabinet ne contient rien de bien remarquable : une table avec un miroir, placé prés de la cloison, en bois, qui sépare cet appartement de la chambre du vieux garçon ; un sofa et deux chaises, voilà pour son ameublement.

Passons dans celle du vieux célibataire dont on

entend la voix nazillarde à travers la cloison. C’est un assez joli appartement. Un tapis de laine couvre le plancher ; un petit poële en fonte, sur lequel bout un canard rempli d’eau, réchauffe aussi la chambre. Du lit est dans un coin ; sur une table, il y a un bol vide, avec une grande cuillère de fer argenté. Le vieux garçon ne paraît pas être sorti de la journée ; il est en robe de chambre de laine, à ramages bleus et rouges sur un fond orange ; étendu sur une espèce de divan, il fuma dans une écume de mer, en écoutant avec assez d’insouciance, en apparence, ce que lui dit un homme, d’une trentaine d’années, portant l’uniforme de la cavalerie volontaire.

La jeune femme vient de monter ; elle s’arrête un

instant devant la porte du vieux garçon, puis marchant sur la pointe du pied, elle va frapper discrètement chez la modiste et entre avant qu’on lui ait dit d’ouvrir. La jeune femme était probablement dans l’habitude de venir dans cette maison, car elle dit sans façon :

— Je vais avec votre permission, me jeter un instant sur le sofa dans le petit cabinet. J’attends quelqu’un ; si l’on vient me demander, vous m’avertirez, n’est-ce pas, Madame ?

Sans ôter ses yeux de dessus sa bible, qu’elle s’était remise à lire aussitôt qu’elle eut reconnu celle qui était entrée, la vieille dame lui fit de la tête un signe affirmatif.

Aussitôt qu’elle fut entrée dans le cabinet, elle

alla au sofa, qui était contre la cloison, et écouta ce qui se disait dans la chambre voisine. Elle prenait sans doute un intérêt bien grand à ce qui se disait dans cette chambre, car elle n’entendit pas la modiste qui, au bout d’un quart d’heure environ, vint à l’entrée du cabinet lui demander « si elle voulait prendre

une tasse de thé. » Elle dort, pensa la modiste, qui se retira discrètement en fermant sur elle la porte du cabinet.

Le vieux garçon que nous nommerons M. Edouard

parlait du bout de la langue. Il avait de la difficulté à prononcer les “ r ; ” ce qui rendait sa conversation un peu difficile à comprendre pour une personne non habituée à l’entendre.

— Je ne crois pas que ça soit bvai, disait-il au moment où la jeune femme entrait dans le cabinet de la modiste. On nous a tant donné d’infobvmation qui

se sont tvouvée fausse. Le désibv de gagner ces

bvécompenses, bvend tout le monde fou.

— Oui, mais, cette fois-ci, je me crois certain d’être sur la bonne piste. Le fait est que j’en suis positivement sûr, répondit le volontaire.

— Probablement ! vous êtes toujouv certain, vous !

Mais continuez ; je pvends note.

— Vous allez en juger. — Je vous ai déjà dit que

jeudi dernier, vers neuf heures du soir, j’étais à la station de police, quand la patrouille amena deux voleurs pris dans le faubourg St. Joseph. Ils avaient été arrêtés pour un assaut commis sur une femme ; du moins c’est ce qu’un nègre, qui les tenait par le collet de leurs capots, dit à la patrouille quand il les lui remit. Je n’avais pas fait attention à cette circonstance, et je n’y aurais probablement plus pensé, si, hier, je n’eusse appris de Mary, qui demeure chez le Dr. L…, qu’une dame respectable avait été attaquée par des malfaiteurs l’avant-veille.

— Quel rapport cela a-t-il avec les bvebels ?

— Vous allez voir ; je lui demande…

— À Mavy ?

— Oui, à Mary, quelle était cette dame ? D’abord,

elle ne voulut pas me le dire ; mais à la fin vous

savez, les femmes, il faut que ça parle ; elle me

confia en secret, bien entendu, que c’était sa jeune maîtresse qui sortait, comme ça, seule, depuis deux à trois soirs, vers huit heures ou huit heures et demi, et ne rentrait que tard. Elle se déguise en habits d’homme depuis qu’elle a été attaquée.

— C’est une amourette, probablement !

— Attendez donc. Je ne pense pas, moi, que ce soit une amourette ; je pense, bien au contraire, qu’elle ne sortait ainsi, en cachette, que pour voir l’un des chefs de St. Charles, qui sont actuellement cachés dans la ville.

— Vous ne pensez qu’à la bvécompense, vous

autves ; c’est ce qui fait que vous voyez toujou un

bvebel, là où il y a qu’une intvigue. Mais, continuez ; je pvends note.

— Ce n’était pas une intrigue, car elle est la sœur

d’un de ces chefs qui se cache.

— Sa sœubv ? Ah ! c’est diffévent ; s’il est son

fvebve, l’affaive devient sévieuse, très sévieuse !

— C’est ce que je pense ; mais ce n’est pas tout :

hier soir, vers sept heures, je me suis rendu au

Marché-à-foin et me suis caché en face de la maison

du Dr. L… ; j’attendis une bonne heure, au moins.

Enfin je vois sortir le jeune homme, c’est-à-dire la jeune femme, qui portait quelque chose sous son bras. Au lieu de prendre à droite, comme je m’y attendais, elle gagna la rue Bonaventure, enfila la ruelle qui conduit à la rue St. Joseph. Elle marchait si vite, que je fus obligé de courir pour qu’elle ne m’échappa point. Elle était à peu près à la moitié de la ruelle quand m’ayant sans doute entendu, elle se sauva comme une biche. Quand j’arrivai à la rue St. Joseph, elle avait disparue.

— Là !… vous avez tout perdu, pouv avoiv coufvu ! pvenez donc gavde, une autve fois !

— Ce n’est pas tout ; je vis un nègre…

— Un gvos ?

— Oui ; le connaissez-vous ?

— Continuez ; je pvends note.

— Qui s’en allait du côté de la rue McGill. Je lui

demande s’il n’a pas vu passer une femme qui courait ? Il me répond que oui, en me désignant le

côté opposé à celui où il allait. — Je ne perds pas de temps. Je reprends ma course ; et, après avoir couru une bonne escousse, je rejoins, en effet, une femme qui courait. C’était une vieille irlandaise, à moitié soûle ! C’était de ma faute ; j’avais demandé au nègre s’il avait vu une femme.

— Tvès maladvoit ! Comment voulez-vous qu’il

pvit un garçon pouv une fille ? et vous de pvendre

une irlandaise pouv un garçon ! C’est tvop stupide,

pav exemple ! C’est tvès bête, même !

— J’en conviens. Aussi m’y suis-je mieux pris

aujourd’hui.

— Probablement ! continuez ; je pvends note.

— Je me suis rendu cette après-midi à la prison.

J’ai fait venir à la grille, l’un des prisonniers, que j’avais vu à la police jeudi soir. Moyennant une piastre, je lui ai fait raconter tout ce qui s’était passé lors de l’assaut sur la jeune femme. Il m’a dit qu’elle avait un manteau ; qu’elle portait un petit panier, dans lequel il y avait une bouteille et quelques provisions. Qu’elle était entrée dans un clos de bois dans la rue St. Maurice lorsqu’ils l’attaquèrent. Qu’elle fut délivrée des mains du P’tit loup, qui voulait lui faire du mal, par un homme auquel vint se joindre le nègre qui les avait livrés à la patrouille.

— À la bonne heubve ! Vous vous êtes mieux pvis

aujouvd’hui, continuez : je pvends note.

— Il m’a montré un petit porte-monnaie qu’il avait

pris à la jeune femme, dans lequel il y avait une enveloppe de lettre déchirée sur laquelle on ne

voyait que cette partie de l’adresse. Voici l’enveloppe, regardez.

— Henviette !… mais Henviette qui ?

— Ou D… ; ou G… ; ou C… ; l’une des trois. Je

crois que ça doit être Henriette D…

— Et apvès ? continuez ; je pvends note.

— Après, je suis venu ici au sortir de la prison ; j’ai frappé à la porte, personne ne m’a répondu.

— Je dovmais ; pvobablement.

— Et je me suis rendu tout droit à la rue St. Maurice. Le clos de bois n’était pas difficile à trouver, il est à gauche. J’entre dans le clos ; visite partout ; regarde dans tous les coins ; rien. Pas de traces qui pussent me guider ; toute la journée, hier, des voitures avaient charroyé des planches et des madriers. Tout-à-fait en arrière du clos, il y avait une petite clôture en planches, qui séparait le clos d’un terrain vacant attenant à la vieille bâtisse en pierres dont la couverture en tôles est peinturée en rouge. L’entrée de cette bâtisse est sur la rue du Collège.

— Je la connais ; c’est la bvassebvie de Monsieu

Daubveville.

— Justement. Eh bien ! en suivant cette clôture,

j’aperçus l’empreinte de deux petits pieds. Je suivis la piste ; il n’y avait pas à s’y méprendre. Elle traversait le lot vacant, allait à un tas de vieilles

barriques et de quarts, placés les uns sur les autres,

à l’un des coins de la brasserie. Derrière ce tas de

barriques, il y avait une petite porte qui donne entrée

dans la brasserie. La porte est en chêne fermée par

un verrou en dedans. C’est là qu’ils sont cachés,

j’en suis sûr.

— Ça me pavait pvobable ; mais il ne faut pas en

êtve trop cevtain S’il n’y avait bvien, nous sebvions la bvisée de tout le monde. Prenons nos précautions ; n’en disons bvien à personne, et nous gagnevons la bvécompense à nous deux. Continuer ; je pvends note.

— Qu’allons nous faire maintenant ?…

En ce moment la jeune femme, qui était toujours

restée dans le cabinet, se leva tout agitée, souhaita le bonsoir à la modiste, descendit précipitamment l’escalier, et se dirigea rapidement du côté de la rue St. Joseph.

Revenons à St. Luc. Cette journée là, il dût

édifier ceux qui le remarquèrent. Il avait assisté à la messe ; il retourna aux vêpres, et venait de sortir de l’archiconfrèrie, suivant la foule qui s’écoulait dans la direction de l’église des Récollets, où il serait peut être entré, s’il y eut eu quelqu’office. Il paraissait chercher quelqu’un, car il s’arrêtait et marchait quelques instants derrière certaines personnes dont la taille ou la démarche avaient attiré son attention ; puis il passait rapidement pour s’arrêter un peu plus loin. Rendu au coin de la rue McGill, il se tint sous

la lanterne, regardant, un peu effrontément peut-être, tous les jolis minois qui passaient. Son examen ne sembla pas avoir été satisfaisant, car après que les femmes furent toutes passées, il laissa échapper un profond soupir, et reprit, à pas lents et La tête baissée, le chemin qu’il venait de parcourir. La rue était devenue à peu près déserte après l’écoulement de la foule, qui était sortie de l’église paroissiale à l’issue de l’archiconfrérie.

Arrivé en face de l’église des Récollets, il entendit le frôlement d’une robe de soie, sans presque voir la personne qui, venant à sa rencontre, passait à côté de lui. Il releva la tête et se retourna pour regarder. La taille de cette femme ainsi que sa démarche le frappèrent ; malgré toutes ses déceptions de la journée, il la suivit. Elle avait une pelisse de soie noire, un chapeau de velours de même couleur ; son voile était rabattu. Elle tenait de la main droite un petit manchon de vison ; elle marchait vite, et paraissait très-pressée.

Le cœur de St. Luc battit. Etait-ce elle ? Elle

n’avait pas le même habillement ; mais elle marchait si bien comme celle qu’il cherchait ! Il eut envie de lui adresser la parole ; mais que lui dire ? Comment l’aborder ? Si ce n’était pas elle ? Enfin une idée le frappe ; il tire le mouchoir qu’il a trouvé dans le clos de bois, et qu’il portait dans sa poche. « Si elle ne me répond pas et qu’elle regarde le mouchoir, c’est elle, pensa-t-il, si elle répond, je connaîtrai sa voix. »

— Madame, lui dit-il, voici, je crois, votre mouchoir que vous venez de laisser tomber.

La dame prit le mouchoir, regarda au chiffre, le

mit dans sa poche, salua, et continua sa route, sans avoir relevé son voile, ni dit une parole.

— Henriette, dit St. Luc d’une voix presque timide.

La jeune femme sembla hésiter un instant, puis

elle se mit à hâter le pas.

— Henriette, si c’est vous, pourquoi ne pas me

répondre ? Si je me trompe, pourquoi, Madame, ne

me le dites-vous pas ?

— C’est moi, Monsieur, dit-elle d’une voix émue et presque suppliante, je vous en prie, ne me retardez pas.

— Ah ! vous êtes toujours bien pressée de vous

éloigner quand c’est moi qui vous parle ; si vous

saviez combien je vous ai cherchée !

— Pourquoi me cherchiez-vous, Monsieur ? fit-elle

avec un visible effort.

St. Luc était timide devant cette femme. Il se

sentit confus, et ne sut que répondre.

— Me repoussez-vous ? dit-il enfin, d’un ton où sa

voix tremblait un peu.

Henriette hésita un instant, puis répondit :

— Eh bien ! non, venez ; je n’ai pas un instant à

perdre.

— Où allez-vous donc ?

— À la même place.

Un éclair de jalousie traversa la pensée de St. Luc ; il crut à un rendez-vous d’amour. Il aimait lui-même, sans connaître celle pour qui il se sentait un sentiment que les obstacles n’avaient fait qu’accroître. Il se redressa dans son orgueil, et lui dit sans réfléchir à l’inconséquence de ses paroles :

— Un rendez-vous ?

— Presque, répondit-elle ; pourquoi me faites-vous

cette question ?

— Je suis fou. J’ai eu l’idée que ce pouvait être

un rendez-vous d’amour.

— Et, quand cela serait ; quel intérêt cela a-t-il

pour vous ?

— Henriette ! pardonnez-moi… je vous aime !

La jeune femme, qui n’était occupée que d’une seule idée, ne s’offensa pas de ce que venait de lui

dire St. Luc.

— Vous dites que vous m’aimez ? pardonnez-moi

à votre tour, si je vous dis que je n’en crois rien. Vous avez été intrigué un peu ; vous vous êtes mis en tête de découvrir qui j’étais, vous n’avez pu réussir, le peu de réussite vous a irrité ; c’est cette irritation que vous prenez pour de l’amour.

— Si vous saviez comme je vous ai cherchée ! tous

les soirs je me suis rendu à l’endroit où je vous ai vue pour la première fois, espérant vous y trouver.

— Je le sais.

— Vous le savez ?

— Oui, j’ai passé à vos côtés en allant et en revenant hier et avant-hier ; j’avais pris des habillements d’homme. Je vous ai presque touché en passant, vous ne m’avez pas reconnue, mais je vous ai bien vu, moi. J’ai bien pensé que c’était le désir de me revoir, qui vous avait conduit cet endroit.

— Vous m’avez reconnu, vous saviez que c’était

vous que je cherchais, et vous avez passé sans daigner me donner un signe de reconnaissance ! Vous

êtes bien cruelle !

— Non, non ; je n’étais pas cruelle : si vous saviez ce que je souffrais d’être obligée de vous traiter ainsi. Mais le devoir m’y forçait.

— Le devoir ?

— Oui ! et la prudence.

— Devoir, prudence ! Avez-vous peur de moi ?

— Je vous ai donné la plus grande preuve possible

que je n’avais pas peur de vous personnellement, et

que j’avais confiance en votre honneur. Ce n’était

pas cette crainte que j’avais.

— Mais quelle crainte donc ?

— Écoutez-moi. Je vais vous faire quelques questions ; répondez si vous le jugez convenable. Vous êtes étranger à Montréal ?

— Oui.

— Avez-vous formé quelqu’opinion politique, sur

les évèmemenis qui se passent en Canada ? Comment

considérez-vous les rebelles ?

— Je les plains parcequ’ils ont été trompés ; je crois qu’ils ont raison de demander le redressement de leurs griefs ; qu’ils n’auraient pas du prendre les armes, quoiqu’ils l’aient fait plutôt dans un but de défense que d’agression.

— Vous savez qu’on a offert des récompenses pour

l’appréhension des chefs ?

— Je le sais.

— Aideriez-vous à leur arrestation ?

— Non.

— Savez-vous que trois de ceux pour l’arrestation

desquels on offre des sommes d’argent, sont actuellement cachés dans la ville ? Si vous connaissiez le lieu de leur retraite les découvrireriez-vous ?

— On dit que deux des chefs qui étaient à St.

Charles, et un autre de St. Eustache, sont cachés

dans la ville. Je ne connais point l’endroit où ils se cachent ; mais si je le connaissais, je n’en parlerais pas.

— S’ils avaient besoin de votre aide pour sortir de

la ville, la leur donneriez-vous ?

— Non ; car quoique je les plaigne, je ne voudrais

pas me compromettre personnellement sans motif

suffisant.

— Vous m’avez répondu franchement, je n’ai

aucune raison d’en douter ; et votre généreuse conduite vis-à-vis de moi jeudi dernier m’autorise à vous confier un secret que je ne pouvais vous dire l’autre soir, mais que les circonstances me permettent, me forcent même de vous révéler en ce moment. Je dois aussi vous ôter de l’idée ce mauvais soupçon que vous avez manifesté il n’y a qu’un instant. L’un de ces chefs, qui sont ici cachés, est mon frère. C’est

lui que je vais voir, pour lui porter des providons et l’avertir de ce qui se dit et de ce qui se passe dans la ville. Voilà mes rendez-vous ! En êtes-vous jaloux ?

— Noble et généreuse sœur, je vous admire autant

que je vous aime ; pourquoi ne m’avez-vous pas dit

cela plus tôt ? j’aurais peut-être pu vous être utile ?

— Ce secret n’était pas le mien seul, hier.

— Et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui je puis vous le dire, parceque l’on

m’y a autorisé ; je sais qui vous êtes, vous êtes M. de St. Luc, ne soyez pas surpris, si je vous nomme ; je vous connais mieux que vous ne pensez, mais ce n’est point ici le lieu d’en parler, il suffit de vous dire que jeudi soir, après que vous m’eûtes sauvée des mains des bandits, je racontai à mon frère et à son compagnon ce qui m’était arrivé, le danger que j’avais couru, votre généreux secours ; je lui fis la description de votre personne, ainsi que de ce gros nègre qui accourut au premier coup de sifflet. « Je le connais, me dit mon frère, c’est M. de St. Luc ; tu peux avoir toute confiance en lui et tout lui dire. » « Non, reprit son compagnon, il vaut mieux ne pas le faire pour le moment ; si quelque circonstance rend plus tard cette confidence nécessaire, elle pourra la

faire. » Voilà comment j’appris votre nom. Depuis,

j’ai aussi entendu parler de vous par une autre personne que je ne vous nommerai pas, car c’est une

belle jeune fille qui vous porte beaucoup d’intérêt. Eh bien ! M. de St. Luc, la circonstance qui m’autorise à vous confier mon secret et la retraite de mon frère est arrivée. »

— Quelle circonstance ? Qu’est-il donc arrivé ?

— On a découvert le lieu où il est caché. Je viens

de l’apprendre et je cours l’en avertir. Dans quelques instants il sera peut-être trop tard !

— Vous m’avez donné une marque de confiance ;

je ne connais pas le nom de votre frère ; sans doute vous me le cachez pour que je ne sache pas le

vôtre ; n’importe. Vous ne croyez pas à mon amour ?

Eh bien ! ordonnez ce que vous voudrez, je vous

jure que je ferai ce qui sera humainement possible.

— Mais vous allez vous compromettre ; et vous

venez de me dire que vous ne voudriez pas vous

compromettre pour des rebelles !

— Ce ne sera pas pour eux, mais pour vous ; ce ne

sera pas pour un rebelle, mais pour un frère. Je

n’hésite pas.

— Je vais vous mettre à l’épreuve. Nous voici

rendus au clos de bois ; je vais aller seule trouver mon frère. Restez ici, je crains que l’on ne vienne à chaque instant nous surprendre ; si je vous appelle, venez à moi.

— Mais où pourrai-je vous trouver dans ce labyîinthe de piles de planches ? Ne vaudrait-il pas mieux que j’allasse avec vous ?

— Vous avez raison, venez.

Pendant qu’elle le conduit, regardant à droite et à

gauche, écoutant le moindre bruit, montons un instant dans l’espece de grenier, qui se trouve dans la brasserie de M. Daubreville.

Il fait noir ; il n’y a pas de lumière. Une paillasse est dans un des coins du grenier ; deux robes de buffles, jetées sur la paillasse, servent de couverture à deux hommes qui sont couchés et dorment. Deux paires de pistolets chargés, sont sur un baril, à portée de leurs mains ; deux poignards, espèce de bowie-knives affilés et tranchants, sont sous l’oreiller de plume, sur laquelle reposent leurs têtes. Ils se sont couchés tout habillés, comme ils l’ont fait depuis huit jours qu’ils sont dans ce méchant réduit. Ils ont leurs casques sur la tête ; il fait froid, plus froid que dehors ; car l’atmosphère renfermée n’a point été réchauffée par les rayons du soleil. Ils dorment tous deux le jour, parce que la nuit ils sont obligés de veiller pour attendre les nouvelles qu’on peut leur communiquer et se tenir prêts à toute éventualité, ainsi que pour recevoir les provisions qu’on doit leur apporter. Bientôt l’un d’eux se réveille. Il écoute un instant puis il pousse son compagnon.

— Entends-tu ?

— Quoi ?

— Écoute.

— Ce n’est rien ; ce sont les rats qui rongent le

papier dans lequel j’ai laissé le fromage.

— Levons-nous.

— Pourquoi ? je n’attends pas Henriette avant neuf

heures ; tu sais qu’elle doit s’informer, avant de

venir, si Chénier a tout arrangé pour demain.

— Dis donc cette nuit ; car si les hommes sont prêts, il faut partir cette nuit pour être rendus avant le

jour à la Côte des Neiges.

— Tu as raison, c’est demain lundi ; c’est le jour où l’artillerie va exercer les chevaux en faisant le tour de là montagne. Te rappelles-tu combien il y a de canons ?

— Onze, et autant de caissons. Quatre chevaux à

chaque voiture. Quatre hommes par voiture ; deux

à cheval, deux assis sur la voiture, point armés, en tout quatre-vingt huit hommes pour les voitures ; et quatre cavaliers à cheval. Voilà ce que nous écrit Chénier.

— Où as-tu mis la note ?

— Je l’ai déchirée.

— J’entends du bruit.

— Moi aussi ; ça m’a l’air du signal d’Henriette ?

— Levons-nous ? je vais aller regarder par la lucarne. Oui ; c’est ta sœur. Va ouvrir. Non, arrête, il y a un homme, il s’éloigne. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Peux-tu le distinguer ?

— Non.

— C’est peut-être Chénier ?

— Ou St. Luc ?… J’entends encore le signal. Elle

parait pressée, vas ouvrir.

Quand le verrou fut tiré, Henriette se jeta dans les bras de son frère, et lui dit :

— Sauvez-vous, votre retraite est découverte.

— Quel est l’homme qui est dehors ?

— M. de St. Luc.

— Ce n’est pas de lui que tu as peur ?

— Non ; les volontaires, M. Édouard et un autre.

Ils vont venir !

— Penses-tu qu’ils seront plusieurs ?

— Je crois qu’ils ne seront que deux ; je lui ai

entendu dire qu’il fallait s’assurer d’abord que vous fussiez ici, enfin de ne pas s’exposer à une bévue, et ensuite pour partager à eux deux seuls la récompense.

— As-tu entendu parler de Chénier ?

— Non ; je dois voir sa cousine ce soir à huit

heures.

— Je vois M. de St. Luc qui avance, dit tout bas

celui qui était posté a la lucarne ; il a l’air inquiet.

— Va voir ce qu’il y a, Henriette, ma chère et

sainte sœur.

Pendant son absence, ils tinrent conseil et décidèrent de ne pas quitter leur retraite avant d’avoir su, au juste, où était Chénier, et l’endroit ainsi que l’heure où ils devaient le rencontrer. Ils résolurent aussi, s’il ne venait que deux hommes, de tâcher de s’en emparer et de les enfermer dans le grenier.

— J’ai vu un homme, dit St. Luc à Henriette, il est

seul et semble ne pas bien connaître les lieux.

— Ne vous laissez pas apercevoir et veillez là. Je

vais aller avertir mon frère. Je vous en prie, ne

vous montrez pas, à moins que je ne vous appelle en

frappant dans mes mains ; vous ne devez pas vous

compromettre.

Elle courut avertir son frère qu’un homme, probablement M. Édouard ou le volontaire, avançait.

— Cache-toi, lui répondit son frère, nous allons

tâcher de l’empoigner. Si nous pouvons réussir,

tant mieux ; nous attendrons l’autre ici, et nous lui en ferons autant. Pendant ce temps-là, tu iras chercher des nouvelles de Chénier ; tu nous retrouverasici. Vois-tu cette planche, dit-il, en approchant de la clôture qui divisait le terrain vacant du clos de bois, si elle est à terre c’est que nous serons dans le grenier ; et si elle est mâtée de ce côté-ci de la clôture, c’est que nous serons cachés derrière quelqu’une des piles de planche du clos ; si au contraire elle est mâtée de ce côté-lâ de la clôture, c’est qu’il y a du danger et que nous nous sommes sauvés.

— Et si vous vous êtes sauvés, où vous trouverai-je ?

— Dans la petite rue derrière l’église des Récollets : pourrais-tu nous procurer un sleigh avec un bon cheval ; pauvre Henriette, il faudra que tu le mènes toi-même, car nous ne pouvons nous fier à personne.

— Je le mènerai — silence ! j’entends marcher. Je

me sauve.

En effet un homme, en redingote grise, une canne

à la main, s’avançait lentement, jetant, de temps en temps, un coup d’œil en arrière et sondant avec sa canne dans les interstices des piles de planches. Il était seul. Tout à coup, en arrivant au bout d’une des allées, formées par ces piles de planches dont le clos était couvert, il fut saisi et jeté à terre avant qu’il eut le temps de lâcher un cri ou de faire la moindre résistance. Son casque lui fut rabattu sur les yeux, et ses mains attachées derrière le dos avec sa cravate. L’attaque avait été si soudaine, qu’il ne

put savoir s’il avait eu affaire à deux ou à un plus grand nombre de personnes.

— Si tu ne fais pas de résistance et si tu ne cherches pas à t’échapper, lui dit-on, il ne te sera pas fait de mal ; sinon, prends garde.

— Je ne suis pas venu pouv vous pvendve, dit-il

d’un ton piteux.

— Oh ! faut prendre l’ours avant de vendre la

peau, lui répondit-on.

— Pas vendve ; pvendve.

— Nous fendre ? ça ne se fait pas si aisément.

— Non pas fendve ; pvendve.

— Nous allons te pvendve sous une tonne, marche !

Il fut conduit dans le grenier où on le mit sous

une tonne vide, que l’on assujettit fermement par le moyen d’une barre de bois, que l’on plaça en travers sur le dessus.

— Je ne crois pas qu’il puisse bouger, dit l’un des

deux jeunes gens.

— Il est bien là. Qu’allons-nous faire maintenant ?

Il y en a encore un autre qui doit venir. Nous

allons guetter à la même place, où nous avons empoigné celui-ci.

— Je crois que je ferai mieux de veiller celui-ci ;

veille l’autre. Tu m’avertiras, si tu le vois venir.

— Regarde de temps en temps à la lucarne de devant, car on pourrait venir par la rue du collège.

St. Luc, entendant le signal que donnait Henriette,

se rendit près d’elle.

— Nous, allons maintenant partir, M. de St. Luc lui dit-elle, en lui prenant le bras. Vous avez subi

noblement votre première épreuve.

— Je suis prêt à en subir une seconde, pour vous

plaire.

— Bien vrai ?

— Oui, bien vrai ; essayez ! Il lui serra affectueusement la main.

— Si je vous priais de né pas me serrer la main

si fort ?

— J’obéirais, dit-il, en riant.

— Et si je vous priais de me procurer une bonne

voiture avec de bonnes robes, bien chaudes, et, surtout, avec un bon cheval ; pourriez-vous le faire ? vous voyez, continua-t-elle, en riant à son tour, que je mets considérablement votre amour à contribution.

— J’ai justement ce qu’il vous faut, je serai moi-même le conducteur. À quelle heure la voulez-vous ?

À quel endroit vous trouverai je ?

— Disons à huit heures précises, au coin de la rue

McGiil et St. Joseph.

— Où je vous ai vu la première fois ?

— Justement : ce sera le lieu du rendez-vous. Nous

y arrivons. — Maintenant, séparons-nous jusqu’au revoir. — À tantôt.

Voici comment M. Edouard se trouvait seul, dans

le clos de bois, lorsqu’il fut arrête, — Quand le volontaire lui eut confié tout ce qu’il avait pu apprendre concernant la retraite des chefs patriotes, il résolut de profiter de ces révélations pour gagner seul la récompense. IL lui dit donc avec un air d’indifférence :

— Mon chev ami, vos venseignements me paraissent

assez bons ; mais comme je vous l’ai dit, il faut

de la pvudence et de la discvétion. Il faut que je

sovte un instant ; dans une heuve ou deux je sebvai

de vetoufv, — venez à huit heufv. Si je ne suis pas

ventvé, vous m’attendvez jusqu’à neuf heufv ; alov

nous ivons ensemble. Si je ne suis pas vevenu, vous

febvez ce que vous voudvez, c’est que je ne poufvez

pas veveni. — Tachez d’être ici à huit heuves ; je

viendvai juste à cette henve-là. Il faut absolument

les pvendve cette nuit. En m’attendant vous pvendvez du punch et vous fumevez une pipe. — J’ai du bon tabac ; il y a de l’eau chaude suv le poêle.

Aussitôt que le volontaire fut sorti, M. Edouard

prit son casque, endossa une redingote de volontaire, qui avait été laissée dans sa chambre par quelqu’un de ses amis ; et sa canne à la main, il se rendit au clos de bois de la rue St. Maurice, où nous savons ce qui lui arriva. Il avait eu l’intention de reconnaître les lieux, avant d’aller faire sa déposition au bureau de police. La convoitise lui avait fait commettre une fourberie, dont il fut bien puni.

Laissons le pour le présent sous sa tonne ; s’il n’était pas un homme loyal, ni un homme brave, il

était au moins un homme de prudence ; il se résigna

donc à rester tranquille et à ne pas faire le moindre bruit.

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CHAPITRE XLV.

À huit heures précises, St. Luc était à l’endroit

où il devait rencontrer cette jeune femme, qui l’avait fasciné par sa beauté et sa noblesse, après l’avoir d’abord intrigué par sa conduite mystérieuse. Son cheval brun était attelé à un élégant sleigh monté sur des patins hauts et étroits, dont les lisses étaient en acier. La voiture était solide et légère en même temps ; à un seul siège, pour deux personnes. Une peau d’ours noir était jetée sur le dos de la cariole. Une robe de peaux de castor, étendue sous les pieds et sous les oreillers du siège, ainsi qu’une ample et

riche robe de peaux de loutre, bien molle, bien

chaude et bien moelleuse, doublée en drap bleu, annonçait que St. Luc n’était pas indifférent au confort de celle qu’il devait accompagner, dans une

mission de dévouement pour un frère, et de zèle

pour la cause qu’elle avait embrassée.

— Je vous ai fait attendre, M. de St. Luc, dit la

jeune femme, en prenant la main qu’il lui offrait

pour l’aider à monter dans la voiture.

— C’est que, voyez-vous, je mets encore plus d’empressement à accomplir le moindre de vos devoirs, que vous n’en mettez vous-même à servir la cause pour laquelle vous vous dévouez.

— Jusqu’ici je ne puis me plaindre ; mais ce zèle

n’est pas encore bien vieux, pensez-vous qu’il pourrait supporter une bien longue épreuve ?

— Toute ma vie…

— Ah ! Ah ! je vous arrête ; c’est trop long, dit-elle, en riant, je pourrais, si je voulais, vous rappeler certaines choses qui ont à peine quinze jours d’existence, mais qui déjà Sont sorties de votre mémoire.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai reçu une lettre d’une certaine petite cousine, qui s’appelle Hermine.

— Est-ce que je la connais ? Est-elle de Québec ?

— Je ne dis pas… Mais ne parlons pas de cela pour

le présent ; ne m’interrogez pas, je ne pourrais pas vous répondre. En ce moment, les instants sont

si précieux, qu’il faut que vous me pardonniez si je vous prie de me conduire rapidement. La vie de

mon frère est en danger. Nous avons beaucoup de

chemin à faire.

— Où faut-il aller ?

— Rue de la Montagne ; je vais vous enseigner

la route.

Le temps était clair, les étoiles brillaient au firmament, l’air était très-vif et très-piquant.

St. Luc suivit la rue McGili jusqu’à la rue Craig,

tourna à gauche par le faubourg St. Antoine et fut

bientôt arrivé à la rue de la Montagne.

Henriette entra dans une maison basse en bois, de

pauvre apparence, qui se trouvait à quelques arpents du faubourg St. Antoine, à droite. Elles y resta quelques minutes seulement.

— Excusez-moi, M. de St. Luc, lui dit-elle, quand

elle sortit, de vous avoir fait attendre. Il faut que j’aille de suite à la Côte des Neiges ; je crains de vous importuner.

— M’importuner ! mais vous ne voulez donc pas

croire que mon plus grand bonheur est d’ètre avec

vous, près de vous ; de vous parler, de vous servir…

— Eh bien ! l’interrompit-elle, suivons tout droit,

c’est sur la montagne. La côte est raide et longue,

votre cheval peut-il aller vite ?

— Je crois qu’il peut garder le même train toute

la route, sans fléchir. Vous ne craignez pas d’aller vite ?

— Oh ! non ; pourvu que nous arrivions à temps.

Rendus à la Côte des Neiges, Henriette pria St. Luc

de mettre son cheval à un trot modéré, parqu’elle

ne connaissait pas la maison où devait se trouver la personne qu’elle cherchait, et à laquelle elle devait remettre une note qu’on venait de lui donner. Elle examinait chaque maison, et n’en voyait aucune qui répondit à la description qu’on lui avait faite. Ils traversèrent tout le village, revinrent au pas, et rien n’indiquait la maison qu’elle cherchait. Elle ne savait que faire, elle n’osait entrer dans aucune des maisons de l’endroit, crainte de commettre une

erreur dangereuse. Le temps pressait ; elle craignait pour son frère qui, d’un instant à l’autre, pouvait être découvert et pris. Et, cependant, il fallait qù’elle remit cette note et en rapportât une réponse. Comme elle désespérait presque de trouver ce qu’elle cherchait, elle vit un homme sortir d’une maison un peu en dehors du chemin, qui faisait claquer un fouet. Il portait un capot d’étoffe grise et une tuque sur la tête. Quand il vit que la voiture s’arrêtait, il s’en

approcha en sifflant « À la claire fontaine. »

— M. de St. Luc, lui dit-elle, tout bas, demandez-lui donc, s’il n’y a pas, ici, un mai quelque part ?

— Y en avait un devant c’te maison, hier, répondit

l’habitant, mais l’vent la j’tté à terre la nuit passée.

— N’est-ce pas ici qu’il y a du bon foin à vendre,

lui demanda Henriette, prenant la parole.

— Oui, madame ; c’est moué qu’en vend ; vous faut

y du trèfe ou du mil ; ou bain du mil et du trèfe

mélés ?

— Combien vendez-vous votre mil et trèfle mêlés ?

— Huit piasses l’cent ; mais pour vous je le laisserais pour sept et demie et trois sols.

— Mieux que c’la ; sept et six sols.

St. Luc fut d’abord surpris d’entendre Henriette

s’informer s’il y avait du foin à vendre ; mais il comprit bien vite que c’était un moyen de se reconnaître. En effet Henriette dit à cet homme :

— Vous êtes Mr. Barsalou ?

— Ne prononcez pas mon nom aussi haut ; oui,

c’est moi ; répondit-il, en parlant correctement. En voyant votre voiture repasser au pas, j’ai cru que vous pouviez être la personne que le docteur devait m’envoyer ce soir. Vous dovoz avoir quelque chose

à me donner ?

— Oui, voici une note ; je vais attendre la réponse.

— La réponse est bien courte, dit Barsalou, en revenant de la maison, où il avait été lire la note que lui envoyait le Dr. Chénier : dites-lui « que tout est prêt et que les hommes sont arrivés ce soir. » Je l’attendrai ici cette nuit ; dites-lui que le mai est tombé, afin qu’il ne se trompe pas de maison.

— C’est bien ; je vais le lui dire. Retournons maintenant, M. de St. Luc ; vous touchez à la fin de votre temps d’épreuves.

— je voudrais qu’il durât longtemps, répondit St.

Luc en reprenant, au grand trot de son cheval, le

chemin de la ville. Où vais-je vous mener ?

— À la même maison, dans la rue de la Montagne. Je n’y serai qu’un instant, de là, vous me conduirez

dans le faubourg Québec, chez un nommé Vadeboncœur ; il doit me tenir prêt un cheval, tout attelé,

pour mon frère et son compagnon, qui doivent sortir

de la ville cette nuit et gagner la campagne.

— Il leur faudra un bon cheval, car ils pourront

être reconnus et poursuivis ; avez-vous remarqué

comme nous avons été examinés en passant à la

barrière ?

— Je le sais ; et malheureusement il ne peut me

louer son meilleur cheval, pareoqu’il boite ; il dit néanmoins, que celui qu’il va me procurer est assez bon.

— Toutes vos mesures sont-elles bien prises ?

— Depuis huit jours, je n’ai cessé de marcher pour

lui ; la nuit comme le jour, il m’a fallu aller prendre des renseignements, veiller continuellement à ce que l’on ne découvrit pas le lieu de sa retraite. — J’ai réussi jusqu’à ce jour ; tout était presque prêt pour sa fuite, il ne manquait qu’une chose que je devais leur procurer, pour qu’ils partissent demain dans la nuit. Mais leur retraite est découverte, il faut qu’ils partent cette nuit, ce soir, aussitôt que possible ; ils devraient même être partis déjà. Ils peuvent être surpris à tout moment.

— Ils sont armés ?

— Oui ; mais je crains que l’on y aille en force.

Oh ! mon Dieu ! Si j’arrivais trop tard. Si Vadeboncœur n’avait pas son cheval prêt !

— Voici la maison, je crois, dit St. Luc, en arrêtant son cheval à l’endroit où Henriette était descendue, dans la rue de la Montagne. Ne soyez pas longtemps ; j’espère que tout ira bien.

Henriette ne fit qu’entrer et sortir, ayant dit au

Docteur Chénier « que tout était prêt et d’attendre

son frère. »

— Nous n’irons pas chez M. Vadéboncœur, reprit

St. Luc, quand elle fut remontée en voiture. Nous

allons continuer tout droit voir votre frère.

— Mais ils attendent une voiture ?

— Je vous offre la mienne ; ce cheval vaut mieux

qu’aucun de ceux qu’ils pourraient se procurer. Vous seriez trop inquiète, si vous appreniez qu’ils sont poursuivis et qu’ils n’ont pas un bon cheval. Avec celui-ci, je vous réponds qu’on ne les rejoindra pas, s’ils savent le mener. — Ils me le renverront quand ils pourront ; qu’ils le gardent tant qu’ils en auront besoin.

— Si le cheval en meurt ?

— Il sera mort, et je n’en serai guère plus pauvre.

Je vous aurai été agréable peut-être, continua-t-il, en la regardant tendrement, et cherchant dans ses yeux à interroger sa pensée.

Elle baissa la tête. Des larmes coulèrent ; larmes

de reconnaissance et de bonheur.

— Vous pleurez Henriette ?

Elle s’essuya rapidement les yeux, puis relevant

la tête.

— Vous voyez, dit-elle, je ne pleure plus ; c’est la femme qui était faible ; la sœur doit être forte, encore pour ce soir. Je ne sais comment vous remercier, je vous devrai trop.

— Trop ! Ah ! un mot de votre bouche me paierait

au centuple. Laissez-moi vous aimer. Dites, Henriette, me le permettez-vous ?

— Mais, Monsieur, vous ne me connaissez pas. Vous

ne savez pas si je suis libre ou non.

— Ah ! vous n’êtes pas mariée. Votre mari ne vous

laisserait pas vous exposer ainsi, seule, la nui», sans protecteur. Non, vous n’avez pas d’époux.

— S’il avait été forcé de se sauver, pour éviter la

prison ?

— Vous êtes cruelle, Henriette ; vous ne croyez

donc pas à mon amour ?

— Ne parlons pas de cela maintenant ; demain, dit-elle d’une voix basse.

— Mais où vous verrai-je demain ? dites-moi au

moins votre nom.

— Pas ce soir. Excusez-moi ; vous voyez dans quel

état de trouble je suis ; je vous en prie, permettez que je n’aie d’autre pensée maintenant que celle de sauver mon frère.

Tous les deux gardèrent le silence jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la rue St. Maurice, en face de la porte du clos de bois.

— Je vais aller les prévenir, dit Henriette, en sautant à terre ; attendez un instant.

Bientôt elle revint, accompagnée d’un seul homme.

— Mon frère est parti, dit-elle, en saisissant St. Luc ; il est allé trouver celui qui l’attend.

— Quelle imprudence !

— Oh oui ! mais c’est fait ; il n’y a plus qu’à nous séparer maintenant. Je vais monter en voiture pour accompagner monsieur et lui montrer la maison,

qu’il ne connaît pas.

L’inconnu monta en voiture, prit place à côté d’Henriette, et rabattant les collets de son capot, il tendit la main à St. Luc qui était débarqué :

— Me reconnaissez-vous ? dit-il.

— Vous êtes le Docteur G… !

— Oui. Je n’oublierai jamais ce que vous avez

fait pour nous. Adieu.

— À demain, dit Henriette, en présentant à St. Luc

sa main dégantée.

St. Luc la porta avec respect à ses lèvres. Quand ils furent partis, St. Luc les regarda jusqu’à

ce qu’ils fussent rendus au détour de la rue ; puis il retourna pensif et désappointé de n’avoir pu voir le frère d’Henriette. Il avait eu l’espoir qu’il connaîtrait ainsi celle qui se cachait de lui, et pour laquelle il éprouvait un véritable sentiment d’amour, aussi vif qu’il avait été soudain. Cependant il ne devait pas désespérer de la connaître ; ne lui avait-elle pas dit : « à demain. »

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CHAPITRE XLVI. TRIBULATION DE M. ÉDOUARD.

Revenons au volontaire qui s’était rendu, à l’heure

indiquée, au logis de M. Édouard. Il trouva la clef

sur la porte et entra. Après une demi-heure d’attente, il crut qu’il n’avait rien de mieux à faire que de préparer le bol de punch. Il prit de l’eau chaude, du sucre, un citron qu’il coupa par tranches, puis y mêla une copieuse proportion d’eau-de-vie. Il mêla le tout avec une grande cuillère et en prit un verre. Il prit ensuite une pipe qu’il emplit de tabac et bourra. De temps en temps il regardait à sa montre, haussait les épaules, prenait un petit coup, se rasseyant sur le

sofa et tirait d’énormes bouffées.

Neuf heures étaient sonnées depuis longtemps, et

M. Édouard ne rentrait pas. Le volontaire était inquiet, il s’impatientait de ce retard. — « Que diable fait donc M. Édouard qu’il n’arrive pas ? » se disait-il. — « Je vais l’attendre encore un quart-d’heure ; s’il n’est pas rentré, je pars et vais avertir la police. » Et il prit encore un petit coup.

Dix heures sonnèrent au cadran du Séminaire de

St. Sulpice. — « Dix heures ! dit-il, je pars ; » et le brave volontaire se servit de nouveau un grand verre du délicieux punch.

Il avait la tête lourde et le pas chancelant quand

il descendit l’escalier. Comme son idée fixe était de gagner la récompense, et de prendre ceux pour lesquels elle était offerte, il se rendit à la station de la police, où il découvrit à celui qui commandait la

station ce qu’il savait de l’endroit où étaient cachés les deux chefs patriotes. Douze hommes de police accompagnèrent le volontaire qui les conduisit au clos de bois de la rue St. Maurice. En passant dans la rue Notre-Dame devant le domicile de son compère, M. Édouard, il crut devoir monter pour voir s’il y était, et aussi, un petit peu, pour rendre une nouvelle et dernière visite au bol de punch.

Pendant que ce renfort de la police accompagne le

volontaire, que deux d’entre eux sont obligés de supporter, en lui prenant chacun un bras, nous irons voir ce que M. Édouard, qui se trouve maintenant seul, faisait sous sa tonne.

Il avait l’oreille fine et avait entendu ce que la

jeune femme avait dit, quand elle était venue prévenir l’ami de son frère, qu’il y avait une voiture de prête pour leur fuite. Il n’avait pas non plus perdu son temps ; à force de tirer, il avait réussi à desserrer le nœud de sa cravate qui lui attachait les mains derrière le dos. Aussitôt qu’il se sentit les mains libres, il essaya, tout doucement, de remuer la tonne ; mais elle était solidement fixée. Comme il était dangereux de faire du bruit, il resta tranquille, espérant que quelques circonstances heureuses le favoriseraient,

ou bien que les deux chefs s’endormiraient.

Quand il eut entendu partir le chef patriote avec

la jeune femme, il commença alors à travailler tout de bon à se libérer, mais la barre de bois, qui retenait la tonne, était trop fermement assujettie, pour qu’il pût réussir à la remuer.

L’un des engagés du major Daubreville qui, à cette heure, était venu, une lanterne à la main, faire la

visite de la brasserie, entendant du bruit à l’étage supérieur, monta et écouta. Bientôt il reconnut que le bruit venait du grenier ; mais comme il n’avait pas la clef pour en ouvrir la porte, il descendit chercher un paquet de vieilles clefs rouillées qui se trouvait dans un coffre où l’on mettait les ferrailles inutiles. Il se trouva qu’une des clefs ouvrait la porte, et il entra dans le grenier. Monsieur Édouard voyant, par la coude de la tonne, une lumière, se mit à crier :

— Je suis prisonnier sous la grosse tonne ! De

grâce, délivrez-moi.

L’engagé qui, sans doute, avait peur des revenants,

entendant un son caverneux que les cavités de la

tonne, dans laquelle M. Édouard était enfermé, rendaient encore plus effrayant, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et battit, en reculant, une retraite précipitée ; puis, fermant à double tour la porte du grenier, il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier, et courut raconter à la famille ce qu’il venait d’entendre. Les fils du Major, deux gaillards qui n’avaient pas peur des revenants, entendant l’histoire que venait de raconter leur engagé, prirent chacun une canne et allèrent à la brasserie. De la maison à la brasserie il n’y avait que la cour à traverser.

L’engagé, forcé de les accompagner avec la

lanterne, suivait bien à contre cœur.

— Donne-moi la lanterne, poltron, lui dit l’aîné des Daubreville, et prends un seau d’eau, que tu vas monter avec toi. Nous allons voir ai ce farceur qui prétend jouer des tours de revenants n’aura pas besoin d’un peu d’eau et de savon.

En ouvrant la porte du grenier, ils entendirent la

même voix caverneuse qui s’accompagnait, cette fois, de coups donnés avec la jointure des mains dans l’intérieur de la tonne afin d’attirer l’attention des visiteurs.

La sonorité de la tonne rendait effectivement les

sons très effrayants dans la nuit et dans ce lieu où personne n’avait l’habitude d’entrer.

— Qui diable ce peut-il être ? dit l’un des Daubreville.

— Je suis pris, je suis pris ! criait M. Édouard en

frappant toujours sur la tonne.

— Il est derrière ce tas de barils, dit le second des Daubreville.

Après avoir regardé derrière le tas de barils et de

boites, qui étaient dans un coin du grenier d’où partait la voix, qui, à leurs oreilles, paraissait être rendue sépulcrale dans le dessein de les effrayer, ils arrivèrent à la tonne.

— Il est dessous, dit celui qui portait la lanterne

qu’il donna à l’engagé prenant en échange le seau

d’eau ; renverse la tonne.

Au moment où M. Édouard sortait, la tête la première, il lui jeta son seau d’eau. Celui-ci s’affaissa en poussant un hurlement effroyable et en demandant grâce.

— Oui ; attends un peu dit Daubreville ; puis le saisissant par le collet il le tira de dessous la tonne et commença à lui administrer une rude volée de coups de canne. Ah ! tu as voulu faire le revenant ! tu n’y reviendras plus, hein !

— Je vous en prie, criait le malheureux, ne me

massacrez pas ; je ne faisais pas le revenant.

L’engagé qui, en voyant que le revenant n’était

qu’un homme dont la triste et piteuse mine, au lieu

de l’émouvoir, lui inspirait une colère d’autant plus grande qu’il en avait eu plus peur, courut emplir le seau qu’il versa de nouveau sur la tête de M. Édouard en accompagnant cette action de coups de pieds sur les jambes et ailleurs. Le malheureux demandait toujours grâce.

— Qu’est-ce que tu faisais donc-là ?

— J’étais pris ; je voulais prendre les patriotes et ils m’ont pris.

— Quels patriotes ?

— D… et G… et C… qui étaient cachés dans ce grenier.

— Où sont-ils ?

— Partis !

— Par où ?

— Par cette porte-là, en bas de l’escalier.

— Eh bien ! sauves-toi par la même porte, et cours

après eux.

Ils le poussèrent rudement au bas du petit escalier, et l’un d’eux descendit refermer la porte au verrou ; puis tous les trois s’en retournèrent à la maison.

Ce pauvre M. Edouard n’était pas encore à bout

de ses tribulations.

Au moment où il était mis à la porte, les gens de

police arrivèrent à la partie du clos de bois, d’où l’on pouvait apercevoir le tas de tonne qui cachait la porte par où sortait M. Édouard.

— En voilà un, dit tout bas un des hommes de police à celui qui était près de lui, faisant, en même

temps, signe aux autres de se tenir sur leur garde.

— Attendons-le, ici, derrière cette pile de planches ; si nous nous montrons il se sauvera, et donnera l’alarme aux autres. Il faudra le bâillonner, pour qu’il ne crie pas.

— Chut ! le voici ; écoutez, il parle à quelqu’un.*

M. Édouard ne parlait à personne, mais il jurait à

voix basse que les Daubreville le lui paieraient.

Les os lui faisaient mal, il marchait comme s’il eut été sur des charbons, ne s’attendant certainement pas à tomber entre les mains des hommes de police qui le saisirent, le bâillonnèrent, et lui jetèrent pardessus la tête les basques de sa redingote, qu’ils lui attachèrent ensuite autour du col, au risque de l’étouffer.

Deux hommes de police le prirent par le bras, chacun d’un côté et le conduisirent à la station,

au milieu des huées d’une foule, devenant de plus

en plus considérable à mesure qu’il approchait de la station. Le bruit s’était répandu qu’un des chefs rebelles était pris ; et malgré les efforts des quatre hommes de police qui cherchaient à le protéger, plusieurs lui donnaient des coups dans les côtes avec le bout de leurs cannes.

Enfin il arriva à la Station où il espérait être mis en liberté, aussitôt qu’il serait reconnu ; mais malheureusement pour lui, que le volontaire, son ami, qui ne l’avait pas reconnu lors de son arrestation, pour la bonne raison qu’aussitôt arrivé au clos de bois il s’était confortablement assis dans la neige, le dos accoté à une pile de planches, où il s’était endormi, n’était pas là pour l’identifier. Le chef de la station n’était pas là, non plus ; et ceux qui s’y trouvaient

n’osaient prendre sur eux de le relâcher, quoiqu’ils s’aperçussent bien qu’il ne devait pas être un de ces chefs formidables, pour l’arrestation desquelsvle gouvernement avait offert une récompense.

— Vous ne pouvez pas me garder, disait-il, je ne

suis pas un rebelle, je suis M. Édouard. C’est une

trompe, une affreuse trompe !

— Quel est votre nom ? lui demanda celui qui

commandait à la station en l’absence du sergent de

police.

— Je vous le répète encore une fois, monsieur

Edouard.

— Quel est votre profession ?

— Je vis de mes rentes.

— Marchand ? où demeurez-vous ?

— Pas marchand ; rentier. Je demeure rue Notre-Dame.

— Numéro.

— Il n’y a pas de Numéro à la maison.

— Mais, monsieur, que fesiez-vous donc pour que l’on vous ait pris ainsi ?

— Je vous le répète, c’est une trompe, une affreuse trompe.

— Où vous êtes-vous ainsi tout mouillé et tout barbouillé ?

— Ce sont ces gredins de Daubreville, qui m’ont

mis dans cet état ! C’est assez pour me faire attraper un rhume à en crever. Ah ! les gredins, ils me le paieront. Ce n’est pas tout, ils m’ont roué de coups, ils m’ont meurtri, ils m’ont déchiré mes habits. Ah ! les gredins ; je le répète, ils me le paieront !

— Prenez patience, mon ami, nous avons envoyé

chercher le sergent de police, il ne tardera pas à

arriver et l’on vous relâchera.

— Relâchez-moi de suite, vous voyez bien que je

suis tout trempé, et que je vais attraper un rhume

affreux si je ne change pas de vêtements.

— Impossible. Attendez quelques instants.

Le pauvre M. Édouard, malgré toutes ses protestations et sollicitations, fut obligé de rester à la station de police plus de trois quarts d’heure.. Enfin l’arrivée du sergent de police, qui le connaissait, vint mettre fin à son emprisonnement.

— Je suis fâché, M. Édouard, lui dit-il, que vous

ayiez été l’objet d’une grande méprise.

— Une grande méprise, oh ! oui, et une grosse !

Votre police, monsieur, est bien brutale et bien bête ; c’est tout ce que je puis en dire ; et ce n’est pas trop.

M. Édouard, en sortant de la station, prit une voiture et se fit conduire à son logis où, en arrivant il ne fut pas peu surpris de voir une chandelle allumée sur la table et le volontaire, son ami, étendu sur le soda et ronflant comme un bienheureux.

— Tiens, se dit M. Édouard, il ne manquait plus

que ça ; par exemple ! comment diable se trouve-t-il ici ? je croyais que c’était lui qui avait averti la police !

M. Édouard secoua le volontaire, pour le réveiller.

Après quelque temps d’efforts inutiles, il se décida à se coucher, ne voyant rien de mieux à faire dans les circonstances.

Il ferma sa porte à clef ; mit deux gros morceaux

de bois dans le poêle et se déshabilla. Il eut de la difficulté à ôter son habit, les reins lui faisaient mal ; il portait aux bras et aux épaules les marques des coups de canne qu’il avait reçus. Il se frotta, se brossa et se prépara un généreux punch à l’eau de

vie, qu’il plaça sur une petite table qui était près de son lit, afin de le prendre au dernier moment quand il serait couché.

Avant d’éteindre la chandelle, il essaya encore de

réveiller le volontaire, mais avec aussi peu de succès que la première fois. Il se mit donc au lit, avala son verre de punch et souffla sa chandelle.

Une heure à peine s’était écoulée depuis qu’il goûtait les douceurs de ce sommeil restaurateur, quand le volontaire se réveilla. D’abord il ne put exactement définir l’état où il se trouvait, ni reconnaître l’endroit où il était. Il vit bien ou plutôt il sentit, car l’appartement était plongé dans la plus profonde obscurité, qu’il était sur un sofa. Mais quel sofa ? il n’avait pas de sofa dans sa chambre ! Il n’était donc pas chez lui : où pouvait-il être ? Ceci l’intriguait fort. Il se leva et fit un pas à tâtons, les bras étendus ; mais comme ses mains étaient plus élevées que la table, elles ne purent la lui faire reconnaître

assez à temps pour l’empêcher de la culbuter avec le bol, la carafe, la bouteille et les verres qui se trouvaient dessus.

M. Édouard, réveillé en sursaut, crût que c’était

un voleur ; il avait oublié le volontaire. Comme il

n’avait pas d’armes près de lui, et qu’il pouvait bien être exposé à être assassiné, s’il restait dans son lit, il se glissa tout doucement et alla se mettre, droit et immobile, dans un angle du mur, près de la fenêtre dont les volets étaient fermés.

Le volontaire, paralysé par le vacarme qu’il avait

fait, demeurait immobile, cherchant à se reconnaître et n’osant faire un pas. M. Édouard, de son côté, n’osait pas remuer, retenant son haleine, écoutant de toutes ses oreilles, maudissant l’obscurité qui l’empêchait de voir et le froid qui commençait à le gagner.

Le volontaire fut le premier à faire un pas, puis il se baissa ; tâta avec ses mains et trouva une chandelle. Il prit une allumette dans une petite boîte de cuivre, qu’il portait dans sa poche, et alluma la chandelle.

M. Édouard, qui n’était pas absolument peureux,

s’élança sur le volontaire, qu’il saisit au collet, et se mit à crier : au voleur !

Le volontaire à demi dégrisé, reconnut, à cette

exclamation, M. Edouard, que la lumière, maintenant

suffisante, lui montra au milieu des débris de

bouteilles et de verres cassés. Il ne put s’empêcher de jeter un éclat de rire en même temps qu’il lui disait :

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? M. Édouard.

M. Édouard reconnut le volontaire ; il était irascible et eut bien voulu se venger un peu ; mais il sentait que sa conduite n’avait pas été loyale envers lui ; il eut honte et ne dit mot.

— Parlez donc ; c’est moi ; vous êtes-vous fait mal ?

— Je me suis blessé sur cette carafe, vous m’avez

fait une diable de peur ; pourquoi n’avez-vous donc

pas parlé ?

— Parlé ? mais je ne savais plus où j’étais. Je

m’étais jeté sur ce sofa où je me suis endormi en

vous attendant. Par où êtes-vous donc entré que je

ne vous ai pas entendu ? y a t-il longtemps que vous étiez couché ?

— Mais, par la porte, pardiê ! en voilà une question ! Et comme vous dormiez comme une bûche, je me suis couché.

— Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Moi, je me recouche ; et vous, vous ferez bien

d’aller chez vous en faire autant.

Quand le volontaire fut parti, M. Édouard ferma

la porte à double tour, et se remit au lit avec un frisson qui menaçait de couronner, par une grave indisposition, toutes ses mésaventures de la soirée. Il avait néanmoins une petite consolation, c’est que le volontaire ne savait rien de sa fourberie.

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CHAPITRE XLVII. SUR LA MONTAGNE.

En quittant St. Luc, le Dr. G…, guidé par la

jeune femme, se rendit à l’endroit où il devait rencontrer son compagnon ainsi que le Dr. Chénier.

Après s’être assuré qu’ils étaient dans la maison, il entra, laissant Henriette dans la voiture pour avoir soin du cheval.

Au bout d’une dizaine de minutes, ils sortirent

tous les trois et montèrent en voiture, dans laquelle ils s’arrangèrent, de manière à ce que deux qui s’assirent dans le fonds ne pouvaient être vus, en se couvrant par-dessus la tête, ce qui toutefois n’était pas nécessaire tant qu’ils ne rencontreraient personne.

La lune, qui était dans son dernier quartier, n’était pas encore levée, et, malgré que le temps fut très clair, on ne pouvait guère les distinguer qu’en approchant assez près du sleigh.

Il avait d’abord, été question de renvoyer mener

Henriette chez elle ; mais comme il pouvait se faire qu’il leur fallut sortir de voiture et prendre le bois pour passer la garde qui était au haut de la côte, un peu au-delà du mur de la ferme des prêtres, il fut résolu que dans ce cas Henriette conduirait seule la voiture jusqu’à la Côte des Neiges, à l’endroit où elle avait rencontré celui qui avait répondu au nom de

Barsalou.

Ce parti avait été le plus prudent, car, à peine arrivés au milieu de la montée, ils entendirent parler à la barrière. Ils sortirent de voiture, prirent le bois, à la droite du chemin, et arrivèrent, sans avoir été découverts, peu de temps après Henriette, à la maison où les attendait Barsalou.

— Maintenant, ma chère Henriette, lui dit son frère en l’embrassant, je n’ai plus besoin de toi ; je

vais te faire reconduire. Ne sois plus inquiète, nous sommes sauvés. Adieu, ma bonne sœur, adieu !

— Nous vous remercions de tout notre cœur, lui

dirent les docteurs Chénier et G en lui serrant

affectueusement la main, au moment où l’un des

garçons de la maison montait à côté d’elle, dans la

voiture, pour la reconduire.

— Peut-on entrer sans crainte, Joe, dit Chénier à l’homme qui avait répondu au nom de Barsalou.

— Oui, docteur.

— Et si la garde venait ?

— Il n’y a aucun danger ; d’abord, Paul veille auprès de la barrière, et nous avertira ; ensuite nous avons ici dix hommes et la garde n’est composée que de douze. Nous pouvons leur tenir tête, jusqu’à ce

que nous ayons du renfort, s’il était nécessaire.

— C’est bon, entrons, car il fait froid ici, et je veux voir les hommes.

La maison, comme nous le savons, était un peu en

dehors du chemin au fond d’une cour. D’un côté de

la cour, il y avait une longue remise et, au bout

une écurie. Dans la cour on voyait quatre voyages

de foin, et dix traînes chargées de bois de chauffage ; les chevaux étaient à l’écurie. La maison était basse, assez grande, et bâtie en pièces équarries, le tout blanchi à la chaux. On entrait dans une salle, au milieu de laquelle se trouvait un grand poêle double en fonte. Auprès du poêle, deux hommes, en capots d’étoile du pays, fumaient leurs pipes ; six à sept autres dormaient sur des robes de buffle. La salle n’était éclairée que par la lueur de la petite porte du poêle, dans lequel un bon feu était constamment entretenu par de gros quartiers d’érable, qu’y fourrait de temps en temps l’un des deux fumeurs.

Le docteur Chéuier et ses compagnons s’assirent

derrière le poêle de manière à se trouver placés dans l’obscurité, d’où ils pouvaient voir ceux qui se trouvaient devant la porte du poêle ou entreraient dans la maison, sans être vus. Ils restèrent quelques instants jusqu’à ce que leurs yeux fussent accoutumés à l’obscurité et sans rien dire, examinant ceux qui se trouvaient dans la salle, c’est-à-dire les deux fumeurs et ceux qui étaient étendus, tout habillés, sur des robes de buffles.

Après s’être convaincus que tout était bien, et

qu’il n’y avait pas de personnes indiscrètes dans la salle, le docteur Chénier se tourna vers Barsalou et lui dit :

— Sais-tu où est Major ?

— Oui ; il est à l’auberge chez MacDonald, à St.

Laurent.

— Combien d’hommes avec lui ?

— Dix. Quatre mènent des voyages de foin, et six

des voyages de bois de corde.

— Tu en as dix ici ?

— Oui ; ces deux ci, sept qui dorment, et Paul qui

est allé surveiller la garde à la barrière.

— Avec nous trois ça fait vingt-cinq ; est-ce tout ?

— Non, Luc M… est à la cabane à sucre, sur la

montagne, avec dix autres.

— Sais-tu où est la cabane à sucre ?

— Oui, j’en revenais quand vous êtes arrivés.

— C’est bon, tu nous conduiras. La cabane est-elle

éloignée du chemin derrière la montagne ?

— Cinq à six arpents dans le bois.

— Avez-vous des armes pour tous les hommes ? Nous aurons besoin de nous en servir, je crains. Nous ne serons que trente six hommes contre, au moins, quatre ving-huit ou dix.

— Malheureusement, nous n’avons pu nous procurer

que douze bons pistolets, cinq fusils à deux coups

chaque, et des fourches de fer pour le reste des

hommes. Nous avons bien encore quelques autres

pistolets, mais ils sont trop rouillés.

— C’est égal ; ils serviront.

En ce moment, ils entendirent, en arrière de la

maison, le glapissement d’un renard.

— Écoutez, dit Barsalou ; c’est Paul qui nous

donne un signal.

Le glapissement fut répété par deux fois, sans

paraître s’approcher davantage.

— C’est votre voiture qui revient, mais il y a deux

personnes dans la voiture, voilà ce qu’il dit. Attendez, je vais sortir, reprit Barsalou, et voir ce que c’est. En attendant vous feriez mieux de passer tous les trois dans l’autre chambre.

Comme Barsalou sortait, la voiture arrivait dans

la cour et un des volontaires qui étaient de garde à la barrière, en descendit et se dirigea droit à la maison, tandis que le jeune homme dit à l’oreille de Barsalou qui jetait une couverte sur le dos du cheval : « Il se doute de quelque chose et veut voir le maître de ce cheval. »

— Que lui as-tu dit ?

— Que je ne le connaissais pas.

— C’est bon ; vas mettre le ch’eval à l’écurie, frottes-le bien, donne-lui du foin, mais aie soin de ne pas le faire boire ; il a chaud.

— Ne craignez pas ; ça c’est la fière bête ! M. Joe.

— Dépêches-toi ; tu rentreras les robes, par la porte de derrière, et tu les mettras dans la chambre du fond.

En disant ces mots, il court à la maison, où il

entre presqu’en même temps que le volontaire qu’il

reconnaît à sa voix pour être un des commis marchands de la rivière du Chesne.

— Il fait bien noir ici, dit le volontaire, en s’approchant du poêle et jetant un coup d’œil méfiant dans la salle dont il cherchait à pénétrer l’obscurité.

— Vous êtes, M. P…, je crois ? lui dit Barsalou.

— Oui, et vous ?

— On m’appelle Joe !

— Joe qui ?

— Joe Ladéroute.

— Connais pas ; demeurez-vous ici ?

— Non, je suis de la rivière du Chesne ; je vais

vendre du foin à Montréal.

— Savez-vous à qui appartient ce cheval qui vient

d’arriver ?

— Oui, c’est à M. Dumont qui est à Montréal et qui

m’a prié de le ramener demain à la rivière du

Chesne.

— À M. Dumont ?

— Oui.

— Mais, ce n’était pas M. Dumont qui était dans la

voiture ! quelle était cette dame ?

— C’était pourtant bien lui, continua Barsalou avec

aplomb ; la dame je ne la connais pas.

— C’est curieux que je ne l’aie pas reconnue !

Etes-vous bien certain ?

— Sans doute, puisqu’il m’a parlé, et m’a demandé

si je ramènerais son cheval, qu’il vient de me renvoyer. Mais dites-moi donc, d’où venez-vous, vous ? je croyais que vous demeuriez à la rivière du Chesne.

— Je demeure à Montréal maintenant, et suis engagé dans les volontaires. Mais dites-moi à votre tour, on dit qu’il y a du soulèvement à la rivière du

Chesne et au grand Brûlé ?

— On l’a dit, mais je crois que c’est fini.

— Vous croyez ? mais on dit que le Dr. Chénier est

à la tête d’un certain nombre de rebelles, et qu’ils ont formé un camp à la rivière du Chesne ?

— On avait parlé d’un camp, mais il n’y a personne

dedans, du moins je n’en ai pas vu ; quant au Dr. Chénier, j’ai entendu dire qu’il était malade au lit.

— Malade au lit ! mais il a été vu à Montréal il y

cinq à six jours.

— Ça se peut, je vous dis ce que j’ai entendu dire,

voila tout.

— Vous êtes bien sûr que ce cheval est à M. Dumont ?

— Comme je suis sûr que vous êtes là ; est-ce que

vous voudriez l’acheter ? je crois qu’il le vendrait. Vous n’auriez qu’à vous en informer demain, vous trouverez M. Dumont, soit à l’hôtel Rasco, soit chez Séraphino, en face du marché neuf ; comme je ne retournerai qu’après avoir vendu mon foin, vous pourrez me le laisser savoir, demain en passant.

Le ton d’assurance avec lequel il parlait parut convaincre M. P… que cet homme disait la vérité ; aussi ne crut-il pas nécessaire de pousser plus loin ses recherches, et retourna au corps de garde ; après avoir demandé tout bas : Mais quels sont ces hommes qui dorment sur les robes de buffles !

— Ce sont des hommes qui vont vendre du bois à

la ville ; je ne les connais pas, avait répondu Barsalou sur le même ton, comme s’il eut craint de les réveiller.

Après s’être bien assuré que M. P… avait repris la

route du corps de garde, il alla avertir le docteur

Chénier et ses compagnons.

— Nous ferons bien de partir de suite, dit Chénier ; la lune ne tardera pas à se lever, et quoiqu’elle ne donne pas une grande clarté, il ne serait pas prudent d’attendre plus longtemps.

— Je suis de votre opinion, répondit Barsalou ;

d’autant plus qu’il serait bon d’avoir une dernière

consultation avec Luc M… qui vous attend.

— Il faudrait aussi avoir Major.

— Il est à St. Laurent chez MacDonald ; il serait

dangereux d’y aller cette nuit, mais à la pointe du

jour je l’enverrai chercher s’il le faut absolument.

Pendant que le docteur Chénier et ses deux compagnons suivent Barsalou, qui les guide à travers la montagne, nous les précéderons de quelques instants pour voir ce qui se passe dans la cabane à sucre où ils devaient se rendre.

La montagne de Montréal subit à l’ouest, vers le

tiers de sa longueur, un affaissement au milieu duquel passe le chemin, qui conduit à la Côte-des-Neiges, et, plus loin, à la paroisse St. Laurent. De chaque côté de ce chemin, la montagne se relève en une pente douce d’un côté, mais abrupte et escarpée de l’autre. Sur le versant nord de la partie de la montagne qui domine la ville, une petite cabane, assez bien construite, servait dans le temps du sucre, à y faire bouillir le sirop que le propriétaire faisait couler des érables de la sucrerie. Dans une large cheminée, un grand chaudron était suspendu à une crémaillière. Une grande table faite de planches brutes, servait au besoin, de lit. Des petites branches de sapin, jetées sur la table, servaient de matelas. Un grand feu dans la cheminée illuminait vivement l’intérieur de la cabane, sans qu’on put s’en apercevoir du dehors, la porte et les contrevents étant fermés. Les hautes érables qui entouraient la maison cachaient également la fumée, qui s’échappait de la cheminée et se confondait avec les branches à cette

heure de la nuit.

Le froid s’étant un peu amolli, les arbres étaient

couverts de givre ; la neige criait sous les pieds. Une espèce de vapeur blanche s’élevait sur la plus haute partie de la montagne, en arrière de la cabane, et semblait la couronner comme d’un diadème ; c’était la vapeur d’une source voisine. Au sommet, il y avait une espèce de plateau d’une vingtaine de pas de long sur cinq à six de large. Un homme, que l’on prendrait pour un fantôme, se tient immobile sur cette plateforme, le dos appuyé à un arbre ; on dirait que cette vapeur l’enveloppe comme dans un linceul. De temps en temps, cependant, il s’avance au bord du plateau du côté du chemin de la Côte-des-Neiges ; il regarde et écoute ; puis, après en avoir fait autant du côté opposé de la montagne, il retourne à son arbre, où il s’appuie et reprend son immobilité.

De la position où il est, il aperçoit la ville et le corps-de-garde ; à sa droite la Côte-des-Neiges. En arrière il voit la cabane à sucre, qui parait à ses pieds ; un peu plus loin la route Ste. Catherine ; plus loin l’église St. Laureut ; plus loin encore le pont Lachapelle, qu’il ne peut distinguer, mais vers lequel, de temps en temps, il jette un coup d’œil, comme s’il s’attendait à y voir quelque chose.

En effet, au bout de quelques minutes, quelque

chose fixa son attention de son côté ; il croit voir un point lumineux, qui peu à peu s’agrandit, brilla d’un vif éclat, puis s’éteignit. Il fit entendre un sifflement aigu et prolongé. Puis un instant après il monta dans l’arbre sur lequel il était appuyé, attacha au faite un paquet d’écorces de cèdre et y mit le leu.

Le cèdre en s’allumant jeta une brillante flamme

pendant quelques instants ; puis tomba sur la neige

au pied de l’arbre, aussitôt que les liens qui l’attachaient furent brûlés.

L’homme descendit alors au pied de l’arbre. Il

écoute ; il vient d’entendre du bruit à côté de la

cabane à sucre. Il prend son fusil à deux coups,

qu’il avait appuyé sur le tronc de l’arbre, et en fait jouer le chien, pour voir si les capsules ne sont pas tombées. Sa main droite fouille dans son capot, pour voir si son couteau de chasse est dans sa gaîne. Puis, quand il s’est assuré que les capsules sont sur les cheminées de son fusil, que son couteau est dans sa gaine, il fait entendre, mais bas, mais faible, le glapissement d’un renard, comme s’il eut été éloigné et dans une autre direction.

Il écoute. Le bruit d’une perdrix qui s’envole

frappe son oreille, puis bientôt après il entend le

picotement d’un pique-bois sur un arbre. Ces bruits

semblent le satisfaire, car il rejette sur son épaule le fusil qu’il tenait prêt à faire feu, et attend.

Bientôt le bruit d’une branche cassée se fait entendre au pied de la plate-forme, et un homme

s’avance avec précaution, tenant son fusil élevé au-dessus de sa tête. Celui qui est sur la plate-forme en fait autant, puis le remet sur son épaule, et d’une voix sourde mais assez élevée pour être entendue ;

— Qui vient là ?

— Un voyageur, répond celui qui s’approchait et qui s’était arrêté.

— Avance, voyageur ; où vas-tu ?

— Je vais sur la montagne.

— Que faire ?

— Te remplacer ; c’est le chef qui m’envoie. Ton

quart est fini. Tu peux descendre, il t’attend ; il

vient d’arriver, il est à la cabane.

— Quelle sone ?

— Tu l’apprendras à la cabane ; et toi ?

— Je le dirai au chef ; tout va bien.

Un instant après, celui qui était descendu du sommet de la montagne arrivait à la cabane à sucre à la porte de laquelle se tenait un homme, en tuque

bleue de laine, qui lui fit signe d’approcher, et tous les deux entrèrent. Il salua le docteur Chénier, et apercevant deux étrangers, qu’il ne connaissait pas, il se passa le pouce de la main gauche sur les lèvres, signifiant qu’il n’osait pas parler devant ces personnes.

— Parle, lui dit Chénier ; ce sont des chefs du

Sud ; deux amis qui viennent nous aider. Quelle

sone ?

— S. o. n. e, répondit-il, en prononçant chaque

lettre séparément ; S pour le sud, O pour l’ouest, N pour le nord, E pour l’est ; c’est bien ! voici la sone : J’ai vu Barsalou qui venait à la cabane, parcequ’en sortant à la porte il a agité un tison ardent deux fois au-dessus de sa tête ; ce qui voulait dire qu’il était

accompagné de deux personnes. C’était probablement

ces deux chefs, continue-t-il, en leur faisant un

léger salut de la tête. Peu d’instants après, j’ai vu cinq volontaires, avec leurs mousquets, les baïonnettes au bout, quitter le corps de garde et se diriger vers la maison que venait de quitter Barsalou, où ils sont entrés. Je ne les en ai pas vus sortir. Voilà pour S, sud.

Barsalou et Chénier échangèrent un signe rapide.

— J’ai vu, continua-t-il, une lueur au pont Lachapelle ; cette lueur s’est agrandie, a brillé, s’est éteinte. C’est W. S… qui est arrivé avec son monde et s’est emparé du pont. De ce côté là tout est bien. Ils savent que nous avons connaissance de leur arrivée ; j’ai fait le signal. Voilà pour O, l’ouest.

— C’est bien, lui dit Chénier, continue.

— J’ai vu la ville enveloppée dans un manteau de

fumée blanche, qui plane au-dessus des maisons, et

la cache presqu’entièrement. J’ai entendu un bruit

sourd, comme les vagues du lac, qui montait jusqu’à

moi. Je n’ai pu distinguer ce que c’était, d’abord.

Peu à peu cette immense nuage blanc, qui surplombait la ville, s’est empourpré vers le sud, et j’ai cru entendre le tocsin. C’était une incendie. La ville brûle encore. Voilà pour E, l’est.

— Et au Nord ? demanda Chénier.

— Au nord je n’ai rien vu ; pas de Sone, du Nord, tout est tranquille de ce côté là.

— Tu as bien rempli ton quart, Maxime ; prends un

verre de whisky, tu dois avoir froid ; et couches-toi, tu dois être fatigué.

— Quel est ce mot là, Sone ? demanda le Dr. G

à Chénier.

— C’est un mot, que nous employons dans le Nord,

qui signifie nouvelle, mais que j’aime mieux ; parcequ’il est plus expressif dans sa prononciation et jusque dans son épellation.

— En effet, chaque lettre du mot désigne un des

points cardinaux.

— Ce n’est pas mal : et je vote pour que nous

l’adoptions.

— Mais, nous nous en servons depuis longtemps

dans le nord.

— Raison de plus, pour que nous nous en servions

aussi dans le sud.

— Laissons-là les mots, dit Luc M…, et parlons de

ce que nous allons faire. Voyons : W. S… est arrivé

au pont Lachapelle ; c’est bien. Si nous pouvons

une fois nous rendre jusque là avec les canons, ils

ne pourront plus nous les enlever. Mais nous ne les

avons pas encore. À quelle heure doivent-ils venir,

demain matin ?

— Entre sept et huit, répondit Chénier.

— En es-tu sûr ?

— Bien sûr !

— Combien y aura-t-il de cavaliers pour les accompagner ?

— Quatre seulement.

— Et de canons ?

— Onze canons ; onze caissons ; en tout vingt-deux

voitures : Quatre hommes par voitures, deux à

cheval, deux assis sur le siège. En tout, quatre-vingt-douze hommes ; mais il n’y a que les cavaliers qui aient leurs sabres, les autres ne sont point armés.

— Et nous, combien sommes-nous ?

— Quatorze ici, sans compter Barsalou ; dix avec

lui à la maison ; Major et dix autres à St. Laurent.

— Trente-six ; c’est assez, pourvu qu’il n’y ait pas plus de cavalerie. Maintenant, entendons-nous bien sur ce que l’on doit faire demain ; répète ton plan. Et toi, Barsalou, écoute bien afin que tu le répètes à Major demain matin.

— Voici, dit Chénier ; il faut que demain matin,

vers sept heures, Major et ses hommes amènent leurs charges de foin et de bois, et prennent le chemin

d’en bas pour se rendre par la route Ste. Catherine

au faubourg St. Laurent. Ils s’arrêteront à une quinzaine d’arpents d’ici. Si l’artillerie vient du côté du faubourg St. Laurent, ils la laisseront passer. Aussitôt qu’elle sera passée, ils verseront leurs voitures de foin et de bois, de manière à obstruer complètement le chemin, et accoureront avec leurs fourches.

Si, au contraire, l’artillerie vient par la Côtes-des-Neiges, ils verseront leurs voitures aussitôt qu’ils auront reçu le signal, et attaqueront les premières voitures de l’artillerie en même temps que nous. Voilà pour Major. Je lui ai déjà dit ; il faudra que tu le lui répètes demain matin.

— Toi, Barsalou, voici ce que tu as à faire ; tu te

tiendras prêt avec tes hommes et les voitures. Aussitôt que tu en auras le signal, tu prendras le même chemin qu’aura pris Major, mais tu t’arrêteras en face d’ici. Comme je suis à peu près certain que

l’artillerie viendra par la Côte-des-Neiges, tu la suivras de près aussitôt qu’elle sera passée, et tu t’arrêteras en bas d’ici. Quand tu nous verras engagés, accours avec tes hommes, dont tu laisseras deux avec les voyages de foin, pour qu’ils les mettent en travers du chemin, au cas où quelqu’un des canonniers nous échapperait avant que nous puissions arrêter les chevaux. Je recommande spécialement que l’on ne fasse aucun mal aux canonniers ; s’il faut tirer, que l’on tire sur les chevaux. Mais que ça ne soit qu’à la dernière extrémité ; car nous aurons besoin des chevaux. Comprends-tu ?

— Très bien.

— Ce n’est pas tout. Vous détèlerez vos chevaux ;

ils ont des traits, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et on les ajoutera, deux par deux, à chaque pièce de canon, afin que nous puissions gagner au galop le pont Lachapelle. Arrivés là, ils sont à nous ;

et qu’alors M. Colborne vienne les chercher, avec

ses volontaires !

En ce moment, l’homme qui était descendu de la

montagne et qui au lieu de se coucher s’était assis

au coin de la cheminée pour se réchauffer, saisit le bras du docteur Chénier et lui dit :

— Taisons-nous : j’entends un signal du dehors.

En un clin d’œil, ces hommes hardis et déterminés

eurent chacun un couteau de chasse à la main ; ils

sortirent sans bruit et passèrent derrière la cabane, tandis que celui qui venait de les prévenir fit quelques pas vers une talle de sapins. Il reconnut Paul, celui qui avait pris sa place de quart sur le sommet de la montagne ; il revenait sur ses pas baissé presque jusqu’à terre, et marchait rapidement.

— Qu’y a-t-il, Paul ? lui dit-il, pourquoi as-tu quitté le plate-forme.

— Chut ! Il y a trois volontaires qui viennent ; ils ont un fanal et suivent les pistes. Je les ai vus sortir de la maison ; deux sont gagnés au corps de garde et les autres ont pris cette direction. Comme je les ai perdus de vue aussitôt qu’ils furent entrés dans le bois, je suis descendu voir où ils vont et ce qu’ils prétendent faire.

— Et qu’as-tu vu ?

— J’ai vu qu’ils suivaient les pistes de Barsalou ;

ils ont leurs mousquets et baïonnettes, et forcent

Toinon de les éclairer avec le fanal.

— Sont-ils encore loin, dit Chénier qui, ayant entendu ce que venait de dire Paul, s’était approché avec tous ceux qui étaient sortis avec lui de la cabane ? je n’entends-rien.

— Je crois qu’ils s’éloignent.

— Mais s’ils suivent nos traces, ils vont bientôt

arriver !

— Ils ne suivent pas vos traces ; ils ont pris un peu plus à gauche et suivaient la piste que Barsalou avait faite en allant seul. J’en étais bien content puisque j’ai pu les dérouter.

— Comment cela ?

— J’ai effacé du mieux que j’ai pu, avec une branche, l’empreinte des bottes de Barsalou ; après avoir jeté quelques branches sèches sur la piste à droite, j’ai marché, en gagnant vers le corps de garde. Rendu au chemin, je suis revenu jusqu’à l’endroit où ils avaient pris le bois ; là j’ai vu, un peu à gauche, les pistes que vous aviez faites et je les ai suivies jusqu’ici.

— Penses-tu que Toinon nous trahisse ?

— Non, non ; il ne les mènera pas à la cabane à

sucre, soyez tranquilles, s’il peut l’éviter.

— Tu vas remonter sur la montagne, et, ouvres

l’œil. Barsalou, tu feras bien de retourner ; sois sur tes gardes. Michel va rester en sentinelle dans cette talle de sapin. Si les trois volontaires viennent jusqu’ici, il n’y a pas à dire, il faudra les faire prisonniers et les garder jusqu’à demain. J’aimerais mieux que nous n’y fussions pas obligés.

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CHAPITRE XLVIII. UN INCIDENT SANS SUITE.

St. Luc, comme nous l’avons dit, avait vu partir

Henriette, fort désappointé de n’avoir pas rencontré son frère et perdant par là la seule chance qu’il aurait peut-être de connaître celle pour laquelle il se sentait un attachement plus fort qu’il n’en avait encore réellement éprouvé pour aucune personne. Son affection pour Asile de St. Dizier tenait plus du sentiment d’un frère pour une sœur que de l’amour. Quant à Miss Gosford, il la regardait plus comme une charmante enfant, une aimable et gentille jeune fille, qu’autrement.

La mystérieuse conduite d’Henriette, le soin qu’elle avait semblé mettre à l’éviter et à se laisser connaître, son héroïque dévouement pour son frère, sa beauté fière et noble, la sensibilité de son cœur, dont il ne pouvait douter, l’ayant vu verser des larmes quand il lui avait avoué qu’il l’aimait, malgré la réserve et même l’espèce d’indifférence avec laquelle elle avait

reçu son aveu ; tout l’intriguait, et, par là même peut-être aussi, contribuait à exciter son amour.

Il passa une nuit agitée : il était huit heures quand il se leva. Il s’habilla à la hâte, sonna pour qu’on lui envoyât Trim ; et, après s’être fait servir une tasse de café, il attendit l’arrivée de son nègre.

Trim n’était pas à l’hôtel, il était sorti de grand

matin ; cependant il ne tarda pas à arriver, et monta, tout agité, à la chambre de son maître.

— Qu’as-tu Trim ? lui dit celui-ci qui avait remarqué son agitation.

— Les patriotes sont dans la montagne !

— Eh bien ! quand même ils y seraient, qu’est-ce

que cela nous fait ? Mais comment as-tu appris cela ?

Trim ne put donner d’explications bien claires ;

cependant St. Luc comprit que le Sergent Flinn, une

des nouvelles connaissances de son domestique, avait informé ce dernier qu’une bande considérable de patrioles étaient cachés dans la montagne ; on avait aperçu des signaux durant la nuit, et remarqué de nombreuses traces que l’on avait suivies ; enfin, que toute la cavalerie était prête à partir appuyée par deux compagnies de royaux et deux pièces de campagne.

St. Luc n’eut pas de doute qu’une alerte avait été

donnée et que toute cette bande formidable de patriotes n’était probablement que les deux chefs à la fuite desquels il avait assisté la veille. Mais parmi ces deux chefs était le frère de celle qu’il aimait ; il résolut donc de prendre un charretier et de faire le tour de la montagne, afin de les avertir de ce qui se passait dans la ville, s’ils avaient réellement eu l’imprudence de ne pas continuer leur fuite durant la nuit.

En sortant de l’hôtel, St. Luc remarqua une grande

rumeur dans la rue St. Paul ; des cavaliers galopaient dans la rue, et deux compagnies du 32e de ligne remontaient le marché neuf.

Il appela un charretier et partit dans la direction

de la rue McGill, pour se rendre à la Côte-des-Neiges. En arrivant au faubourg St. Antoine, un

homme à cheval passa au galop, suivant la même route que St. Luc ; ce dernier ne fut pas peu surpris de reconnaître son cheval. St. Luc n’avait pas eu le temps de voir le visage de celui qui ie montait, mais il était bien certain que ce n’était pas le Dr. G… auquel il l’avait confié la veille. Cette découverte paraissait de mauvais augure ; le Dr. G… ainsi que le frère d’Henriette avaient-ils été arrêtés ? St. Luc eut de vagues craintes, et donna l’ordre au charretier de mettre son cheval au galop. La pauvre bête, vigoureusement fouettée, secoua la tête et prit à regret une allure qui lui était si peu familière ; elle se rendit jusqu’aut haut de la rue de la Montagne, mais là elle refusa obstinément de continuer sur le même train. Il fallut donc se contenter d’aller au trot jusqu’au pied de la longue côte qui monte le long du mur du domaine des messieurs de St. Sulpice et traverse la montagne. La pente était rapide, il fallut monter au pas ; St. Luc sauta hors de la voiture et marcha. Quand ils furent arrivés à peu près

vers le haut de la côte, à l’endroit où elle fait un coude, il jeta un coup d’œil en arrière ; et quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir débouchant au grand trot, au bas de la côte, un détachement considérable de cavalerie !

— Allons, dit-il au charretier en montant dans le

sleigh, votre cheval s’est un peu reposé, je vous

donne deux piastres si vous me menez bon trot d’ici

à la Côte-des-Neiges.

— On va essayer. Marche, Carillon !

Puis, administrant trois à quatre coups de fouet à

tour de bras sur la croupe de Carillon, il réussit à lui faire prendre un assez bon train.

— Ah ! monsieur, continua-t-il, ça été un bon cheval dans son temps, et même encore ; mais c’est si fatigué, ce pauvre animal ! Tous les jours attelé, du matin au soir. Tenez, vous ne le croiriez pas, il n’a pas mangé depuis hier soir ; depuis ce matin, c’est la seconde fois qu’il monte cette côte.

— Comment cela ?

— Je revenais ce matin, avant le jour, de St. Laurent, où j’avais été conduire deux messieurs, quand j’ai pris à la barrière un volontaire que j’ai mené aux casernes ; de là je l’ai ramené à la barrière, et je retournais à la maison pour mettre mon cheval à l’écurie lorsque vous m’avez engagé.

— Savez-vous ce que le volontaire allait faire aux

casernes ?

— C’était pour donner l’alarme.

— L’alarme ? Quelle alarme ?

— Comment, vous ne savez pas ? mais il paraît que

les patriotes sont cachés dans la montagne. Dans la

nuit on a vu des signaux allumés à la tête d’un arbre ; c’était un paquet d’écorces de cèdre, ou une botte de paille qu’on y faisait brûler.

St. Luc n’osa faire d’autres questions, quoiqu’il fût dans une grande inquiétude. Il espérait que celui qu’il avait vu monté sur son cheval, quelque temps auparavant, aurait averti les patriotes de ce qui se passait dans la ville, pourvu qu’il n’eut pas été arrêté à la barrière. Il fut bientôt soulagé néanmoins de cette dernière crainte, quand en arrivant à cette barrière, il n’aperçut pas son cheval. Il ne fut pas inquiété non plus et passa, sans qu’on fit aucune question, les volontaires reconnaissant probablement le charretier, qui leur souhaita le bonjour d’un air de connaissance.

Arrivé au haut de la montagne, la pente devenait

favorable à Carillon qui, pour faire voir qu’il savait l’apprécier, se mit à allonger son trot d’une manière notable.

De temps en temps St. Luc regardait en arrière,

pour voir si la cavalerie n’arrivait pas. Enfin il crut reconnaître, à quelque distance, l’endroit où, la veille, il s’était arrêté avec Henriette pour parler à Barsalou. Deux charges de foin étaient

dans le chemin juste au devant de la maison.

En arrivant, il vit à sa grande surprise devant la

porte son cheval tout attelé sur sa propre voiture ; un garçon le tenait par la bride.

Pendant que le charretier attachait Carillon sous

la remise, après lui avoir jeté une robe sur le dos, St. Luc entra dans la maison. Le Dr. G… et son

compagnon se préparaient à sortir, mais en reconnaissant St. Luc, ils lui tendirent tous les deux la main.

— Comment, dit St. Luc, est-ce vous qui étiez avec

le Docteur hier soir ? je vous croyais gàgné les

États-Unis.

— Les ligues sont gardées, et, d’ailleurs j’étais venu à Montréal pour tenter une chose, qui malheureusement est manquée ; nous espérions prendre les pièces de campagne du corps d’artillerie. Nous avons été découverts, le coup est manqué ; il ne nous reste plus qu’à nous éloigner.

— Et vous n’avez pas de temps à perdre ; partez,

partez vite, la cavalerie arrive. Elle était au bas de la côte, au moment où nous arrivions au sommet.

— Adieu, alors : nous partons ; dites à ma sœur de

n’être pas inquiète.

— Votre sœur Henriette ?

— Oui.

En ce moment, le garçon qui tenait le cheval, ouvrit la porte en criant : « Voici la cavalerie ! »

Le Dr. G… et son compagnon sortirent et se jetèrent si précipitamment dans la voiture, en partant au grand trot, que St. Luc n’eut pas le temps de demander le lieu où demeurait Henriette.

— Barrez le chemin, cria le Dr. G… à ceux qui menaient les voitures de foin.

En effet, les deux habitants mirent si bien leurs charges en travers du chemin que les cavaliers, qui arrivaient au galop, furent soudainement arrêtés. Des cris et d’énergiques jurons anglais assaillirent nos pauvres habitants qui, sous prétexte de se dépêcher à ranger leurs voitures pour faire place, finirent par en renverser une au beau milieu de la route. C’était probablement leur intention, pensa St. Luc, qui était remonté en voiture, décidé à suivre la cavalerie, afin de s’assurer si elle se mettrait à la poursuite de ceux qu’il avait tant de désir de voir s’échapper.

Cinq minutes s’écoulèrent avant que la cavalerie put passer, temps précieux pour ceux qui se sauvaient, et dont ils surent profiter, en mettant plus d’un mille de distance entre eux et la cavalerie.

Aussitôt que les voitures de foin eurent fait passage à la cavalerie, l’officier qui la commandait donna un ordre, que St. Luc ne put entendre, mais dont il ne tarda pas à comprendre le sens, en voyant cinq cavaliers sortir des rangs et partir, à fond de train, à la poursuite de ceux qui venaient de s’échapper, et que l’on avait sans doute reconnus. Le reste de la troupe partit au trot.

St. Luc suivait à quelque distance. Arrivée à la route qui conduit a la Côte St. Catherine, la cavalerie prit le galop et disparut bientôt

derrière la montagne.

De l’endroit où se trouvait alors St. Luc, il pouvait apercevoir au loin son cheval qui, sous une allure aisée et rapide, entraînait la légère voiture dans laquelle étaient les deux chefs patriotes. À une grande distance en arrière galopaient trois des cavaliers ; les deux autres, dont les montures ne pouvaient suffire à la rapidité de la course, s’en revenaient au pas.

— Je ne crois pas qu’ils les rejoignent, dit le charretier qui avait arrêté sa voiture pour regarder la poursuite ; voyez donc, il y en a déjà deux de restés ! Crégué ! trotte-t-il un peu le cheval qui est sur le sleigh ! Voyez comme sa tête encense ; il n’a pas l’air de fatiguer le moins du monde… Tiens ! voyez donc, il y a un autre des cavaliers qui flageolle.

St. Luc était absorbé par le spectacle de cette

course ; il se réjouissait de ce que le frère d’Henriette et son ami eurent un bon cheval sur lequel ils purent compter pour fournir une course de plusieurs heures avec la même rapidité, pourvu que le Dr. G… qui tenait les guides, sût le mener.

À la manière dont le cheval encensait, St. Luc vit qu’il avait pris son train de route, qui était de douze milles à l’heure ; et à cette allure il pouvait marcher toute la journée. Restait à savoir si les chevaux des cavaliers pourraient continuer avec la même rapidité, car ils gagnaient du terrain visiblement, mais il n’y en avaient plus que deux qui soutenaient la course. Si

les cavaliers parvenaient à approcher assez près pour forcer le Dr. à lancer Charley au galop, le résultat dans ce cas, pouvait être douteux.

Au bout de quelques minutes, il sembla à St. Luc

que les deux cavaliers ne gagnaient plus sur la

voiture.

— Combien y a-t-il d’ici aux cavaliers qui sont en

avant, demanda St. Luc au charretier.

— Pas loin de trois milles.

— Autant que cela ?

— Ah ! oui. Voyez-vous, ça ne parait pas loin parce

que nous sommes sur la montagne, et qu’ils sont en

bas ; ça parait proche, mais je connais bien la distance.

— Trois milles, répéta St. Luc, mais s’ils n’ont pas gagner plus qu’ils n’ont fait jusqu’ici sur la voiture, ils ne pourront pas la rejoindre. Il faut un bon cheval pour courir trois milles au grand galop.

— Oui, un bon cheval de course, pour aller de ce

train-là, sans se morfondre ; et les chevaux de la cavalerie sont trop gras. Tenez ! voyez-vous, on dirait que ceux qui sont en avant commencent à ralentir ?

— Je crois que oui, répondit St. Luc indifféremment.

— C’est un fameux cheval, allez ! que celui qui est

sur la voiture ; je m’y connais, et, Carillon, quand il était jeune, n’aurait pas pu faire mieux.

— Vous pensez ?

— J’en suis sûr… Ah ! mais, dites donc, on dirait

que la voiture modère.

En effet, le cheval venait de mettre au pas, pendant qu’un des voyageurs était sauté de voiture pour rajuster un des traits. Un homme en capot d’étoffe

grise, une luque de laine sur la tête, était accouru, d’une maison en face, prêter secours. Le trait fut bientôt réparé, et le cheval partit avec rapidité. Ce contretemps n’avait pas été long, et cependant les deux cavaliers arrivaient, bride abattue. C’était un effort désespéré, pour atteindre ceux qui un instant auparavant semblaient devoir leur échapper.

Mais juste au moment où les cavaliers allaient dépasser la maison, devant laquelle s’était arrêtée la voiture, trois traînes chargées de bois sortirent à la suite les unes des autres de la cour, et barrèrent le chemin.

— C’est bien fait, cria le charretier, c’est juste

comme ont fait les charges de foin. Les cavaliers peuvent bien abandonner la poursuite maintenant. Voyez-vous la voiture, comme elle file ; elle n’a pas moins d’une vingtaine d’arpents en avant.

Les cavaliers crurent qu’il était inutile de faire

une nouvelle tentative ; leur monture était sur les

dents. Aussi tournèrent-ils bride, et revinrent au

pas.

St. Luc, convaincu dorénavant que le frère d’Henriette était hors de danger d’être pris, continua sa promenade autour de la montagne.

Il était près de midi, quand il arriva à l’hôtel. Le garçon du comptoir lui remit une note à son adresse, qu’on avait apportée durant son absence.

À l’odeur parfumée de l’enveloppe, et à l’écriture

fine et élégante de l’adresse, il reconnut une main

de femme. Il monta à sa chambre, et ouvrit la note.

Elle était bien d’Henriette, comme il l’avait pensé ; mais il s’attendait si peu à ce qu’elle lui annonçait, qu’il fut obligé de la relire deux fois avant de bien la comprendre. Cependant elle était bien simple ; s’il ne la comprit pas d’abord, c’est qu’elle brisait si brusquement et si cruellement toutes ses espérances de bonheur et ses illusions d’amour, qu’il ne pouvait y croire. Elle ne contenait que quelques lignes.

« M. de St. Luc,

« Après tout ce que vous avez fait pour mon frère

et moi, j’aurais voulu avoir avec vous une explication franche et entière ; mais une lettre de ma cousine Hermine qui me demande immédiatement à

Québec, auprès de ma tante de St. Dizier qui est dangereusement malade, me force à partir sans retard. Peut-être est-il mieux qu’il en soit ainsi, et que vous ne me voyiez pas.

« La situation dangereuse dans laquelle se trouvait

mon frère, avait tellement exalté mes esprits que je n’ai pas apprécié justement la portée de ce que vous m’avez dit. J’aurais dû vous répondre de

manière à vous ôter tout espoir, dès la première fois que vous m’avez exprimé vos sentiments.

« Je ne suis pas libre, et ne puis vous offrir un

cœur qui appartient à un autre ; croyez que j’aurai

toujours pour vous les sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

« Henriette D… »

La lecture de cette note plongea. St. Luc dans un

état difficile à décrire. Par moment il se sentait

accablé de tristesse, il demeurait morne, puis tout à coup il s’exaltait, se levait et marchait à grands pas, indécis s’il devait partir immédiatement pour Québec ou s’il devait chercher à découvrir son rival, le provoquer en duel et le tuer. Mais bientôt il rejetait ces moyens comme impraticables et absurdes.

Après avoir passé la plus grande partie de l’après-midi dans sa chambre, n’ayant pas voulu manger au

repas du midi, il finit par faire ce raisonnement dont personne ne niera la sagesse : « à des maux sans remède, il n’en faut pas chercher. »

— Non, continua-t-il en se parlant à lui-même, elle

ne m’aime pas ; c’est clair ; si elle m’eut aimé, elle aurait bien pu trouver des raisons pour rompre avec son amant. Allons, St. Luc, mon ami St. Luc, il ne faut pas se désoler ; cette jeune fille est bien belle, bien aimable ; elle est sensible, elle a un cœur généreux ; mais ce cœur il appartient à un autre, elle l’a donné et elle ne veut pas mentir à sa parole. Elle a raison, oublie tout cela ; demain ce sera de l’histoire ancienne.

Il sortit se promener dans la rue Notre-Dame, pour

rafraîchir ses pensées.

Il rentra à l’hôtel beaucoup plus calme, et presque

résigné ; il répondit même en riant à Trim, qui venait le prévenir qu’il était presque temps de se rendre au dîner, que donnait le colonel Whetherall, auquel St. Luc avait promis d’assister.

À sept heures précises, de St. Luc entrait chez le

colonel. Plusieurs officiers et quelques citoyens

avaient été invités ; la plupart se trouvaient déjà

réunis dans le salon, et conversaient par groupes.

Les dîners du colonel ne brillaient pas par la somptuosité, mais il savait si bien faire les honneurs de sa table, que l’on pardonnait volontiers à l’absence du luxe que remplaçaient la franche gaieté, le bon vin et toute absence de cette étiquette bridée qui, tout en laissant l’odorat savourer le fumet des viandes, empêche souvent l’estomac de faire raison de l’envieuse estime qu’il porte au contenu des plats.

Pendant le dîner, la conversation tomba naturellement sur les événements de la journée. Les nouvelles les plus diverses comme les plus exagérées s’étàient répandues dans la ville. Les uns assuraient qu’un grand nombre de patriotes étaient encore cachés dans la montagne ; qu’il y avait eu un combat entre la cavalerie et les patriotes, dont quelques-uns avaient été tués et plusieurs blessés.

Les vins de Xerès et de Champagne avaient échauffé

les esprits, et, au dessert, chacun exprimait bruyamment ses opinions sur la situation.

— La rébellion a été étouffée assez facilement au

sud du St. Laurent, disaient les uns ; mais elle prend des proportions formidables dans le Nord : on dit que dans le comté des Deux-Montagnes seul, il n’y a pas moins de deux mille patriotes sous les armes.

— Il n’y a pas assez de troupes dans Montréal pour

les réduire, disaient d’autres, et le général Colborne hésitera avant d’aller les attaquer.

— Les Canadiens-français sont tous des lâches, dit

un officier ; dix mille tuques bleues ne tiendraient pas devant un régiment de soldats.

Cette insulte, si gratuitement et si injustement

lancée, causa une vive sensation ; aussitôt un des

convives, qui était assis à table en face de St. Luc, se leva. C’était un homme de moyenne taille, les cheveux noirs, brun de figure, le front haut, l’œil fier ; il portait l’uniforme de capitaine des carabiniers.

— Colonel, dit-il, quelqu’un ici vient de jeter l’insulte à mes compatriotes ; je suis Canadien-français, je prends l’insulte pour moi, aussi bien que pour ceux de ma race, et je dis que celui qui vient de parler ainsi en a menti. Voici ma carte, continua-t-il, en la jetant sur la-table.

Cette carte portait le nom de S. de Bleury.

En un instant tout fut confusion ; presque tous les

convives s’étaient levés ; tout le monde parlait à la fois. Ce ne fut qu’avec difficulté que le colonel put se faire écouter.

— M. de Bleury, dit-il ; je vous prie de vouloir bien ne pas faire attention à une parole aussi inconsidérée que fausse, qui vient d’être prononcée. Vous voudrez bien m’en croire, moi, à mon âge et dans ma position, quand je déclare emphatiquement que les Canadiens-français sont braves et très-brave. Ils viennent de le faire voir à St. Denis, ainsi qu’à St. Charles, où j’étais présent et où j’ai pu apprécier ce qu’ils auraient fait s’ils avaient eu un chef capable de les commander. M. de Bleury, continua-t-il, vous voudrez bien accepter mes excuses sincères pour la

parole qui s’est échappée de la bouche d’une personne qui ne l’eut certainement pas prononcée si elle n’eût été sous l’influence du vin.

— Merci, colonel, répondit M. de Bleury ; mais en

pareille circonstance vous ne trouverez pas mauvais

que je me retire.

Le lendemain, le colonel, en brave militaire, ne

crut pas déroger à sa dignité d’aller personnellement faire des excuses à M. de Bleury pour la conduite inconvenante d’un convive que tous ceux qui restèrent au dîner s’étaient accordés à blâmer.

L’incident n’eut pas d’autres suites, et ainsi fut

évitée une de ces rencontres dites d’honneur, mais

qui sont également contraires aux lois de l’Église et de la raison.

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CHAPITRE XLIX. RENSEIGNEMENTS.

Depuis plus de dix semaines, St. Luc n’avait pas

eu de nouvelles de Meunier, qui lui avait écrit ou

fait écrire de Québec « qu’il se croyait sur les traces de madame Rivan. »

Il y avait près de quinze jours qu’Henriette était

partie. St. Luc avait pris des informations sur le

prétendant à la main de la sœur de son ami, et s’était fait présenter. Il n’eut pas de peine à reconnaître que celui qu’elle avait choisi pour devenir son époux était digne d’elle. Dès ce moment, il résolut sérieusement de combattre un amour sans espoir, et il y réussit plus facilement qu’il n’avait osé l’espérer. Les racines en étaient peu profondes sans doute ; peut-être aussi était-ce parce que son amour-propre en avait souffert, peut-être encore, et c’est ce qui était plus probable, ce qu’il avait pris pour un amour réel n’était-il qu’un de ces sentiments éphémères où les appétits des sens ont plus de part que l’âme. Cependant,

s’il ne ressentait plus d’amour, il éprouvait

pour Henriette un profond sentiment d’admiration,

et un vif désir de la connaître plus intimement.

Il avait un excellent prétexte de lui écrire, d’abord pour lui donner des nouvelles de son frère, puis pour en obtenir sur la santé de madame de St. Dizier. Il

écrivit donc une lettre à Henriette, dont il attendit la réponse avant de se décider à descendre à Québec. Quelques jours après, deux lettres lui furent remises, portant le timbre de la poste de Québec ; l’une ne contenait que ces mots : “ Meunier a vu madame Rivan il y a un mois, mais il ne l’a pas revue depuis. ”

L’autre était de Henriette. St. Luc la lut avec

calme et se sentit tout fier de voir que cette écriture ne lui causait qu’une douce impression de joie, bien différente de la violente palpitation que la première lui avait fait éprouver.

Il fit appeler Trim, auquel il donna ordre de préparer immédiatement ses malles, avec injonction de ne pas s’absenter. S’étant informé de la résidence de M. Toussaint Peltier, avocat, il se rendit à son bureau, à l’encoignure de la petite rue St. Jacques et de la rue St. Gabriel.

Comme St. Luc n’avait pas mis la lettre dans sa

valise, et qu’elle était restée toute ouverte sur sa table, nous ne croyons pas commettre une indiscrétion en la lisant, d’autant plus qu’elle était très-courte et qu’elle peut expliquer la raison qui conduisait St. Luc au bureau de M. Peltier :

« Monsieur de St Luc,

« J’ai reçu ce matin votre bonne lettre ; elle m’a

fait un plaisir bien grand, peut-être pLus encore par son ton amical que par les bonnes paroles que vous me dites. Je suis heureuse que vous « soyez sorti vainqueur d’une lutte impossible, » comme vous le dites. Je me sens maintenant beaucoup plus à l’aise vis-à-vis de vous je n’aurais pas osé vous écrire, et je n’aurais pu sans contrainte me trouver encore en votre compagnie. Mais comme vous m’assurez que

vous n’avez plus que des sentiments « d’estime et d’amitié, » je me sens libre de vous dire aussi combien je vous estime et vous aime. Merci pour ce que vous avez encore fait pour mon frère. Je vois que je me laisserais entraîner à vous écrire une longue lettre, mais comme je dois, pour le moment, vous parler d’affaire qui concernent madame de St. Dizier, je réserverai tout ce que j’ai à vous dire pour bientôt, si toutefois vous ne descendez pas à Québec, comme ma tante le désirerait.

“ Je dois vous dire que ma pauvre tante n’a pas

longtemps à vivre. Les médecins l’ont condamnée, et chaque jour qu’elle vit est un jour de grâce. Ce

qui la désole en mourant, c’est de laisser ses deux

filles dans l’indigence ; la petite rente qu’elle recevait ainsi que la jouissance de la maison qu’elle occupe, s’éteignant à sa mort. Son seul espoir était dans une réclamation qu’elle a contre la compagnie du Nord-Ouest, et qui est en procès depuis la mort de M. de St. Dizier. La cause est entre les mains de M. Toussaint Peltier, avocat à Montréal. Ma tante consentirait à vendre ses droits pour une bien modique somme ; elle accepterait l’offre de trois cents louis que quelqu’un lui a fait faire par l’entremise de M. Peltier, il y a deux à trois ans ; elle accepterait même cent louis.

« Puis-je espérer que, pour madame de St. Dizier,

vous voudriez bien aller voir M. Peltier et lui parler de cette affaire ?

« Asile et Hermine sont bien tristes ; Miss Gosford qui vient voir ma tante presque tous les jours, a voué une amitié toute particulière à Asile ; et si je ne craignais de flatter trop votre amour-propre, je vous dirais qu’il est bien souvent question de vous dans leurs conversations. Adieu.

« Votre amie bien dévouée,

« Henriette D… »

« P. S. — Je rouvre ma lettre pour vous annoncer

que ma tante vient d’avoir une crise sérieuse. Nous

avons cru qu’elle allait mourir ; elle est un peu mieux maintenant, mais extrêmement faible. Elle voudrait vous voir au plus tôt ; venez de suite si vous le pouvez. Voici ce qui a donné lieu à la crise de ma tante : Le père de la petite Florence se trouvant dans la cuisine, Hermine l’a prié de monter à la chambre de la malade pour aider à changer un meuble de place. En apercevant ma tante, il l’a regardé d’un air étonné pendant plus d’une demi-minute, puis tout-à-coup il s’est écrié : « Quoi ! c’est vous, madame Rivan ! Et votre fils, le petit Pierriche Meunier, qui vous cherche

depuis plus de trois mois ! » Ma tante lâcha un

cri, et est tombée sans connaissance. Asile et Hermine ont interrogé le père de Florence, qui leur a dit qu’un M. St. Luc avait assuré que le petit Pierriche Meunier vivait ; Florence, qui vous a vu ici, dit que vous êtes la personne qui avez été chez sa mère au Fort Tuyau, à Montréal, dans le mois de septembre dernier. Asile ayant répété à sa mère tout ce que cet homme avait dit, elle vous demande instamment. Vous ne devez pas être surpris si je vous prie en son nom de vouloir bien venir à Québec sans perdre de temps. Il parait y avoir quelque mystère que je ne

comprends pas trop bien encore. Madame de St.

Dizier est si faible que le médecin a défendu de lui parler d’aucun sujet qui puisse l’affecter. »

« H. D. »

St. Luc trouva M. Peltier à son bureau. Il lui communiqua le but de sa visite.

— En effet, répondit l’avocat, j’ai une vieille cause de M. Rivan de St. Dizier, contre la compagnie du Nord-Ouest, avec reprise d’instance par Éléonore de Montour, sa veuve.

— Que dites-vous ? Éléonore de Montour ?

— Mais oui. Éléonore de Montour avait épousé en

secondes noces M. Rivan de St. Dizier.

— Pardon, monsieur, ce que vous dites là m’intéresse à un si haut degré, que je désirerais vous faire quelques questions.

— Faites, monsieur, faites ; je vous donnerai tous

les renseignements que je pourrai avoir.

— Vous dites qu’elle s’appelle Éléonore de Montour

et qu’elle avait épousé M. Rivan de St. Dizier en seconde noce.

— Oui, monsieur.

— Pourriez-vous me dire avec qui elle s’était mariée en première noce ?

— Son premier mari était un nommé Alphonse

Meunier.

St. Luc fut si saisi qu’il fut obligé de prendre un

siège, et de demander un verre d’eau.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda M. Peltier.

— Pardon, répondit St. Luc ; pouvez-vous me dire

où est mort son premier mari.

— Je ne pourrais vous répondre au juste sur ce

point ; j’ai entendu dire qu’il était mort en mer, dans un naufrage.

— Connaissez vous madame Rivan de St. Dizier ?

— Oh ! oui ; très-bien ; et ses deux jolies filles aussi, mesdemoiselles Asile et Hermine. Si vous me le permettez, je vais chercher le dossier de la cause.

Pendant que M. Peltier cherchait le dossier, St.

Luc demeura plongé dans une profonde méditation,

la tête penchée sur sa poitrine. Il allait enfin retrouver sa mère, mais mourante.

— Voici le dossier, dit M. Peltier ; voulez-vous en

prendre connaissance ?

— Ce n’est pas nécessaire, répondit St. Luc ; veuillez me dire le montant de la réclamation et s’il y a chance de succès.

— L’action est pour un montant considérable, dix

mille louis ; je crois l’action bien fondée, mais malheureusement que des pièces importantes, absolument nécessaires, manquent.

— Pensez-vous pouvoir trouver quelqu’un qui voulût

acheter la créance ?

— Il y a quelques années on avait offert trois cents louis pour la réclamation ; mais les offres ont été retirées depuis.

— Avez-vous quelqu’espoir de gagner le procès avec les preuves que vous possédez ?

— Elles sont insuffisantes.

— C’est bien ! maintenant je vais vous confier ce que j’ai dessein de faire. Je porte à madame St. Dizier et aux demoiselles de St. Dizier un bien grand intérêt ; je vais donner cinq mille louis pour leurs droits et prétention dans ce procès. Je veux assurer aux filles, après la mort de leur mère, les restes de la fortune de leur père qui reposait sur ce procès. Je désire rester inconnu dans cette transaction.

— Vous m’étonnez, monsieur, reprit l’avocat ; vous

ne paraissez ne pas bien connaître cette famille, et cependant vous offrez une si forte somme pour une réclamation que l’on peut considérer perdue.

— Comment ! une famille que je ne parais connaître ! que voulez-vous dire ?

— Certainement. Vous dites que madame St. Dizier

se meurt, et vous voulez acheter la réclamation pour l’avantage des jeunes demoiselles ; mais ne savez-vous donc pas que d’après le testament de M. Rivan de St. Dizier il n’a laissé que l’usufruit de ses biens à sa femme, et qu’à sa mort la propriété en retourne à ses proches parents !

— Eh bien ! ses filles, les demoiselles Rivan de St. Dizier, ne sont-elles pas ses héritières ?

— Elles ne sont pas les demoiselles Rivan de St.

Dizier ; leur père était Alphonse Meunier.

— Alphonse Meunier ! s’écria St. Luc, au comble de

l’étonnement.

— Oui ! elles sont sœurs jumelles. J’ai leur extrait de naissance.

St. Luc fit un grand effort pour comprimer, devant

un étranger, les émotions que lui causaient ces découvertes ; il remercia M. Peltier des précieux renseignements qu’il venait de lui donner, et qui modifiaient ses plans.

St. Luc alla à la banque, et de là regagna à son

hôtel.

Il avait résolu de prendre la malle-poste ; mais

comme elle ne partait que le lendemain matin, il

changea d’avis ; il envoya Trim lui chercher une

voiture avec deux bons et vigoureux chevaux. Deux

heures après la réception de la lettre de Henriette D… il était en route pour Québec.

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CHAPITRE L. LE TITRE DU ROMAN S’EXPLIQUE.

Le lendemain de la scène qui avait failli être si

dangereuse à madame de St. Dizier, elle se sentit assez de force pour demander des explications au père de Florence.

Meunier lui apprit tout ce qu’il savait, savoir : que M. de St. Luc paraissait bien connaître le fils de Mme de St. Dizier et d’Alphonse Meunier, qu’il lui avait assuré qu’il vivait et cherchait sa mère en Canada, sans avoir voulu lui dire d’avantage.

Ces renseignements étaient si positifs, que cette

pauvre mère ne put douter que son fils ne fut encore vivant, peut-être en Canada. Hélas ! vivrait-elle assez longtemps pour le voir et le presser sur son cœur ? Viendrait-il à temps pour recevoir ses derniers soupirs ?

Madame de St. Dizier ne se faisait pas d’illusion

sur sa situation ; elle avait reçu les derniers sacrements ; son sacrifice était fait et elle l’avait fait de bonne grâce ; mais elle sentait qu’il était bien dur de mourrir sans revoir son fils, son petit Pierre. Elle espérait que Dieu lui donnerait cette dernière consolation, lui qui, dans sa miséricorde, envoyait ce fils comme protecteur de ses sœurs, ces deux anges

dans lesquels elle avait concentré toutes ses affections comme toute sa sollicitude.

Asile et Hermine ignoraient qu’elles eussent jamais

eu un frère ; elles ignoraient même que M. Rivan de

St. Dizier ne fût pas leur père. Elles avaient toujours été appelées mademoiselle de St. Dizier ; lui-même n’avait pas cru devoir leur en parler.

Cependant, ce qui venait d’arriver rendait nécessaire que madame de St. Dizier leur apprit la vérité.

Toutes les émotions qu’elle avait éprouvées, les

efforts qu’elle avait faits pour confier tous ces secrets de famille à ses enfants, avaient épuisé ses forces. Dans le cours de l’après-midi, elle tomba dans une espèce de somnolence léthargique qui durait depuis deux jours. Quelquefois elle semblait se réveiller, soulevait ses mains amaigries et demandait si son fils était arrivé, puis elle retombait dans le même état.

Elle était bien triste cette maison que nous avons

vue si joyeuse la dernière fois que nous y avons conduit nos lecteurs.

Asile, ou Asile Rivan, comme l’appelait souvent sa sœur Hermine, était pâle et plus intéressante encore sous cette pâleur même. Il y avait tant de

dignité et de résignation dans son beau visage, que

Miss Clarisse Gosford ne pouvait s’empêcher de la

contempler avec admiration.

Depuis la maladie de madame de St. Dizier, Miss

Clarisse venait tous les jours tenir compagnie aux

demoiselles St. Dizier ; elle s’était éprise d’n

une affection vraie et sincère pour Asile, qui en était touchée. Avec son tact de jeune fille, elle avait bien remarqué que Miss Clarisse aimait M. de St. Luc ; elle s’était aussi aperçue que cette généreuse enfant croyait qu’il l’aimait, et, loin d’en être jalouse, elle lui avait dit un jour, avec une charmante mais triste naïveté :

— Ah ! Asile, vous, êtes bien heureuse : M. de St.

Luc vous aime et il ne m’aime pas.

Hermine aurait voulu quelquefois, dans les premiers

jours qui suivirent le départ de St. Luc, taquiner

Miss Clarisse au sujet du beau créole louisianais,

comme elle l’appelait ; mais elle s’aperçut qu’elle

lui faisait une peine si grande, qu’elle se repentit d’avoir touché à une plaie aussi vive. Hermine s’était bien aperçue de la préférence de St. Luc pour sa sœur, sans avoir remarqué celle de Clarisse.

Il s’était établi entre elles une espèce de lien magnétique qui les unissait toutes trois dans une même communauté d’idées, dont St. Luc semblait tenir le bout de la chaîne, sans trop pouvoir définir au juste l’espèce de sentiment qui attirait ces jeunes filles vers St. Luc, et celui-ci vers elles. Elles se sentaient heureuses quand, seules, assises dans le salon, le sujet de la conversation tombait sur celui qui occupait une si grande place dans leurs pensées. Hermine elle-même, la petite indifférente, était celle qui presque toujours en parlait la première. Madame de St. Dizier, sans trop se flatter néanmoins, avait espéré que peut-être il n’était pas impossible que sa bien-aimée Asile avait su captiver l’élégant étranger, dont Sir Arthur Gosford lui avait fait les plus grands

éloges. Pauvre mère ! elle, avait interrogé sa fille sur ses sentiments, mais Asile lui avait toujours répondu, en riant, « qu’elle ne croyait pas que M. de St. Luc l’aimait ; que quant à elle, elle ne savait pas. »

Ces conversations intimes, ces bonheurs de jeune

fille dont le cœur commence à s’épanouir aux premiers rayons d’un amour naissant, avaient cessé

depuis que madame de St. Dizier était tombée malade. L’arrivée de leur cousine Henriette, qui leur raconta les dangers qu’avait courus son frère à Montréal, et les services que lui avait rendus M. de St. Luc, ranima pendant quelques jours le plaisir qu’elles avaient de parler de lui. Miss Clarisse raconta pour la dixième fois sa conduite et sa bravoure lors de l’attaque des pirates ; Asile redit la manière dont il lui avait sauvé la vie ; Henriette, moins enthousiaste peut-être, mais non moins reconnaissante pour ce que St. Luc avait fait pour elle, se plaisait à répéter à ses jeunes amies ce qu’elle n’aurait pas osé dire à St. Luc après les déclarations et les aveux qu’il lui

avait faits.

Mais l’aggravation de la maladie de madame de St Dizier avait fait cesser toutes ces intimes confidences, toutes ces innocentes causeries. Les joies et les plaisirs étaient disparus de cette maison qu’envahissaient la mort et ses sombres réflexions. Un spectacle douloureux et navrant avait remplacé le tableau du bonheur domestique. Un avenir plein de tristesse, d’inquiétude et de privations s’ouvrait pour les jeunes orphelines, qui, sans avoir mené une vie opulente, avaient joui du comfort d’une honnête aisance.

La sympathie des amies de madame de St. Dizier

n’avait pas manqué à ses enfants : des offres d’aide et de protection leur avaient ôté faites de bonne volonté et de grand cœur.

Les deux sœurs n’avaient pas voulu entendre parler de ces offres qu’avait dictées une véritable affection d’amies sincères. Elles ne pouvaient pas se persuader que leur mère allait mourir ; l’idée que celle qui ne les avait jamais quittées depuis leur enfance pouvait leur être enlevée pour toujours, leur paraissait impossible.

Pendant trois jours et trois nuits, Asile et Hermine n’avaient pas quitté la chambre de leur mère. Assises chacune dans un grand fauteuil aux deux côtés du lit, elles veillaient en pleurs, reposant quelquefois leurs têtes aux coins du chevet de leur mère.

Henriette vaquait aux soins du ménage avec Miss

Clarisse, qui n’avait pas voulu retourner au château depuis l’extrême prostration des forces de la malade. Elle avait insisté à partager les nuits à veiller et les jours à recevoir les visites des nombreuses amies qui venaient demander des nouvelles de l’état de madame de St. Dizier.

C’était le cinquième jour depuis qu’Henriette avait

écrit à M. de St. Luc. La malade ne pouvait prendre

de nourriture et ne semblait se soutenir que par les remèdes dont on lui donnait une cuillerée à thé

toutes les heures. Le médecin avait prévenu Henriette « qu’il n’avait plus d’espérance, et que l’on pouvait s’attendre à voir madame de St. Dizier passer d’un moment à l’autre. »

C’était le premier février et sept heures allaient

sonner ; la nuit était noire, le temps doux et à la

pluie ; le vent soufflait à travers les arbres du jardin, dont les branches dénudées craquaient lugubrement. Une lampe éclairait faiblement la chambre de la malade.

Asile, penchée sur le lit, tenait dans ses mains la main de sa mère et contemplait dans une muette

douleur sa figure amaigrie. Henriette, qui regardait, était inquiète de l’état de fixité du regard de la jeune fille. Tout à coup un tressaillement de la malade vint rappeler Asile à la réalité de la situation. Les lèvres de la mourante s’agitèrent, puis avec un grand effort elle dit : « Il arrive… il vient… mon fils… ton

frère. » Elle pressa la main d’Asile, jeta sur elle son regard presqu’éteint et retomba dans cet état de somnolence léthargique dont tous les remèdes n’avaient pu la tirer. Elle ne paraissait pas souffrir ; le médecin avait dit qu’elle passerait de ce sommeil dans celui de la mort sans effort.

En ce moment, on attendit frapper au marteau, et

bientôt après Florence apporta une note à Asile.

— On attend la réponse, dit Florence.

Asile s’approcha de la lampe, ouvrit la note et lut :

« Mademoiselle,

« J’arrive de Montréal. Comment est votre mère ?

Faites-moi dire quand vous pourrez me recevoir.

« Votre dévoué,

« St. Luc. »

La main d’Asile tremblait trop pour répondre ; elle

pria Henriette de le faire pour elle. St. Luc, qui avait marché jour et nuit, écrivit cette note en arrivant ; en attendant la réponse, il changea ses habits de voyage et prit à la hâte un léger souper. Aussitôt qu’il eut reçu la réponse à sa note, il partit en sleigh pour la demeure de sa mère, qu’il avait tant cherchée, et qu’il trouverait peut-être morte ! Son cœur était oppressé. Comment

se faire reconnaître sans causer une fatale émotion ? Pourrait-il se contenir et garder son sang-froid au milieu de la scène qu’il pressentait ? Pourrait-il ne pas tomber à genoux en pleurs au pied du lit de sa mère ? St. Luc avait une âme fortement trempée ; il essuya une larme, et se fit un violent effort en entrant dans la maison.

Le salon était vide ; deux bougies étaient sur la table. Il se sentit soulagé de ne rencontrer personne d’abord, et marcha pour se donner une contenance.

Bientôt Henriette et Miss Clarisse entrèrent dans

le salon. Elles avaient toutes deux l’air embarrassé. St. Luc leur tendit la main, toussa, se moucha, puis prit un siège.

— Il fait très-froid ce soir, dit-il après un instant de silence.

— Oui, répondirent à la fois Henriette et Clarisse.

Pauvre St. Luc il ne s’était pas aperçu du temps ni

de la pluie dont son manteau était imbibé.

Après un long silence, que personne n’osait interrompre, Henriette reprit :

— Avez-vous reçu la lettre que je vous ai adressée

à Montréal ?

— Oui ; c’est pour cela que je suis venu. Comment

est ma… madame de St. Dizier ?

— Mal, bien mal ; elle ne passera pas la nuit, craignons-nous.

— Puis-je voir mesdemoiselles Asile et Hermine ?

dit-il en se levant et marchant pour cacher son émotion.

On entendit les clochettes-d’une voiture qui s’arrêtait à la porte, et bientôt le médecin entra. C’était le Docteur Frémont, que connaissait très bien St

Luc.

Henriette et Miss Clarisse étaient toutes deux sorties du salon pour aller prévenir Asile et Hermine.

Aussitôt que St. Luc se vit seul avec le docteur, il lui confia le secret de sa parenté avec madame de St. Dizier et l’étrange perplexité où il se trouvait.

— Elle sait que son fils vit encore, répondit le médecin, et ses filles savent aussi qu’il est leur frère, mais ils ignorent que ce soit vous.

— Que dois-je faire, docteur ? Y aurait-il danger

de me faire reconnaître en ce moment ?

— Pas pour les jeunes filles, si vous le faites avec ménagement ; mais je crains, pour Madame de St. Dizier. Je vais aller la voir et la préparer ; vous ne monterez que lorsque je vous aurai prévenu. J’entends le frôlement des robes, ce sont elles. Allons, soyez ferme.

En voyant la pâle figure de ses sœurs et la parfaite ressemblance de l’expression de leurs traits, St. Luc reconnut aussitôt que cette ressemblance, qui l’avait tant frappé la première fois qu’il les avait vues, était celle de son père et le leur.

Malgré la promesse qu’il avait faite au docteur de

rester calme, il ne put s’empêcher, après avoir pris la main de chacune d’elles, de les contempler avec des yeux presqu’humides ; puis leur passant subitement ses bras autour du cou, il les pressa contre sa poitrine et les couvrit toutes deux de baisers.

Une vive carnation était montée aux joues d’Asile,

quand elle aperçut Miss Clarisse toute pâle qui les

regardait les yeux en pleurs. Henriette semblait

rayonner de bonheur. Toutes deux croyaient à l’amour de St. Luc pour Asile ; mais cet amour tuait Clarisse pendant qu’il réjouissait Henriette.

Hermine fut la première à se soustraire à l’étreinte de St. Luc, et, un peu confuse, elle alla s’asseoir près de Clarisse sur le sofa, où Asile ne tarda pas à la suivre.

— M. de St. Luc vous apporte des nouvelles de votre

frère dit le docteur ; je lui ai conseillé d’attendre pour vous les dire, mais je crains bien qu’il ne puisse tenir longtemps.

— Vous connaissez notre frère ; où est-il, M. de St. Luc ? dirent ensemble Asile et Hermine.

— Mes soeurs ! répondit St. Luc, qui était resté debout et leur tendait de nouveau les bras.

— Mon frère ! s’écrièrent les deux sœurs en s’élançant dans les bras de St. Luc.

Le médecin monta dans la chambre de la malade,

laissant ainsi le champ libre à l’effusion des sentiments divers qui se manifestaient dans le salon.

Une demi-heure après, il vint prévenir M. de St.

Luc qu’il pouvait monter, que madame de St. Luc

avait sa connaissance et était préparée à le recevoir.

Asile et Hermine montèrent les premières et se

placèrent d’un côté du lit ; Henriette et Miss Gosford se tinrent au pied, tandis que le docteur fit avancer St. Luc, qui prit la main de sa mère qu’il baisa avec ferveur.

— Maman, dit Asile, m’entends tu ? Voici Pierre,

votre fils Pierre.

La mère ouvrit ses yeux dont le regard vague

cherchait quelqu’un et elle étendit la main.

— C’est votre fils, ma mère, dit St. Luc, en lui prenant la main dans les siennes et la baisant au front.

— Mon Pierre ! dit-elle d’une voix basse et faible…

tes sœurs ! puis elle ferma les yeux ; ses mains pressèrent une dernière fois le crucifix et sa belle âme consolée s’envola vers Dieu.

Un long silence s’ensuivit ; puis le docteur, qui

avait pris la main de la malade pour suivre les pulsations, fit signe à Henriette d’emmener ses cousines dans une autre chambre.

St. Luc et le médecin se mirent à genoux et récitèrent les prières des morts, que lisait tout haut la garde-malade.

St. Luc, qui était faible sous les émotions de bonheur, se montra fort et ferme devant le grand malheur qui venait de lui enlever une mère au moment où il la retrouvait. Il devenait le seul protecteur de deux orphelines.

— M. de St. Luc, lui dit le docteur Frémont en lui

tendant la main, vous avez perdu une mère, mais

vous avez trouvé deux sœurs : un ange de votre famille est monté au ciel, mais deux autres vous restent encore sur la terre.

St. Luc fit de la tête un signe d’assentiment ; il se pencha sur la figure inanimée de sa mère, et la tint longtemps embrassée.

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ÉPILOGUE.

Par une chaude nuit du mois de juillet 1842, trois

voyageurs étaient assis dans une de ces voitures, à

deux sièges, qui font le service des diligences dans les montagnes du Tyrol.

Le siège de derrière, était occupé par deux personnes, qu’à leurs costumes et leurs manières on

reconnaissait pour deux Anglais. L’un était un,

homme d’une cinquantaine d’années, grand, grave,

aux attraits distingués. Son compagnon, qui semblait à peu près du même âge, était petit, gros, gras ; avec le visage rouge, joufflu, jovial, malgré une certaine teinte de tristesse dans son regard. Le troisième voyageur, assis sur le siège de devant à côté du postillon, paraissait avoir une trentaine d’années. Son teint bruni, son œil noir, la coupe cantabrinne de son visage, tout annonçait le sang espagnol. Son front soucieux, traversé de rides précoces ; comme si des chagrins ou des remords les avaient creusées avant le temps, lui donnait un air de mélancolie qui contrastait étrangement avec la fierté de son regard et le feu de ses prunelles. Il était silencieux et pensif, écoutant les mille bruits confus, indéfinissables de la vie universelle, au moment où elle se réveille dans l’immensité des solitudes des montagnes du Tyrol, au flanc desquelles circulait la route que suivait la diligence, à quelques lieues en deçà de Pirarelia, où l’on espérait arriver avant les grandes chaleurs de la journée.

Le jour n’était pas levé, mais il ne devait pas tarder à paraître bientôt. L’atmosphère, qui avait été lourd, commençait à se rafraîchir ; les feuilles des arbres commençaient à faire entendre leur frémissement sous le souffle embaumé de la brise, qui apportait par bouffées les émanations de la forêt.

Les deux petits chevaux haletaient en montant la

côte rapide et sablonneuse ; le postillon sifflait ses chevaux, et pour les encourager, faisait claquer son immense fouet tyrolien. Des oiseaux effarouchés s’envolaient sous le feuillage. Bientôt on entendit le cri de la grive matinale qui, au loin, sur la pointe de la flèche d’un sapin, au haut du coteau, saluait l’approche de l’aurore, et s’écriait, aurait-on dit : « Ah ! oui… là-bas ! tout là-bas, voilà le jour ! je le vois ; il luit, il luit. »

En effet c’était l’aurore, dans l’orient, empourprant l’horizon. Le spectacle du lever du soleil, vu du sommet de quelques-unes des crêtes des montagnes du Tyrol, est bien ce qu’il y a de plus enchanteur, surtout à quelques lieues de Pirarelia. La nature est si grandiose dans ces montagnes ; les arbres gigantesques dont le profil se dessine si largement sur l’horizon au loin, bien loin dans les collines voisines ; le bruit du torrent au fond d’un ravin qui mêle sa profonde voix aux mille bruits qui s’échappent de toutes parts de la forêt ; le gazouillis joyeux

des oiseaux qui saluent le lever de l’aurore, le bourdonnement des insectes, les cris effrayés de quelques écureuils qui grimpent aux arbres, courent sur les feuilles et, blottis l’un derrière une branche, l’autre dedans un trou, épient avec leurs petits yeux noirs, ronds, à fleur de tête, la voiture qui passe et le postillon qui siffle ; tout semble, à cette heure, mêler sa voix en un immense concert, pour célébrer l’apparition de la lumière et le réveil de la nature sortant rafraîchie de son bain de rosée, dont elle secoue les perles aux premiers rayons du soleil.

— C’est beau, n’est-ce pas ? dit le postillon à son

voisin.

Celui-ci ne répondit que par un signe de tête, absorbé qu’il paraissait être dans la contemplation de l’immense panorama qui se déroulait graduellement à ses yeux. Le spectacle qui s’offrait à sa vue n’était pourtant pas ce qui l’occupait exclusivement ; deux fois il avait tressailli, en entendant quelques mots de la conversation des deux voyageurs anglais.

— Qui aurait dit, Sir Arthur, que nous nous rencontrerions dans les montagnes du Tyrol, quand nous nous sommes quittés, il y a cinq ans, à Matance ? Vous, vous partiez à bord du Zéphyr, avec le capitaine de St. Luc ; et moi, hélas ! je restais à mon poste où les devoirs du consulat me retenaient. J’ai été bien éprouvé, et de bien cuisants chagrins ont fait blanchir ma vieille tête. Ah ! Sir Arthur, si vous saviez tout ce que j’ai éprouvé d’angoisses ! Mais n’en parlons plus. Vous avez été bien heureux, vous, d’avoir marié votre fille à M. de St. Luc. J’ai appris qu’il était millionnaire et l’un des hommes les plus charmants que l’on puisse voir, comme me disait ma

pauvre Sara,

— Oui, mon cher M. Thornbull.

À ce nom de Thornbull, l’Espagnol tressaillit et

prêta plus d’attention.

— Oui, continua-t-il, je suis bien heureux en effet ; et depuis deux ans que ma chère Clarisse est mariée, elle n’a éprouvé que des jours de bonheur. M. de St. Luc l’aime comme aux premiers jours ; et la naissance d’un bel enfant est venue, au bout d’un an de mariage, couronner leur félicité. J’ai hâte d’arriver à Pirarelia pour les voir et les embrasser, ainsi que leurs jolies sœurs Asile et Hermine.

— Asile et Hermine ! Tiens ! je ne savais pas. Ah !

je suppose qu’elles sont les sœurs de M. de St. Luc ?

— Justement. Ce sont deux gentilles Canadiennes,

dont l’une, Asile, a épousé un jeune officier autrichien appelé Nogachn Dwirlfi, dont le régiment est actuellement en garnison à Pirarelia. C’est chez lui que je dois me rendre. N’arrêterez-vous pas à Pirarelia pour voir Clarisse ?

— Impossible, Sir Arthur, pour aujourd’hui ; il faut que je me rende au plus tôt à Skama ; c’est

aujourd’hui le 14, j’aurais du y être hier, et je crains bien de ne pouvoir arriver avant la nuit.

— M. de St. Luc serait si content de vous voir, et Clarisse serait si heureuse. Et je crois, M. Thornbull, que vous devez bien un peu de reconnaissance à M. de St. Luc, pour l’aide qu’il m’a fourni pour délivrer votre fille des mains de ce scélérat de pirate, Cabrera.

— Sans doute que je lui dois des remercîments, et

je les lui présenterai après-demain ; je reviendrai

tout exprès de Skama, où il est de la plus urgente

nécessité que je me rende de suite. Vous direz bien

des choses pour moi à M. de St. Luc, en attendant.

— Vous savez que s’il n’avait pas été la victime

d’un infâme complot ourdi par un certain docteur

Rivard, à la Nouvelle-Orléans, M. de St. Luc voulait aller à la poursuite de ce Cabrera.

— Je le sais, je le sais. Ah ! c’était affreux, mais il en a bien été puni, ce docteur Rivard.

— Ah ! je ne savais pas ; Comment ça ?

— Il y a deux ans, étant à la Nouvelle-Orléans, je

me promenais un jour en compagnie du consul, et

je remarquai assis sur les marches de la cathédrale, un mendiant, horriblement défiguré et aveugle ; tout son visage était couturé et couvert d’escarres laissées par le feu. — Avez-vous entendu parler du Dr. Rivard, me dit mon compagnon ; c’est lui. Un incendie a détruit toutes ses propriétés ; il était riche, et il est mendiant. L’explosion d’une bouteille de compositions chimiques dans son laboratoire, lors de l’incendie, lui a brûlé les yeux et la figure. Il aurait péri sous les décombres brûlants de sa maison, s’il n’en eut été sauvé par les efforts surhumains d’un pauvre petit idiot, qui aujourd’hui encore le nourrit des

aumônes qu’on lui fait ; car l’aveugle inspire autant de dégoût que d’horreur pour les infamies que l’on a découvertes sur son compte, depuis son accident qui est considéré comme un juste châtiment du ciel.

— En effet, c’est un juste châtiment, reprit Sir Arthur Gosford ; et je voudrais que l’infâme Cabrera, au lieu d’avoir été tué par la balle de la carabine de Trim, eut éprouvé un sort pareil.

— Ah ! détrompez-vous, Sir Arthur, reprit avec

vivacité M. Thornbull, ce Cabrera était un grand

coupable, mais il n’était pas infâme. Il n’a pas été tué, mais il vit ; et il n’est plus un pirate, c’est lui qui a purgé les eaux de Cuba des pirates qui l’infestaient. Il a été gracié par les autorités de Cuba, parcequ’il avait mérité son pardon. Non-seulement il a été pardonné à Cuba, mais, en Espagne, le jugement qui l’avait condamné pour meurtre par coutumace, a été révisé sur preuve que son adversaire avait été loyalement tué en duel, et il a été réintégré dans sa fortune et son rang de comte de Miolis, dont il héritait, son père étant mort. L’enlèvement de mon enfant était un crime sans doute, mais il m’en a fait demander pardon, après avoir été réintégré, et a sollicité la main de ma fille, qui m’avait assuré elle-même qu’il l’avait respectée aussi religieusement que si elle eut été sa sœur.

— Ah ! c’est différent, et que lui avez-vous dit quand vous l’avez vu ?

— Je ne l’ai jamais vu. Je l’ai beaucoup cherché,

mais n’ai pu le rencontrer. Il m’écrivit d’Espagne

pour obtenir son pardon ; je ne pus oublier qu’il

avait une fois sauvé la vie de mon enfant, et je lui pardonnai. Quelques mois après, il me fit part du jugement qui le réintégrait dans sa fortune et son rang, et me demanda en même temps la main de ma

fille. Je n’aurais pas eu d’objection pourvu que Sara y eut consenti. Hélas ! pauvre enfant, elle n’était plus à Cuba ; elle était entrée dans un couvent pour se faire religieuse. Je l’écrivis au comte de Miolis ; je ne sais s’il a reçu ma lettre, je n’en ai pas entendu parler depuis.

— Prenez donc garde, dit le postillon, en s’adressant à son voisin, vous m’écrasez le pied sous le talon de vos bottes.

Peu de temps après, ou arrivait aux premières

maisons de Pirarelia ; le postillon sonna du portevoix, et fit claquer son fouet d’une manière formidable.

— Nous voici à l’hôtel du village où vous voulez

descendre, dit-il, en se tournant vers Sir Arthur.

Quand les malles de Sir Arthur eurent été descendues, celui-ci voulut encore insister pour que M. Thombull restât passer quelque temps à Pirarelia.

— Je ne voulais pas encore vous dire la raison qui

me force à me rendre sans retard à Skama ; mais

afin que vous n’ayez plus de raison d’insister, je dois vous annoncer que ma fille est au couvent de la Rédemption ; elle doit prononcer ses vœux demain

matin à huit heures. À sept heures ce soir, avec les portes du couvent, se ferment aussi les portes du monde pour mon enfant. Il ne sera plus permis à

aucune personne du dehors de lui parler, les règles

sont strictes à cet égard. Je sais que je n’y arriverai pas à temps ce soir, mais j’espère que demain matin on laissera un père voir son enfant pour une dernière fois. Vous pouvez donner ces explications à M. de St. Luc.

Le voyageur espagnol, qui avait entendu ce que

venait de dire M. Thornbull, tressaillit vivement ; il regarda à sa montre, sauta lestement à terre, et

s’approchant du postillon qui faisait boire ses chevaux, il lui demanda s’il devait conduire la diligence jusqu’à Skama.

— Oui, répondit ce dernier, en regardant d’un air

étonné ce silencieux voyageur qui parlait avec

animation.

— À quelle heure pouvez-vous y arriver ?

— Pas avant le milieu de la nuit prochaine ; les

côtes sont longues et fatigantes.

— Quelle est la distance ?

— Quinze bonnes lieues.

— Combien de relais d’ici là ?

— Deux sans compter celui-ci.

— Puis-je me procurer des chevaux assez vigoureux

pour que je m’y rende à cheval avant cinq heures

cet après-midi. Voici vingt francs, ajouta-t-il en

lui mettant une pièce d’or dans la main, si vous

pouvez me faire avoir des chevaux convenables pour

que je fasse le trajet à temps, je vous donnerai encore une semblable somme à Skama.

— C’est bien, dit le postillon en mettant la pièce

dans sa poche après l’avoir examinée. À un petit

quart de lieue d’ici nous allons changer de chevaux, je vous procurerai ce que vous désirez et je vous ferai donner un papier pour que vous puissiez avoir ce que vous désirez aux autres relais.

Pendant qu’on préparait un vigoureux cheval au

cavalier espagnol, celui-ci prenait un léger déjeuner.

Avant de monter en selle, il écrivit quelques mots

sur un papier, qu’il plia et cacheta, puis le donna au postillon en lui recommandant de ne le remettre à M. Thornbull qu’une heure après son départ.

À quelque distance du village de Skama, perdu

presque au milieu de la solitude des montagnes, se

trouvait le couvent des sœurs de la Rédemption ;

ordre cloîtré, dont la règle austère et la discipline sévère lui avait donné un caractère de sainteté, qui avait étendu sa réputation, justement méritée, dans tout le pays.

Après avoir parcouru un sentier sombre sous la

voûte des grands arbres de la forêt, en arrière de

Skama, on arrivait, au bout d’une dizaine de minutes de marche, au pied d’une colline, d’où l’on apercevait sur le sommet en haut, très-haut, une masse grise, sombre, droite et longue : c’était la façade du couvent et son mur d’enceinte.

Le couvent et ses dépendances occupaient un terrain

spacieux. Un mur de pierre de quinze pieds de haut l’enceignait de trois côtés, l’arrière se trouvant

naturellement protégé par le flanc d’un rocher,

coupé à pic, qui s’élevait à plus de trente pieds et qui le surplombait. Rien de froid, rien de triste, de désolé comme la vue de cette demeure aperçue du pied de la colline.

L’intérieur de l’enclos offrait néanmoins un contraste bien frappant à part les sombres et massifs édifices ; des cours spacieuses, un vaste jardin, puis au bout du jardin une belle allée, sablée, ratissée, large, sous une voûte continue d’arbres au feuillage touffu, s’étendait jusqu’au fond de l’enclos et se perdait en diverses petites allées dans un frais bosquet au pied du rocher. Une source vive, limpide comme du cristal, s’échappait du pied de ce rocher, coulait, d’abord paresseuse, dans un lit de mousse sur un terrain uni ; puis courait en serpentant dans le bosquet ; puis, arrivée à une pente plus rapide, galoppait en riant sur un fond de sable fin couvert de petits cailloux blancs, formant ça et là de petites

cascades, où venaient boire les oiseaux du bocage, les ailes frémissantes et étendues sur l’écume rafraîchissante. Sous les arbres, de vertes pelouses, des gazons fleuris entretenus avec soin, invitaient au silence, à la contemplation ou à la rêverie.

Cet endroit paraissait bien beau, bien frais, bien

délicieux pour des religieuses dont la vie était,

disait-on, si austère ! Soyez tranquille, cette allée et ce bosquet étaient réservés aux novices, pour les heures de récréation ou les jours de congé.

Il était six heures du soir ; les grandes ombres des pins enveloppaient le bocage dans une demie obscurité. Au pied d’un arbre, sur l’herbe fraîche, était assise une jeune fille, belle et blonde ; elle tenait à la main une rose qu’elle effeuillait d’un air distrait, jetant les pétales détachées dans l’onde du ruisseau.

Quelle est donc cette étrangère ? elle n’a pas le

costume des religieuses, pas même celui des novices. Ses vêtements sont plutôt ceux du monde que ceux d’une maison du Seigneur ; ses cheveux en boucles retombent sur ses épaules, une fleur solidaire est attachée à son corsage, ses petits pieds sont chaussés de souliers de cuir verni. Cependant elle paraît triste, son regard mélancolique suit les feuilles de sa rose qu’emporte le courant, pour aller bientôt

s’engloutir dans le gouffre du torrent qui mugit au

pied de la montage. A-t-elle un regret, ou pense-t-elle à la nuit du tombeau dans laquelle doit s’ensevelir pour toujours son existence de jeune fille ? Encore une heure, une seule heure de vie dans le monde ! il est six heures, à sept heures les portes de la vie doivent se fermer sur sa jeunesse pour l’enfoncer dans les rigueurs du cloître. Cette jeune fille, c’est une novice au dernier jour de sa probation ; ce jour, pour la dernière fois elle revêt les parures du siècle, pour ne plus les revoir jamais. Ce dernier jour est pour elle comme un jour de fête ; c’est pourquoi

elle n’a pas suivi ses compagnes, quand la cloche a sonné six heures ; il lui est permis de donner

la dernière heure au plaisir, si elle le veut ; à la solitude si elle le préfère ; à la rêverie et à la réflexion, si elle s’y sent entraînée. Toute la journée jusqu’à sept heures, il lui est permis de recevoir, au parloir, les visites que ses parents ou ses amis désirent jui faire, pendant qu’elle est encore de ce monde.

Mais à sept heures, elle mourra pour le monde et ne

vivra plus que pour Dieu !

Ne lui reprochons pas cette journée de liberté ;

elle n’a pas bien longtemps à en jouir. Elle, pauvre étrangère, nul parent n’est venu lui faire visite ; pas un ami n’est venu lui dire adieu, ou lui souhaiter un bon voyage dans le long pèlerinage qu’elle entreprend si jeune, pour se rendre au calvaire, où mourut par amour pour l’humanité notre Sauveur Jésus-Christ.

Quand elle eut effeuillé sa rose, elle demeura quelques instants pensive ; puis elle tira de la poche de sa robe un petit cahier recouvert en maroquin rouge. C’était son journal. Elle le regarda d’un air plein de mélancolie, laissa échapper un soupir, puis, l’ouvrant, elle en détacha un feuillet, le déchira sans le lire et en jeta les morceaux dans l’onde fugitive. Elle en déchira ainsi plusieurs feuillets, puis elle suivit des yeux ces petits morceaux de papiers qui,

doucement entraînés, semblaient, sous l’impulsion

du courant qui les agitait, saluer la jeune fille et lui dire un dernier, un éternel adieu. Elle laissa échapper encore un soupir ; sa main cessa d’arracher les feuillets ; elle resta immobile, la vue fixée sur son petit cahier ; les larmes, qui voilaient ses paupières, l’empêchaient de voir, mais pourtant elle lisait ; était-ce de souvenir, était-ce avec les yeux de l’âme ?

Peut-être est-ce une indiscrétion que de jeter un

regard sur ces pensées intimes, sur ces secrets du

cœur de la sainte enfant qui, en ce moment, les ignorait peut-être elle-même, ou du moins cherchait à les oublier en en détruisant ces feuillets, muets dépositaires.

«…Oh ! mon Dieu, avait-elle écrit, vous savez avec quelle soumission j’ai fait le sacrifice de ma vie ; et si vous permettez que je garde au fond de mon

cœur un amour si profond, que ni le temps, ni les

larmes, ni la prière, ni le jeûne n’ont pu l’effacer, pour celui qui sauva mes jours, c’est que cet amour ne vous est pas désagréable… Oh ! Antonio, comme je t’ai aimé, comme je t’aime encore, comme je t’aimerai toujours ! Je n’espère plus te voir ; bientôt je ne serai plus de ce monde. Je ne sais si tu vis encore ; depuis deux ans je n’ai pas eu de nouvelles de ma famille. Mon père même ne m’a pas écrit depuis deux ans que j’ai reçu sa dernière lettre. Il m’écrivait que mon Antonio avait été réhabilité parmi les grands de l’Espagne, auxquels il appartenait par son rang et sa fortune. J’ai eu alors un doux espoir de

le revoir, mais je ne l’ai point revu. Peut-être m’at-il oublié. Oh ! mon Dieu, peut-être en aime-t-il une autre ! Qu’est-ce que je dis ? ma raison s’égare : pourquoi ne pourrait-il pas en aimer une autre ? Dois-je être égoïste ? Ce n’est pas pour moi que je l’aime, c’est pour lui, lui mon sauveur. M’est-ce pas parce que je l’aime pour lui seul, que je veux faire abnégation de tout au monde pour pouvoir prier pour lui, et offrir au ciel le sacrifice de ma jeunesse et de ma vie pour son bonheur éternel ? »

Ces feuillets, elle les déchira comme les autres, et quand elle les eut tous détruits et jeté à l’eau, elle se mit à pleurer.

En ce moment elle entendit la cloche du couvent

sonner. Quoi ! dit-elle, déjà sept heures ! Elle prit la fleur attachée à son corsage, la porta à ses lèvres, puis la déposa au pied de l’arbre et se leva pour regagner le couvent à pas lents. — Oh ! mon Dieu, se disait elle, mon sacrifice est fait ; si je ne l’aimais pas je n’aurais pas de mérite à abandonner le monde, ce monde qui m’abandonne : pas une amie, pas un parent n’est venu me voir aujourd’hui. Mon père, oh ! mon père, vous aussi vous m’avez abandonnée, et pourtant je vous ai écrit pour vous annoncer le jour de ma profession et vous prier de venir. Toute la journée je vous ai attendu, à chaque instant j’espérais être appelée au parloir. Mais il est sept heures ! Quand vous-même viendriez, il est maintenant trop tard. Je marche vers le couvent ; quelques pas encore, et j’entrerai dans ma tombe ; quelques instants de plus, et je serai morte, morte pour lui, pour vous, pour tout le monde ! Que la sainte volonté de Dieu soit faite ! Ainsi soit-il.

L’atmosphère était lourd, de gros nuages sombres couvraient le ciel. Dans les montagnes du Tyrol un orage ne met pas beaucoup de temps à se former ; et le tonnerre, répercuté par l’écho des montagnes, est quelquefois terrifiant. Elle hâta le pas, bientôt elle vit accourir au devant d’elle une des novices.

— Venez vite, lui dit celle-ci aussitôt qu’elle fut à la portée de la voix ; quelqu’un vous demande au

parloir.

— Au parloir ! mais il est sept heures sonnées !

— Pas encore ; ce n’est que la demie de six que

vous avez dû entendre. Mais venez vite, il n’y a plus qu’un quart d’heure.

— Mon père ! pensa-t-elle et se parlant tout haut à

elle-même.

— Non, répondit la novice ; mais quelqu’un qui dit

venir de sa part.

Et toutes deux hâtèrent le pas. Arrivées au couvent, la prieure, vieille religieuse à la figure sévère, fit signe à la novice de s’éloigner, et s’adressant à celle que l’on faisait demander au parloir, lui dit :

— Le quart d’heure est sonné, vous savez qu’il ne

vous est plus permis d’aller au parloir ; vous n’appartenez plus au monde depuis la demie de six ;

jusqu’à sept heures, cependant, vous pouvez, en ma

compagnie, voir et parler encore aux personnes du

dehors, à travers la grille du guichet, pourvu que ce soit pour affaire indispensables. Si vous le désirez, j’irai parler à cette personne pour vous, afin que vous ne soyez pas distraite des pensées qui doivent vous occuper exclusivement pour vous préparer à l’heure qui approche.

— Ma mère, c’est quelqu’un qui vient au nom de

mon père !

— C’est bien ! vous pouvez venir, la règle le permet.

Dans le parloir, un cavalier couvert de poussière,

marchait avec impatience, faisant retentir sur les

dalles de la salle ses éperons ensanglantés. Il regardait à sa montre, puis à la porte en chêne, forte, épaisse, noire qui communiquait avec l’intérieur du monastère. Il entendit des pas dans le corridor ; il s’approchât en tremblant malgré lui sous le poids de son émotion, il ôta son chapeau et essuya de son mouchoir blanc la sueur qui ruisselait sur son visage.

En ce moment, au lieu de la porte qu’il s’attendait

à voir ouvrir, une plaque de fer coula entre deux

rainures verticales et lui laissa voir, à travers la grille du guichet, à quelques pas en arrière, une religieuse grande, grave, sèche, tenant une jeune fille par la main. C’était elle ! Toutes deux tenaient la vue baissée.

— Sara ! cria-t-il en espagnol d’une voix presque

suffoquée par l’émotion, enfin je vous retrouve !

À ce son de voix trop bien connu, une pâleur subite envahit les traits de la jeune novice, un frisson

courut dans ses veines, puis s’élançant, les bras tendus, vers la grille, elle s’écria « Antonio ! »

La prieure, étonnée, la saisit par sa robe et lui dit :

— Mais que fais-tu donc là, mon enfant ?

Revenue de son trouble, et, son agitation un peu

calmée, elle répondit :

— C’est mon frère.

— Tu n’as plus de frère maintenant !

— Mon frère en Jésus-Christ, ma mère !… ne puis-je

lui parler ?

— Sans doute, mon enfant ; mais avec calme, parler

de manière à ce que je vous comprenne.

— Il ne parle pas l’allemand, ma mère ; je vous

traduirai ce qu’il dira.

Puis se tournant vers le visiteur, elle fit un violent effort et ayant réussi à surmonter son émotion, elle lui dit : — Ma mère ne comprend pas l’anglais, je dois lui traduire ce que vous me direz dans cette langue.

— Sara ! oh ! Sara, comme je vous retrouve après

cinq ans d’absence ! Quelle froideur !

— Monsieur, Reprit-elle, je ne sais ce que vous

voulez dire ; apprenez que je n’appartiens plus au

monde. Pourquoi êtes-vous venu demander à me

voir en ce lieu, où tout appartient au Seigneur ?

— Vous voulez renoncer au monde, je le sais ; mais

je sais aussi que vous n’avez pas encore prononcé

vos vœux, que ce n’est que demain à huit heures que

le sacrifice sera consommé ; et c’était pour vous voir, pour vous parler avant que cette heure fatale ne fut arrivée, pour vous dire que depuis deux ans que je

vous cherche partout. J’ai visité tous les couvents

de votre patrie, de la France, de l’Espagne ; vous

demandant à toutes les portes des monastères, et ne

vous trouvant pas. Ah ! Sara, ayez pitié de moi !

— Pourquoi me cherchiez-vous, monsieur ?

— Pour vous demander pardon, comme je l’ai obtenu de votre père ; pour vous supplier de ne pas me conserver de haine ou de mépris ; pour que vous

me disiez de votre bouche que vous ne me maudissez

pas.

— Est-ce que Jésus-Ghrist n’a pas pardonné à ses

persécuteurs ?

— Vous me pardonnez donc ?

— Jésus-Christ n’a-t-il pas prié son Père de leur

faire grâce en sa faveur, parcequ’ils ne savaient ce qu’ils faisaient.

— Oh ! si tu savais, reprit Cabrera, avec éclat dans sa voix, ne pouvant plus réprimer l’exaltation de sa parole, les jours d’angoisse que j’ai passés ; si tu savais les nuits d’insomnie pendant lesquelles l’horreur de mon crime me torturait, tu me pardonnerais à cause de tant de douleurs, et non pas seulement par devoir de religion ; mon crime, c’était parce que je t’avais trop aimé. Pour toi, j’ai renoncé à ma vie de corsaire, qui me faisait horreur ; je voulais te le dire.

— Je l’ai su.

— Pour toi, j’ai obtenu mon pardon.

— Je le sais ; mais pourquoi me dire tout cela ? continua-t-elle d’une voix faible et émue.

— Pour toi, j’ai obtenu que l’on révisât en Espagne

un jugement injuste, qui m’avait lancé dans une carrière criminelle. J’ai été réintégré dans ma

fortune et dans le rang de mes pères, savais-tu cela ?

— Que te dit-il, mon enfant ? demanda la prieure

qui se tenait, droite et immobile, un peu de côté.

— Il me parle de mon père, ma mère.

La religieuse lui fit signe de continuer.

— Sais-tu pourquoi encore je t’ai cherchée partout ? C’était pour t’offrir et ce rang et cette fortune en expiation de ma faute. Je t’aime ; Ah ! je t’aime. Ce n’est plus Cabrera, c’est le comte de Miolis qui demande ta main.

Pendant qu’il disait ces paroles, dont le ton ne

permettait pas à Sara de douter de la vérité, elle

sentit tout son sang refluer vers son cœur ; puis par un suprême effort elle se jeta dans les bras de la prieure, et lui dit :

— Ma mère, je vous ai menti ! cet homme n’est pas

mon frère, c’est mon fiancé ! il ne me parlait pas de mon père, il me parlait d’amour.

— Je le savais, mon enfant, répondit tranquillement

la religieuse ; je comprends l’anglais ; mais je

voulais t’éprouver, et voir si Dieu parlerait à ton

cœur, plus fort que l’amour humain. Tiens, écoute,

continua-t-elle en élevant un doigt.

En ce moment un éclair immense éclaira vivement

l’intérieur du parloir et du corridor, et un coup de tonnerre ébranla les murs du monastère.

— C’est la voix de Dieu, mon enfant, dit la religieuse.

— Je le sais, ma mère. Dieu aussi me dit d’aimer

cet homme et je l’aime ! mais je ne puis le lui dire. La règle de ce couvent est inexorable !… je ne saurais m’y soustraire, quand je le voudrais !… mon père seul pourrait m’y autoriser, et je ne le verrai jamais !

L’horloge du couvent se mit à sonner les premiers

coups de sept heures. Elle tressaillit, et s’arrachant des bras de la pieure elle fit un pas vers la grille.

— Comte de Miolis, dit-elle avec exaltation, il est

trop tard !… tout est fini, entendez-vous sonner ?

Adieu, adieu, je vous aime !… Au revoir, dans le

ciel !

Cet effort était trop pour la pauvre enfant ; elle

n’avait pu parler qu’avec des sanglots dans la voix, et elle tomba sans connaissance au moment où la plaque de fer, mue par un ressort caché, fermait le guichet.

Le comte de Miolis connaissait trop bien l’inutilité de rester au couvent pour y tenter des efforts inutiles ; il sortit, remonta à cheval et se rendit à l’auberge où devait arriver la diligence.

Quand M. Thornbull descendit, il était près de

minuit ; le comte de Miolis l’attendait, il l’invita à passer dans une salle voisine. Après s’être fait connaître il lui raconta tout ce qui était arrivé au monastère et l’aveu que Sara lui avait fait de son amour. Le comte réitéra son offre de prendre Sara pour épouse, si le père voulait bien y donner son consentement.

Les offres furent acceptées. Il fut convenu que

M. Thornbull ferait les démarches nécessaires pour

obtenir la sortie de sa fille ; ce qui ne fut pas fort difficile, la jeune novice n’ayant point encore prononcé ses vœux.

Deux mois après, elle était devenue la femme du

Comte de Miolis.

fin.

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